Figure majeure des droits humains au Maroc, Abderrahim Berrada a laissé une parole riche et profonde pour comprendre les années de plomb et les combats démocratiques. À l’approche de la parution, le 10 décembre, de Paroles libres pour l’Histoire, Didier Folléas, auteur de l’ouvrage et interlocuteur privilégié de Me Berrada durant près de vingt ans, revient sur l’itinéraire d’un avocat resté fidèle à ses convictions et à sa conception exigeante de la justice et de la liberté.
Jade Abanouas, Maroc-Hebdo, 28/11/2025
Parmi les militants de sa génération, beaucoup se sont battus pour les libertés et la justice. Pourquoi Abderrahim Berrada se distinguait-il si nettement dans ce combat pour les droits humains et l’État de droit, et qu’est-ce que cet homme vous inspire, à vous, personnellement ?
Je commencerai par la fin de votre question. J’ai rencontré Abderrahim Berrada peu de temps après mon arrivée à Casablanca, en 1987. Je connaissais peu de choses sur le Maroc, ce pays m’a fasciné et j’ai éprouvé le besoin d’en apprendre beaucoup plus. Le hasard m’a d’abord fait connaître Adil Hajji, brillant intellectuel qui m’a mis en contact avec Me Berrada. J’ai été très impressionné par sa culture, son parcours personnel, son courage en tant qu’avocat, par son sens de la dignité de l’être humain et son exigence de justice. De ces rencontres est née l’idée d’un livre d’entretiens. Je tiens d’ailleurs à préciser que feu Abderrahim Berrada en est l’auteur principal. Je n’ai fait que recueillir ses propos avec toute sa confiance et sans renoncer à mon recul critique. Quant à la première partie de votre question, je risque d’oublier beaucoup de noms. Alors, spontanément, je citerai plusieurs avocats tels Me Abderrahim Bouabid, Me Abderrahman Benameur ou Me Abelaaziz Bennani. J’ai aussi une pensée pour Omar Benjelloun, en tant que militant et qui fut son ami. J’évoquerai encore Me Abderrahim Jamaï avec lequel il a longtemps travaillé. Il faut aussi mentionner les militants de l’Association marocaine des droits humains. Alors, en quoi Abderrahim Berrada s’est-il distingué par rapport à d’autres ? Il aurait été gêné par cette question car il ne se sentait supérieur à personne. Je dirais qu’au-delà de sa rigueur, et de sa grande technicité en tant que juriste, il a su maintenir ses convictions des années 1960 jusqu’au début des années 2020. Il l’a payé cher, d’ailleurs.
Que révèle la trajectoire de sa vie sur l’histoire politique du Maroc ? Son parcours permet-il de bien comprendre les années de plomb, le fonctionnement réel de la justice en ce temps ?
La mémoire d’Abderrahim Berrada est très utile dans la mesure où elle rend compte, par le récit de ses expériences vécues, des attentes démocratiques d’une grande partie des Marocaines et des Marocains depuis la résistance à la colonisation jusqu’au règne de Hassan II. Ses souvenirs témoignent encore de manière circonstanciée des méthodes de répression qui ont brisé ces attentes. Au fil de ses mots, on revit ses rencontres avec Ben Barka, Omar Benjelloun, Bouabid, Assidon, Serfaty et bien d’autres. Dans ce livre, on le voit en action comme avocat plongé au coeur des grands procès des années 70 et 80. Avec lui, on ressent la dureté avec laquelle les prévenus politiques ont été traités. Ajoutons qu’Abderrahim Berrada apporte plusieurs informations peu connues sur tel ou tel événement important. À ce titre, le récit qu’il fait de son contact téléphonique avec le ministre de l’Intérieur Driss Basri, la veille de l’expulsion de Serfaty, est assez hallucinant. Enfin, son point de vue sur les reniements de certaines personnalités est aussi intéressant. Par ailleurs, en tant que juriste confronté à la pratique judiciaire des « années de plomb », il expose les dysfonctionnements d’une justice soumise au pouvoir politique. De plus, orateur hors pair et technicien aguerri du droit, l’avocat Berrada révèle les stratégies de défense auxquelles il a recouru. Par exemple, le récit qu’il fait des actions pour obtenir le retour d’Abraham Serfaty est édifiant. Un dernier mot : Abderrahim Berrada nous donne encore à réfléchir en proposant ses analyses du passé et ses espoirs pour demain.
Pourquoi a-t-il refusé le poste de ministre de la Justice ? Que cherchait-il à préserver en disant non : son indépendance, la cohérence de son engagement, ou une conception exigeante du métier d’avocat ?
Effectivement, après la tentative de putsch de 1971, les partis de la Koutla ont proposé à Abderrahim Berrada d’être sur la liste des ministrables, bien qu’il ne fût encarté nulle part. Les partis négociaient alors avec Hassan II en vue d’un gouvernement de transition. Il raconte cet épisode de manière drôle et vivante. Comme il a refusé de candidater au poste ministériel, chacun s’y est mis pour tenter de le convaincre : l’avocat Ali Benjelloun, proche de Guédira, puis Mahjoub Ben Seddik, secrétaire général de l’UMT, puis Abderrahim Bouabid, haut cadre de l’UNFP… Mais, Me Berrada est resté ferme sur sa position. Alors, pourquoi? Sans doute pour les trois raisons que vous avancez vous-même. En fait, il préférait le positionnement d’avocat militant de base. De plus, il était convaincu que Hassan II ne lui laisserait aucune liberté d’action. Enfin, je pense qu’il ne croyait pas dans la longévité de ce gouvernement de transition. La suite lui a donné raison.
Dans «Plaidoirie pour un Maroc laïque», Me Berrada fait de la séparation entre religion et pouvoir un enjeu central de la démocratie. En quoi considérait-il la laïcité comme une condition indispensable pour garantir les libertés au Maroc ?
Abderrahim Berrada estimait que seule la laïcité permet de respecter la liberté de conscience, constitutive des droits humains fondamentaux. Dans la mesure où il pensait que la démocratie ne peut advenir sans la consolidation de ces mêmes droits et libertés, il faisait donc de la laïcité l’une des conditions nécessaires de l’approfondissement de celle-ci. Dans la préface du livre que vous citez, la journaliste Hinde Taarji rappelle que l’intention d’Abderrahim a été d’ouvrir un débat utile à ses yeux, avec vigueur, précision juridique et respect.









