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mercredi 14 février 2018

Au Maroc, l’interminable procès de la révolte du Rif



Par CHARLOTTE BOZONNET Casablanca, envoyée spéciale du Monde(extraits)

Dans la salle d’audience de la cour d’appel de Casablanca, on entend monter de loin la clameur des détenus arrivant de la prison. Elle finit par résonner haut et fort dans les couloirs du tribunal. Il faut attendre plusieurs minutes pour que les prisonniers, parqués dans un espace vitré, achèvent leur chant, poing levé : « Je jure de ne jamais trahir ma cause […] Vive le Rif ! Vive la patrie ! » Le président du tribunal, robe noire et col vert, assis sous les portraits de Hassan II et de Mohammed VI, égrène le nom des accusés.
(...)Jusqu’à vingt ans de prison
Après plusieurs mois de discussions sur la forme, les audiences sur le fond ont débuté vendredi 26 janvier. L’ambiance est électrique. Aux trois accusés – en liberté provisoire – qui comparaissent ce matin-là, on reproche leurs liens avec Nasser Zefzafi. Pour preuves, des photos sont diffusées sur les rétroprojecteurs. On y voit les jeunes Rifains, tout sourire, aux côtés de Zefzafi ou dans les manifestations. Le ton monte entre une des avocates de la défense et le président du tribunal. Les échanges fusent – et prêtent parfois à sourire : « Ça se voit qu’ils sont proches », « Evidemment, ce sont des amis d’enfance ». Ou encore : « Pourquoi ne pas brandir le drapeau du Maroc ? », « Je n’en avais pas à la maison »…
Une partie des accusés sont poursuivis pour des délits (outrage aux forces de l’ordre ou incitation à participer à une manifestation non autorisée) et risquent des condamnations allant jusqu’à cinq ans de prison ; les autres pour des crimes : atteinte à la sécurité intérieure de l’État, tentatives de sabotage, de meurtre et de pillage (un bâtiment et des véhicules de la police ont été incendiés pendant les manifestations) ou conspiration contre la sécurité intérieure. Les peines encourues sont alors beaucoup plus lourdes : jusqu’à dix voire vingt ans de prison et même, en théorie, la peine capitale (non appliquée par le Maroc depuis 1993).
« Tout cela est basé sur une théorie échafaudée par la police : ils auraient reçu de l’argent de séparatistes pour déstabiliser le pays. Les preuves présentées sont très contestables et nous le démontrerons : ce sont des jeunes qui sont attachés à l’unité de leur pays et veulent juste vivre dignement », martèle Me Nouaydi, qui défend notamment Fahim Ghattas. Sans diplôme universitaire, celui-ci était serveur au café Galaxy, fréquenté par les protestataires. Ses « crimes », selon l’avocat : avoir essayé de trouver un refuge pour Nasser Zefzafi quand celui-ci était poursuivi par la police, mais aussi avoir récolté de l’argent – quelque 500 dirhams (44 euros) – pour fabriquer des banderoles.

Grèves de la faim
Ce procès à Casablanca est un calvaire pour les familles de prisonniers, obligées de faire 1 100 km aller-retour pour voir leurs proches en prison : deux heures de parloir le mercredi, auxquelles s’ajoutent les deux à trois audiences par semaine. Dans la salle du tribunal, on s’envoie des baisers, on se demande des nouvelles en tentant de lire sur les lèvres. Une petite fille coiffée d’une longue tresse fait des coucous à travers la vitre. « Les premiers temps, la salle était pleine, là les bancs sont plus clairsemés », fait remarquer un journaliste marocain régulièrement présent aux audiences.
La famille de Mohamed Hak, 34 ans, propriétaire du café Galaxy, vit cela depuis des mois. Son frère et ses deux sœurs ne comprennent pas : « Il sortait manifester comme les autres, pour que les choses s’améliorent à Al-Hoceima, il a un diplôme de tourisme mais n’a jamais trouvé de travail. » Ils dénoncent la dureté des conditions de détention. Ces derniers mois, plusieurs prisonniers se sont mis en grève de la faim pour obtenir des améliorations : de l’eau chaude, plus de temps avec les familles, la possibilité d’acheter de la nourriture. « Ils ont le droit à quinze minutes de téléphone deux fois par semaine, et pour appeler un seul numéro », explique Fatiha, l’une des sœurs.
Les auditions vont se poursuivre encore des semaines. Une vingtaine d’accusés ont déjà comparu, les cas les plus lourds, dont celui de Nasser Zefzafi, passeront probablement en dernier. L’avocat des parties civiles, Me Al-Hosseini, affirme : « Ils s’expriment librement. Un inculpé, hier, a parlé presque deux heures. Ils peuvent parler de tout : de l’arrestation [plusieurs détenus ont déclaré avoir été passés à tabac], de l’enquête préliminaire, etc. On ne pourra pas être accusé de ne pas leur avoir donné la parole. » Du côté des familles, c’est la crainte qui domine. « Ce procès est une façon de faire un exemple, c’est aussi une guerre d’usure avec les détenus et leur famille », estime Me Nouaydi.

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