vendredi 29 août 2025

« Je n’ai jamais rêvé d’abandonner mon pays. Les choses sont venues comme ça » : les premiers jours en France de Ouahiba Bouzyane, venue du Maroc

« Exils » (29/30). Ouahiba Bouzyane, 52 ans, est arrivée du Maroc en 2002, mariée à un Français. Un divorce et une nouvelle rencontre plus tard, elle est aujourd’hui mère solo de cinq enfants, à Paris.

Propos recueillis par Julia Pascual, Le Monde, 29/8/2025


Ouahiba Bouzyane, 53 ans, devant l’Opéra Garnier, à Paris, le 7 juin 2025. C’est dans ce quartier que, à son arrivée à Paris, Ouahiba venait manger des viennoiseries avec sa mère. TERENCE BIKOUMOU POUR « LE MONDE »

« C’était mon premier voyage en avion, ma première fois en dehors du Maroc. J’avais 30 ans, et ma sœur, qui est hôtesse de l’air pour une compagnie saoudienne, m’a accompagnée à l’aéroport, pour que je ne sois pas trop stressée. Je m’en souviens comme si c’était hier, de ce 22 décembre 2002. Je portais un pantalon noir, un pull rouge, une écharpe rouge, des bottines rouges – c’est ma couleur préférée – et un manteau long et noir en simili cuir. J’étais jeune, j’étais libre. Mais je n’étais pas heureuse de quitter mon pays. Quand j’ai dit au revoir à ma grand-mère, je savais que le Maroc, c’était fini, que je ne reviendrais que pour les vacances. Au début, ça me rendait triste. Je suis née et j’ai grandi dans la banlieue de Casablanca. Ma grand-mère, Mariame, nous a élevés, moi et mes quatre frères et sœurs, parce que sa fille unique, ma mère, travaillait.

Je n’ai jamais rêvé d’abandonner mon pays. Les choses sont venues comme ça, ce n’est pas moi qui ai décidé, c’est ma sœur et ma mère.

Je suis la troisième de ma fratrie. Mon frère et ma sœur sont allés à la fac. Moi, j’ai arrêté l’école après le collège. J’étais un peu perdue. J’ai ensuite fait un an d’école hôtelière mais j’ai raté l’examen. Après, j’ai fait un peu de couture, puis une école de coiffure et une école d’esthétique. J’avais un petit salon à la maison. Un jour, j’ai rencontré un monsieur, Florent, chez des amis. C’était un Français. On a eu un coup de foudre. On s’est mariés en 2001. Et quelques mois plus tard, j’ai eu le visa. J’aurais voulu rester au Maroc, qu’il vienne s’y installer. Mais ma mère a pensé que c’était mieux pour moi de faire ma vie en France.

Elle aussi vivait en France. Au Maroc, elle avait travaillé comme sage-femme dans un hôpital. Au départ, elle venait en France pendant ses congés pour travailler comme femme de ménage. Comme elle était divorcée, elle avait besoin d’argent pour nous élever. Elle faisait aussi un peu de commerce, elle vendait des tapis et des tissus. Puis elle a fini par s’installer en Europe. Elle a un peu vécu en Italie, parce que c’était plus facile d’y obtenir un visa. Et ensuite, elle est allée à Paris.

Première doudoune

C’est elle qui est venue me chercher à l’aéroport. Je suis restée chez elle moins d’un mois, avant d’aller chez mon mari à Argenteuil [Val-d’Oise]. Elle louait un studio au 6e étage d’un immeuble, à Barbès. Pour mon arrivée, elle avait préparé un pyjama, des pantoufles, une couverture. Elle avait aussi rapporté des choses à manger qu’elle récupérait au Crous. Elle y travaillait comme femme de ménage et elle préparait des sandwichs pour les étudiants.

Je me suis demandé si j’allais m’adapter à cette nouvelle vie. Au Maroc, j’habitais dans une maison de deux étages avec un toit-terrasse. Et là, j’arrivais dans un studio, avec les toilettes sur le palier, en plein hiver. Il y avait une ambiance de fêtes, avec les lumières de Noël, mais je sentais que j’étais une étrangère.

Les premiers jours, ma mère m’a emmenée voir des amis, elle m’a montré les marchés où on peut trouver des habits moins chers. Le premier magasin dans lequel je suis entrée, c’était Tati. Ma mère m’y a acheté un jean et des débardeurs. Dans une boutique du boulevard Magenta [à Paris], elle m’a aussi offert une doudoune longue, couleur camel. C’est la première fois que je mettais une doudoune.

Je ne connaissais pas la France, en dehors des images des monuments historiques. Dans le métro, j’ai été surprise par le rythme des gens, qui se pressaient de façon militaire. Une amie de ma mère m’a appris à me repérer, à prendre des correspondances. Au bout d’un mois, j’ai commencé à travailler dans un salon de coiffure, gare de l’Est. C’est ma mère qui m’avait trouvé ce travail. Mais, au départ, il n’y avait pas de clientes parce qu’avant mon arrivée, ils ne coiffaient que les hommes. Je me souviens que j’étais comme un bébé à son premier jour de crèche. Je sortais du salon et je courais après ma mère, je pleurais. Et elle me criait dessus.

Ouahiba Bouzyane, place de l’Opéra, à Paris, le 7 juin 2025. TERENCE BIKOUMOU POUR « LE MONDE »

J’ai été très contente le jour où j’ai touché mon premier salaire. C’était 800 euros. Je suis allée acheter des vêtements pour mon petit frère Hatim dans une boutique Delaveine. J’ai rempli la valise avec laquelle j’étais arrivée en France. Je lui ai aussi envoyé du shampoing, du déodorant. A côté du salon de coiffure, il y avait un Monoprix. J’allais y faire des achats pour mes neveux. Tout le monde au Maroc attend les vêtements de France. Ma grand-mère, elle, ne me demandait rien. Juste un peu d’argent pour acheter du blé, du beurre, des lentilles ou des pois chiches.

Opération séduction

Au bout de six mois, je devais retourner au Maroc pour des vacances mais ma mère a dit à ma sœur que si je rentrais, je ne reviendrais pas. Alors ma sœur est venue et elle m’a fait visiter Paris comme une touriste. Elle m’a invitée à un cabaret au Lido, on est allées au restaurant Pizza Pino et à L’Entrecôte. Une copine à elle m’a aussi emmenée au Fouquet’s manger un millefeuille. On se serait cru dans un salon du XVIIIe siècle, ça m’a marquée. Il fallait m’emmener dans des endroits chics et 100 % français. Ça a marché. Je me souviens aussi qu’avec ma mère, on allait souvent boire un café au lait et manger des viennoiseries à la Brioche dorée, à Opéra. Cette boutique me rappelle les premières choses que j’ai mangées en France, les sandwichs froids au thon, par exemple.

De temps en temps, je compte les années vécues ici. A 60 ans, j’y aurai fait la moitié de ma vie. Je me suis habituée. Et puis ma mère est là, mon frère Hatim aussi, qui nous a rejoints deux ans après moi. Ma sœur vient de temps en temps. Je suis bien aujourd’hui. Mon rêve à moi, c’était d’être une maman. Mon premier mari ne voulait pas fonder une famille car il ne voulait pas prendre cette responsabilité. On a divorcé en 2005 et j’ai rencontré le père de mes enfants. On n’a jamais vécu ensemble mais on partageait des valeurs, l’islam, le respect de l’autre et le souhait d’avoir des enfants. C’est le destin qui a choisi ça. Je vis heureuse avec mes cinq enfants. Il y a un avenir ici pour eux. »

Zoom sur le photographe

Terence Bikoumou est né en 1986, à Villepinte, en Seine-Saint-Denis.

« J’ai grandi à Aulnay-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis, et Villiers-le-Bel, dans le Val-d’Oise. Mes parents sont originaires des deux Congos : ma mère de Brazzaville et mon père de Kinshasa, en RDC. Etant né en France, je n’ai pas d’histoire personnelle d’exil ; j’ai seulement vécu par procuration celui de mes parents, par des bribes de récits sporadiques et trop pudiques pour en avoir une vision complète. Documenter leur vie en Afrique quand ils étaient jeunes et leur vie d’immigrés en France est un des objectifs que je me suis fixés il y a longtemps. J’espère avoir le courage de le faire, tant qu’il est encore possible de le faire. 

La discussion partagée avec Ouahiba pendant le portrait m’a permis d’avoir une perspective actuelle d’une histoire qui aurait pu être celle de ma mère, à son arrivée en France. Ça a aussi fonctionné comme un rappel, une évocation des nombreuses personnes qui se retrouvent encore aujourd’hui déracinées, en France ou ailleurs, quelle qu’en soit la raison.»

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