Très loin du renouveau proclamé depuis l’élection du président Macron, la politique migratoire du gouvernement Philippe se place dans une triste continuité avec celles qui l’ont précédée tout en franchissant de nouvelles lignes rouges qui auraient relevé de l’inimaginable il y a encore quelques années. Si, en 1996, la France s’émouvait de l’irruption de policiers dans une église pour déloger les grévistes migrant·e·s, que de pas franchis depuis: accès à l’eau et distributions de nourriture empêchées, tentes tailladées et couvertures jetées, familles traquées jusque dans les centres d’hébergement d’urgence en violation du principe fondamental de l’inconditionnalité du secours.
La loi sur l’immigration que le gouvernement prépare marque l’emballement de ce processus répressif en proposant d’allonger les délais de rétention administrative, de généraliser les assignations à résidence, d’augmenter les expulsions et de durcir l’application du règlement de Dublin, de restreindre les conditions d’accès à certains titres de séjour, ou de supprimer la garantie d’un recours suspensif pour certain.e.s demandeur·e·s d’asile. Au-delà de leur apparente diversité, ces mesures reposent sur une seule et même idée, jamais démontrée et toujours assénée, de la migration comme «problème».

Des idées reçues bien tenaces

Cela fait pourtant plusieurs décennies que les chercheurs spécialisés sur les migrations, toutes disciplines scientifiques confondues, montrent que cette vision est largement erronée. Contrairement aux idées reçues, il n’y a pas eu d’augmentation drastique des migrations durant les dernières décennies. Les flux en valeur absolue ont certes augmenté mais le nombre relatif de migrant·e·s par rapport à la population mondiale stagne à 3% et est le même qu’au début du XXe siècle. Dans l’Union Européenne, après le pic de 2015, qui n’a par ailleurs pas concerné la France, le nombre des arrivées à déjà chuté. Sans compter les «sorties» jamais intégrées aux analyses statistiques et pourtant loin d’être négligeables. Et si la demande d’asile a connu, en France, une augmentation récente, elle est loin d’être démesurée au regard d’autres périodes historiques. Au final, la mal nommée «crise migratoire» européenne est bien davantage une crise institutionnelle, une crise de la solidarité et de l’hospitalité, qu’une crise des flux. Car ce qui est inédit dans la période actuelle c’est bien davantage l’accentuation des dispositifs répressifs que l’augmentation de la proportion des arrivées.

 
La menace que représenteraient les migrant·e·s pour le marché du travail est tout autant exagérée. Une abondance de travaux montre depuis longtemps que la migration constitue un apport à la fois économique et démographique dans le contexte des sociétés européennes vieillissantes, où de nombreux emplois sont délaissés par les nationaux. Les économistes répètent inlassablement qu’il n’y a pas de corrélation avérée entre immigration et chômage car le marché du travail n’est pas un gâteau à taille fixe et indépendante du nombre de convives. Ils s’échinent à faire entendre qu’en Europe, les migrant·e·s ne coûtent pas plus qu’ils/elles ne contribuent aux finances publiques, auxquelles ils/elles participent davantage que les nationaux, du fait de la structure par âge de leur population.
Imaginons un instant une France sans migrant·e·s. L’image est vertigineuse tant leur place est importante dans nos existences et les secteurs vitaux de nos économies: auprès de nos familles, dans les domaines de la santé, de la recherche, de l’industrie, de la construction, des services aux personnes, etc. Et parce qu’en fait, les migrant·e·s, c’est nous : un·e Français.e sur quatre a au moins un·e parent·e ou un grand-parent immigré·e.

Les migrants ne sont pas des fardeaux !

En tant que chercheur·e·s, nous sommes stupéfait·e·s de voir les responsables politiques successifs asséner des contre-vérités puis jeter de l’huile sur le feu. Car loin de résoudre des problèmes fantasmés, les mesures que se sont empressées de prendre chaque nouvelle majorité, n’ont cessé d’en fabriquer de plus aigus. Les situations d’irrégularité et de précarité qui feraient des migrant·e·s des «fardeaux» sont précisément produites par nos politiques migratoires: la quasi absence de canaux légaux de migration (pourtant préconisés par les organismes internationaux les plus consensuels) oblige les migrant·e·s à dépenser des sommes considérables pour emprunter des voies illégales. Elle les dépossède des ressources financières nécessaires pour prendre place dans les sociétés d’arrivée. La vulnérabilité financière mais aussi physique et psychique produite par notre choix de verrouiller les frontières (et non par leur choix de migrer) est ensuite redoublée par d’autres pièces de nos réglementations: en obligeant les migrant·e·s à demeurer dans le premier pays d’entrée de l’UE, le règlement de Dublin les prive de leurs réseaux familiaux et communautaires, souvent situés dans d’autres pays européens et si précieux à leur insertion. A l’arrivée, nos lois sur l’accès au séjour et au travail les maintiennent, ou les font basculer, dans des situations de clandestinité et de dépendance. Enfin ces lois contribuent paradoxalement à rendre les migrations irréversibles: la précarité administrative des migrant·e·s les pousse souvent à renoncer à leurs projets de retour au pays par peur qu’ils ne soient définitifs. Les enquêtes montrent clairement que c’est l’absence de «papiers» qui empêche ces retours. Nos politiques migratoires fabriquent bien ce contre quoi elles prétendent lutter.
Contrairement à une idée largement répandue, les migrant·e·s ne sont pas «la misère du monde». Ce sont précisément nos choix politiques qui font basculer une partie d’entre eux/elles dans la misère. Comme ses prédécesseurs, le gouvernement signe donc aujourd’hui les conditions d’un échec programmé, autant en termes de pertes sociales, économiques et humaines, que d’inefficacité au regard de ses propres objectifs.
Imaginons une autre politique migratoire. Une politique migratoire enfin réaliste. Elle est possible, même sans les millions utilisés pour la rétention et l’expulsion des migrant·e·s (qui ne les empêchent par ailleurs pas de revenir), le verrouillage hautement technologique des frontières (qui ne les empêche pas de passer), le financement de patrouilles de police et de CRS (qui ne les empêche pas de résister), les sommes versées aux régimes autoritaires de tous bords pour qu’ils retiennent, reprennent ou enferment leurs migrant·e·s. Une politique d’accueil digne de ce nom, basée sur l’enrichissement mutuel et le respect de la dignité de l’autre coûterait certainement moins cher que la politique restrictive et destructrice que le gouvernement a choisi de renforcer encore un peu plus aujourd’hui. Quelle est donc sa rationalité: ignorance ou électoralisme?
Karen Akoka Maîtresse de conférence à l’Université Paris Nanterre et chercheuse à l’Institut des Sciences sociales du politique (ISP). , Camille Schmoll Maîtresse de conférence à l’Université Paris Diderot, membre de l’Institut universitaire de France et chercheuse à l’umr Géographie-cités.