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mercredi 14 novembre 2018

Pétain, bourreau en chef du peuple marocain du Rif








Après l’hommage rendu par le président Macron, le 7 novembre à Charleville-Mézières, à Pétain et à ses “qualités de soldat”, Alain Ruscio rappelle que ce dernier, entre Verdun et Vichy, fut également responsable de la mort de milliers de civils marocains dans le Rif, en 1925 et 1926.

En 1921, Mohammed ben Abdelkrim El-Khattabi, couramment appelé Abd el-Krim, un Rifain issu d’une grande famille, vivant dans la partie du Maroc sous contrôle de Madrid, lève l’étendard de la révolte contre le colonialisme espagnol. Puis, en avril 1925, la guerre se généralise. La France coloniale, qui occupe la plus grande partie du pays, mène une guerre impitoyable contre les insurgés. Cet épisode, connu sous le nom de “guerre du Rif”, sera un des premiers grands affrontements entre une population en armes et deux grandes puissances, préfiguration de toutes les guerres de libération nationale du siècle.
 
Mohamed ben Abdelkrim el-Khattabi en couverture du Times, 1925

Dans un premier temps, la guerre est menée, côté français, par le maréchal Hubert Lyautey, qui occupe depuis 1912 le poste de Résident général. Mais l’armée française piétine. Aux yeux du pouvoir politique parisien, Lyautey est un administrateur hors pair, mais a-t-il les qualités d’un guerrier impitoyable ? C’est alors que naît au sein du gouvernement dit du Cartel des gauches cette prodigieuse idée : faire appel à celui qu’on appelle le « vainqueur de Verdun ». Cette mission a également une signification diplomatique : la seule parade imaginable est de sceller un pacte avec les Espagnols, politique à laquelle Lyautey était hostile. C’est donc un gouvernement de gauche qui va entamer le processus de coopération avec l’une des premières dictatures d’extrême droite d’Europe (le général Miguel Primo de Rivera avait pris le pouvoir par un coup d’État en septembre 1923).
Fin juillet 1925, ont lieu de premiers entretiens Pétain-Primo de Rivera. C’est à cette occasion, semble-t-il, que Pétain rencontrera pour la première fois Francisco Franco, alors colonel et patron de la Bandera, la Légion espagnole. Les deux hommes avaient des convictions communes. Nul doute que cette rencontre scellera, sinon une amitié, du moins une complicité, qui se confirmera en mars 1939 quand, Franco devenu maître de l’Espagne, Pétain sera envoyé près de lui comme ambassadeur !
La presse conservatrice, qui critique discrètement Lyautey depuis le début de l’offensive d’Abd el-Krim, exprime son « soulagement » (Le Figaro, 17 juillet 1925). Le sens de la mission Pétain est net : « Il faut renforcer les effectifs, il faut de l’aviation, il faut intensifier notre action » (Le Petit Journal, 17 juillet 1925).


L’initiative concertée peut commencer : les Espagnols débarquent au nord (Alhucemas, 8 septembre 1925) pendant que les Français attaquent Abd el-Krim par le sud. Lors de l’hiver 1925-1926, le territoire d’Abd el-Krim fait désormais figure de forteresse assiégée.
Comme il l’avait promis, Pétain mène une guerre de grande envergure. Le gouvernement lui a accordé les moyens demandés. Alors qu’en juillet, Lyautey n’avait obtenu que deux bataillons de renforts, le nouveau commandant en chef en obtient trente-six ! Début 1926, la guerre prend une autre dimension. Les Français alignent quarante-huit bataillons, dix-sept batteries, deux compagnies de chars et trois escadrilles d’avions. Les armes chimiques font désormais partie de l’arsenal français. Comme l’écrira, presque au terme des combats, le général Niessel, Inspecteur général de l’aéronautique : « Nous exécutons sur le front nord du Maroc de véritables opérations de guerre » (Revue de Paris, 1er février 1926).
L’offensive finale est déclenchée le 8 mai 1926. Finalement, face à la supériorité mécanique des armées française et espagnole, Abd el-Krim se soumet, le 26 mai. La presse conservatrice exulte : « La fin de l’aventure marocaine. Abd el-Krim s’est rendu. Il s’est réfugié dans nos lignes » (Le Figaro, 27 mai)…
Si l’armée espagnole a subi lors de cette guerre de lourdes pertes (13 000 à 19 000 morts), si l’armée française a vu 12 000 hommes mourir (dont 9 000 auxiliaires marocains, algériens, sénégalais ou présentés comme tels), on ne connaît pas les chiffres des pertes rifaines. Certaines sources, invérifiables, évoquent la mort de 100 000 personnes. Mais, au sein de cette masse, combien de combattants ? Et combien de civils morts sous les bombardements de l’armée de la République française ? Combien – question qui fâche – sont morts de leurs brûlures du fait de la guerre chimique espagnole et française ?
Voilà une « glorieuse épopée » à laquelle le nom de Philippe Pétain restera attaché. Entre les fusillés pour l’exemple de 1917 et les juifs envoyés dans les camps en 1942, il y eut les Marocains fauchés par milliers en 1925-1926.

Alain Ruscio est historien, il a notamment dirigé l’ Encyclopédie de la colonisation française, 4 volumes, Les Indes Savantes, 2016-2019.


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En 1921, Mohammed ben Abdelkrim El-Khattabi, couramment appelé Abd el-Krim, un Rifain issu d’une grande famille, vivant dans la partie du Maroc sous contrôle de Madrid, lève l’étendard de la révolte contre le colonialisme espagnol. Puis, en avril 1925, la guerre se généralise. La France coloniale, qui occupe la plus grande partie du pays, mène une guerre impitoyable contre les insurgés. Cet épisode, connu sous le nom de “guerre du Rif”, sera un des premiers grands affrontements entre une population en armes et deux grandes puissances, préfiguration de toutes les guerres de libération nationale du siècle. Mohamed ben Abdelkrim el-Khattabi en couverture du Times, 1925 Dans un premier temps, la guerre est menée, côté français, par le maréchal Hubert Lyautey, qui occupe depuis 1912 le poste de Résident général. Mais l’armée française piétine. Aux yeux du pouvoir politique parisien, Lyautey est un administrateur hors pair, mais a-t-il les qualités d’un guerrier impitoyable ? C’est alors que naît au sein du gouvernement dit du Cartel des gauches cette prodigieuse idée : faire appel à celui qu’on appelle le « vainqueur de Verdun ». Cette mission a également une signification diplomatique : la seule parade imaginable est de sceller un pacte avec les Espagnols, politique à laquelle Lyautey était hostile. C’est donc un gouvernement de gauche qui va entamer le processus de coopération avec l’une des premières dictatures d’extrême droite d’Europe (le général Miguel Primo de Rivera avait pris le pouvoir par un coup d’État en septembre 1923). Fin juillet 1925, ont lieu de premiers entretiens Pétain-Primo de Rivera. C’est à cette occasion, semble-t-il, que Pétain rencontrera pour la première fois Francisco Franco, alors colonel et patron de la Bandera, la Légion espagnole. Les deux hommes avaient des convictions communes. Nul doute que cette rencontre scellera, sinon une amitié, du moins une complicité, qui se confirmera en mars 1939 quand, Franco devenu maître de l’Espagne, Pétain sera envoyé près de lui comme ambassadeur ! La presse conservatrice, qui critique discrètement Lyautey depuis le début de l’offensive d’Abd el-Krim, exprime son « soulagement » (Le Figaro, 17 juillet 1925). Le sens de la mission Pétain est net : « Il faut renforcer les effectifs, il faut de l’aviation, il faut intensifier notre action » (Le Petit Journal, 17 juillet 1925). L’initiative concertée peut commencer : les Espagnols débarquent au nord (Alhucemas, 8 septembre 1925) pendant que les Français attaquent Abd el-Krim par le sud. Lors de l’hiver 1925-1926, le territoire d’Abd el-Krim fait désormais figure de forteresse assiégée. Comme il l’avait promis, Pétain mène une guerre de grande envergure. Le gouvernement lui a accordé les moyens demandés. Alors qu’en juillet, Lyautey n’avait obtenu que deux bataillons de renforts, le nouveau commandant en chef en obtient trente-six ! Début 1926, la guerre prend une autre dimension. Les Français alignent quarante-huit bataillons, dix-sept batteries, deux compagnies de chars et trois escadrilles d’avions. Les armes chimiques font désormais partie de l’arsenal français. Comme l’écrira, presque au terme des combats, le général Niessel, Inspecteur général de l’aéronautique : « Nous exécutons sur le front nord du Maroc de véritables opérations de guerre » (Revue de Paris, 1er février 1926). L’offensive finale est déclenchée le 8 mai 1926. Finalement, face à la supériorité mécanique des armées française et espagnole, Abd el-Krim se soumet, le 26 mai. La presse conservatrice exulte : « La fin de l’aventure marocaine. Abd el-Krim s’est rendu. Il s’est réfugié dans nos lignes » (Le Figaro, 27 mai)… Si l’armée espagnole a subi lors de cette guerre de lourdes pertes (13 000 à 19 000 morts), si l’armée française a vu 12 000 hommes mourir (dont 9 000 auxiliaires marocains, algériens, sénégalais ou présentés comme tels), on ne connaît pas les chiffres des pertes rifaines. Certaines sources, invérifiables, évoquent la mort de 100 000 personnes. Mais, au sein de cette masse, combien de combattants ? Et combien de civils morts sous les bombardements de l’armée de la République française ? Combien – question qui fâche – sont morts de leurs brûlures du fait de la guerre chimique espagnole et française ? Voilà une « glorieuse épopée » à laquelle le nom de Philippe Pétain restera attaché. Entre les fusillés pour l’exemple de 1917 et les juifs envoyés dans les camps en 1942, il y eut les Marocains fauchés par milliers en 1925-1926. Alain Ruscio est historien, il a notamment dirigé l’ Encyclopédie de la colonisation française, 4 volumes, Les Indes Savantes, 2016-2019. Source : Histoire coloniale A lire aussi : Vous m’avez fait le don infiniment précieux de la pauvreté Annie Lacroix-Riz : “collabos de gauche et résistants de droite”? L’œuvre négative du colonialisme français aux Antilles : la production et la reproduction d’une pigmentocratie Derniers articles d'Investig'Action : Chris Hedges La crucifixion de Julian Assange Alain Ruscio Pétain, bourreau en chef du peuple marocain du Rif Jean-Pierre Page Sri Lanka : « rétablir » la vérité ! Redaction de Notre Amerique / Paulo Correia Résister c’est progresser Dernières vidéos : Michèle Janss Commémorations de la fin de la guerre 14-18 Michel Collon Salon du livre à Beyrouth: La Belgique censure Michel Collon. Mais le débat aura lieu ! 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