Les quarante-huit prévenus de Casablanca passèrent en procès en août 1973 ; procès public (il est bon de le dire, ce n'est pas partout ainsi), auquel assistèrent des avocats du barreau de Paris, des membres de la Fédération internationale des droits de l'homme, etc. Mais l'accusation relevait du délit d'opinion (actions visant à fomenter des grèves, à changer le régime) ; les charges matérielles (cocktail Molotov, revolver) ont été considérées par les prévenus comme des provocations policières, et on n'a pas pu apporter de preuves convaincantes ; tous ont été dès le début adoptés par Amnesty International.
Dans l'acte d'accusation de Sion Assidon : il a mis au point deux machines d'impression, et imprimé trois tracts. Il a été condamné à quinze ans de prison, il en a fait neuf dans des conditions très dures, sauf depuis quelques mois, le professeur Alexandre Minkowski a d'ailleurs, au cours d'une visite médicale, demandé son hospitalisation. Néanmoins il a obtenu le droit de travailler et de passer des examens à l'université ; il a passé à peu près l'équivalent d'une maîtrise de mathématiques française et d'un début de troisième cycle, et une licence d'économie.
Dans l'été 1979, il fut hospitalisé. De l'hôpital, il s'évada, avec deux autres détenus ; deux furent repris, le troisième étant mort accidentellement au cours de l'évasion. De nouveau torturé (il a eu les cartilages des doigts écrasés, il lui resta une fissure du tympan), il a été condamné à trois ans de prison supplémentaires. S'il les fait, il en sortira âgé de quarante-deux ans, dont dix-huit en prison.
Ses lettres à sa famille et à ses proches sont empreintes d'un merveilleux courage, d'un optimisme, d'amour de la vie et de la nature, dont il voit pourtant fort peu de choses. Il n'est pas possible qu'on laisse silencieusement sa peine s'accomplir, dans l'oubli universel !
Outre des associations internationales et des personnalités, le Comité des mathématiciens - connu pour avoir agi dans les pays les plus divers (U.R.S.S., Uruguay, etc.) - est intervenu comme toujours sur le seul plan humanitaire : une lettre signée de quatre cents mathématiciens français, demandant sa libération, a été remise à l'ambassade du Maroc à Paris. Des mesures de libéralisation ont eu lieu en juillet 1980, suscitant de grands espoirs. Les conditions de détention sont devenues meilleures ; quatre-vingt-neuf prisonniers politiques ont été libérés. Des rumeurs ont couru, tenues pour certaines (8), sur la prochaine libération de tous les prisonniers politiques ; il en restait cent cinquante, de courants très divers. Mais ces espoirs de l'été ont été complètement déçus.
Une délégation du Comité des mathématiciens (les académiciens Henri Cartan, Gustave Choquet, Jean Dieudonné et moi-même) a été reçue par l'ambassadeur du Maroc à Paris, très courtoisement. Il nous a promis de transmettre notre démarche humanitaire et de nous tenir au courant de révolution de la situation. Mais rien n'est venu (9).
Je me sens personnellement d'autant plus le droit d'intervenir que j'ai manifesté autrefois contre le gouvernement français en faveur du père du roi Hassan II, le sultan Mohammed V, exilé à Madagascar, et pour l'indépendance du Maroc.
De nombreux intellectuels, des organisations démocratiques l'ont fait aussi et ont ainsi contribué à l'indépendance du Maroc. Cela ne leur donne, bien sûr, aucun droit sur le Maroc. Mais cela leur permet d'invoquer ce qu'ils ont fait alors, pour demander aujourd'hui la libération de cent cinquante prisonniers.
Le Comité des mathématiciens, dans son action en faveur de Sion Assidon, a constamment reçu l'appui du professeur Charles-André Julien, qui, en tant que fondateur et ancien doyen de la faculté des lettres de Rabat, n'a jamais cessé de s'intéresser aux étudiants marocains.
Les mathématiciens français souhaitent ardemment une bonne coopération scientifique avec le Maroc ; cette coopération existe déjà, mais elle pourrait encore grandir. Mais comment pourrions-nous aller au Maroc, y donner des conférences ou faire passer des thèses, puis revenir, en feignant d'oublier qu'il y a au Maroc des mathématiciens emprisonnés ?
Le Maroc est un grand pays, grand par son passé et son rôle politique possible sur l'arène internationale. Ce rôle ne peut être pleinement assumé que s'il y a un consensus de l'opinion publique, et une image de marque internationale. Nous souhaitons donc que soient prises les mesures libérales que tous attendent, et nous demandons la libération de Sion Assidon.
(*) Membre de l'Académie des sciences, membre du Comité des mathématiciens. (Adresse du comité : chez Michel Broué, 9, rue Brézin, 75014 Paris.)
(1) Revue trimestrielle de l'Association française d'amitié et de solidarité avec les peuples d'Afrique, 9, place Jean-Jaurès, 93100 Montreuil.
(2) 27, rue Jean-Dolent, 75014 Paris.
(3) 14, rue de Nanteuil, 75015 Paris.
(4) 5, Zankat Soussa, Rabat.
(5) 269 bis, rue du Faubourg Saint-Antoine, 75011 Paris.
(6) 27, avenue de Choisy, 75013 Paris.
(7) 28, boulevard Barbès, 75018 Paris.
(8) Le Monde du 18 juillet 1980.
(9) Un nouvel appel, signé de 1 400 personnalités, a été remis fin mai à l'ambassade du Maroc par Me Zavrian, avocat de la F.I.D.H.








