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vendredi 28 septembre 2018

Des occupants du Keelbeek aux transmigrants : de la déshumanisation à l’exclusion


Après l’évacuation, les policiers ont mis le feu
aux habitations, cabanes et matériel privé présents sur le terrain
photo Keelbeek Libre (facebook)
par Luk Vervaet

Le 19 septembre dernier, au procès contre l’expulsion des occupants du terrain de la nouvelle maxi-prison (le terrain de 20 ha du Keelbeek à Haren, Bruxelles), l’avocate du Keelbeek Libre a tout fait pour dénoncer l’illégalité de cette opération. Pour rappel, le 20 août, vers 7h00 du matin, les occupants du terrain du Keelbeek ont été évacués par une vingtaine de policiers. Après l’évacuation, ces policiers ont mis le feu aux habitations, cabanes et matériel privé présents sur le terrain. L’opération a eu lieu deux heures avant qu’un recours contre cette évacuation soit jugé par un tribunal.

Pour justifier l’expulsion et l’incendie, l’avocat de l’État a avancé deux arguments. 
D’abord, dit-il, il y a la propriété : le terrain du Keelbeek nous appartient. Voyez-vous, monsieur le juge, nous n’avons rien contre la liberté d’expression, les manifestations, les réunions… mais pas sur le terrain qui nous appartient. Qu’on le fasse ailleurs, à côté, mais pas chez nous. En d’autres termes, cause toujours, mais ne dérangez pas nos travaux. Qu’un poumon vert de Bruxelles sera bétonné, que ce terrain a été offert sur un plateau aux multinationales du consortium Cafasso pour y construire et gérer une maxi-prison pendant vingt-cinq ans, cela ne faisait naturellement pas partie de son discours. 

Sauvages errants

Mais c’est son deuxième argument qui m’a frappé le plus, celui de la déshumanisation.  « Monsieur le juge, nous avons essayé d’identifier les occupants, mais c’est impossible. Ils sont in identifiables. Ils n’ont pas d’adresse et l’adresse Keelbeek n’en est pas une. Ils ne vivent pas dans des maisons dignes de ce nom. Certains disent qu’ils n’ont d’autre logement que celui au Keelbeek, mais s’il s’agit de sans-abris, ils n’ont qu’à s’adresser aux services compétents pour SDF. Au Keelbeek, Ils vivent dans des baraques construites avec rien que des planches, dans une saleté absolue. Il n’y a pas d’eau courante. Ils utilisent des pots de toilettes posés sur le sol, où les excréments sont couverts avec de la sciure. »   Bref, même la santé publique imposerait une évacuation de ces sauvages errants. 
Comme le disait Raf après ce procès : « Ce sont deux mondes qui s’affrontent, un monde qui ne connaît que les toilettes avec de l’eau courante, de préférence avec de l’eau potable, et le monde d’en bas ». Et Valentine : « L’avocat a oublié de dire que toutes les habitations « dignes de ce nom » ont été détruites et brûlées lors de la première évacuation il y a juste trois ans, le lundi 21 septembre 2015. Depuis nous avons été obligé de nous contenter du minimum ». 

Le procès du 19 septembre était un fait divers comme il y en a des centaines chaque jour. Mais il est parlant, parce que, sans le savoir, l’avocat de l’État y résume bien le discours dominant dans l’air du temps. Mieux, il résume bien l’ADN des valeurs et des normes de nos sociétés capitalistes, basé sur la propriété (privée) et la déshumanisation de l’autre, suivie de son exclusion. 

SDF

Reprenons son exemple des SDF. À Bruxelles, comme dans toutes les grandes villes européennes, la pauvreté augmente, tout comme le nombre de mendiants et de SDF (1). 
Plus de 2600 Bruxellois étaient SDF en 2014, soit une hausse de 33% depuis 2010. 
Faute de politiques réduisant radicalement la pauvreté et les inégalités, faute de solutions pour l’habitat des personnes en précarité extrême, faute de moyens supplémentaires pour résoudre le problème, on assiste à toutes sortes de politiques d’éloignement et de refoulement, de manière ouverte ou cachée. Pour faire disparaître les indésirables et effacer leur visibilité gênante dans l’espace public, commercial, touristique. Ainsi, on dresse des grilles et des barrières aux endroits où ils ont l’habitude de dormir. On modifie les façades pour empêcher qu’ils s’installent devant, en plaçant des piques, des poteaux, des plans inclinés, etc. On les parque dans les services d’urgence des hôpitaux ou chez les pompiers pour s’en débarrasser pendant la nuit. On enlève les bancs dans les métros ou les parcs ou on remplace les bancs par des sièges où toute position couchée est impossible. 

Et puis, il leur reste toujours la prison, ce lieu d’exclusion par excellence, dont un bon nombre de personnes vivant dans la rue sortent déjà. Nous voilà de retour à la maxi-prison de Haren. Qui, elle, est précisément construite pour refouler et expulser les prisons de Saint-Gilles, Berkendael et Forest du centre-ville. La politique de construction des nouvelles prisons fait partie de « l’assainissement » de tout ce qui n’a pas sa place au sein de la communauté saine, libérant ainsi l’espace publique pour des grands projets immobiliers de luxe d’un côté et des travaux de construction sur un terrain bon marché de l’autre. 

Je pourrais continuer ma liste de bannissement de personnes exclues de notre humanité. Pourquoi le très populaire Tariq Ramadan ne jouit-il pas d’un soutien dans sa demande de bénéficier d’un traitement et d’un procès équitable, de la part de ces milliers de personnes qui l’ont adoré dans le passé ? Pourquoi une maman qui aimait son enfant, mais qui l’a tué dans une vague de folie, et qui se trouve depuis quelques années en prison et dans une prison psychiatrique, ne reçoit-elle plus la visite de personne ?    

Transmigrants 

Le terrain nous appartient et nous en interdisons l’accès aux déchets humains : cette philosophie s’applique de manière encore plus explicite dans le traitement des réfugiés : « Le pays est à nous, accès interdit aux réfugiés ».  


image mrax.be 
De la droite à la gauche, on a entendu un cri d’indignation absolue quand Theo Francken, pour faire place aux transmigrants, la priorité du moment, a libéré 200 personnes des centres de détention pour réfugiés. Parmi eux « 32 criminels ».  L’indignation ne portait pas sur le fait qu’on mettait les transmigrants en prison, mais sur le fait qu’on libère des réfugiés criminels. De quels crimes ces personnes étaient-elles accusées ? On n’en sait rien. Ces personnes criminelles n’avaient-elles pas déjà été punies, n’avaient-elles pas fait leur peine de prison, sans quoi ils ne pouvaient pas se trouver dans un centre pour réfugiés ? Pourquoi la question du délit peut-elle automatiquement être liée à la question de la nationalité, au statut de réfugié ou d’immigré ? Est-il normal qu’une personne ayant fait sa peine, soit automatiquement expulsée ? La réponse politique est unanime : oui ! 

Revenons à la nouvelle invention pour cataloguer les migrants : la catégorie des transmigrants, devenue le symbole des déchets humains dont on ne sait pas quoi faire, à part leur rendre la vie impossible. Là aussi, les politicien(ne)s de droite et de gauche nous disent que c’est un problème insoluble, qu’il n’y a pas d’autre solution que l’expulsion. Parce qu’ils ne veulent pas rester chez nous et parce qu’ils n’ont pas accès à l’Angleterre. 
Mais derrière ce mot de « transmigrants » se cachent les migrants tout court, dont on ne veut pas. Les réfugiés qui s’entassent dans les camps en Grèce ou en Italie, ceux et celles qui sont bloqués par Orban à la frontière hongroise, ne sont-ils pas tous des transmigrants ?  

Et si on commençait par accueillir les transmigrants comme des humains, par la régularisation de tous, au lieu de poursuivre leurs hébergeurs ?

Et si, dans les négociations sur le Brexit, on commençait par poser des conditions sur l’accueil des réfugiés à la très démocrate Teresa May ? Aujourd’hui, il est de bon ton de critiquer les fascistes au pouvoir en Italie qui refusent aux bateaux d’accoster, mais on ne s’attaque pas à la très démocrate Theresa May qui refuse l’accès à ces mêmes réfugiés. Au contraire, notre gouvernement va négocier avec la Grande-Bretagne pour envoyer des policiers anglais en Belgique, pour obtenir des investissements anglais pour la protection de nos ports et de nos parkings, en les transformant en camps et prisons.    

Tous ceux, de la droite à la gauche, qui disent que les problèmes de l’immigration doivent être résolus dans les pays d’origine ne font que répéter ce que Trump a dit dans son dernier discours à l’ONU. Ils mentent, parce qu’ils savent que ça ne se fera pas, s’ils ne plaident pas en même temps pour un renversement du système capitaliste mondial. 

Remplaçons la déshumanisation et l’exclusion par l’accueil des réfugiés et des immigrants, ce qui signifierait la reconnaissance de notre propre passé et de la misère de ceux d’en bas. Pour ne donner qu’un exemple : fuyant la misère, deux millions d’Européens ont émigré par le port d’Anvers vers les Etats-Unis entre 1873 et 1934.  

L’accueil des réfugiés signifierait aussi le rejet de notre passé honteux de colonialisme et de guerre. Pour ne citer que le génocide commis par la Belgique au Congo. 

En cette année de commémoration de la première guerre mondiale, souvenons-nous qu’un million trois cent mille belges ont fui la Belgique. Qu’en même temps, près de 280.000 soldats algériens, marocains et tunisiens ont été importés pour se battre sur le front des Flandres. Que 50.000 d’entre eux y ont laissé la vie. Qu’au même moment, 300.000 Egyptiens et 134.000 jeunes Chinois ont été importés pour travailler et remplacer les soldats belges, français ou anglais au front. 

Il ne faut pas enterrer l’Histoire sous les commémorations officielles, elle doit nous apprendre à vivre plus dignement aujourd’hui. 


              

(1) http://www.lastrada.brussels/portail/fr/ , http://inegalites.be/Bruxelles-chasse-misere?lang=fr   

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