Après les bateaux humanitaires, les avions. Cet été, l’Italie a adopté un texte permettant d’interdire aux navires d’ONG de pénétrer ses eaux territoriales, et de les saisir s’ils s’y trouvent malgré tout. Le Haut-Commissariat aux Réfugiés de l’ONU s’en est d’ailleurs ému : «Imposer des amendes ou d’autres pénalités aux commandants risque de dissuader ou d’empêcher des navires privés de mener des activités de secours en mer, au moment où les Etats européens se sont pratiquement désengagés des efforts de sauvetage en Méditerranée centrale.»
Encore lundi matin, le navire Eleonore de l’ONG allemande Lifeline, qui était en mer depuis huit jours dans l’attente d’un port sûr, a ainsi été saisi par les autorités après avoir violé l’interdiction d’entrée dans les eaux territoriales pour accoster à Pozzallo, en Sicile.
Ce week-end, on a appris que deux avions d’ONG, qui agissent au-dessus de la Méditerranée en renfort des bateaux de secours, sont également dans le viseur des autorités italiennes, puisque l’aviation civile a immobilisé au sol le Moonbird, de l’ONG allemande Sea-Watch, et le Colibri, de l’organisation française Pilotes Volontaires. Ils sont uniquement autorisés à réaliser «des activités non professionnelles ou de loisirs». Le Colibri est, lui, bloqué depuis le 30 juillet sur l’île de Lampedusa. José Benavente, le cofondateur de Pilotes Volontaires, a répondu à Libération.
Que s’est-il passé le 30 juillet ?
On s’apprêtait à partir en vol, on avait déposé notre plan et notre intention de vol, comme on le fait toujours. Au moment de demander la mise en route à la tour de contrôle, elle nous a été refusée, sans explication. On nous a fait venir pour nous informer, oralement et de façon très vague, que des instructions venant de Rome nous interdisaient de voler. Cela nous a pris quelques jours avant d’en obtenir une trace écrite. On attend maintenant une réponse des autorités, avec qui on a engagé un dialogue que l’on espère constructif.
Quel est l’argument des autorités pour immobiliser le Colibri ?
On nous reproche de ne pas utiliser le bon type d’avion. D’après eux, le Colibri ne peut être utilisé qu’à des fins récréatives. On avait pourtant vérifié avant de partir que notre avion était conforme. De plus, on a effectué plus de 80 missions avec cet avion, donc on ne comprend pas pourquoi tout à coup on nous interdit de voler, avec des arguments qui ne nous paraissent pas fondés, ce que nos avocats nous confirment.
Un autre point qui a été évoqué c’est qu’on ne pouvait pas voler au-dessus de la mer, or nous avons les équipements de sécurité nécessaires. Enfin, on nous reproche d’avoir modifié notre avion de façon non conforme, mais c’est faux. D’ailleurs, depuis plus d’un an, nous avons toujours été autorisés à voler.
Quand vous avez appris que les bateaux d’ONG pouvaient être interdits d’eaux territoriales italiennes, vous avez pensé que ça s’étendrait ensuite aux avions ?
Ce blocage, on s’y attendait depuis de nombreux mois. Être en mer et pouvoir témoigner des violations du droit international nous a valu des inspections très fouillées dont le but était clairement de trouver la faille. Les attaques sont concentrées sur les bateaux, plus médiatiques, mais on s’y attendait car on gêne par notre simple présence.
Le but des autorités italiennes n’est d’ailleurs pas forcément de gagner devant un tribunal, mais d’immobiliser les bateaux et les avions le plus longtemps possible. En tout cas, nous, ce qu’on constate en tant que citoyens, c’est que ces décrets sont d’une profonde inhumanité.
La décision de vous immobiliser est-elle politique ?
On a des raisons de le penser : encore une fois, pourquoi nous aurait-on autorisés à faire plus de 80 vols avant de nous bloquer au sol ? On essaye de se tenir à l’écart du terrain politique, mais comme on intervient dans un contexte que certains ont voulu politiser – ce qui n’a pas de sens pour nous, sauver des vies devrait faire l’unanimité –, on peut tenter d’analyser la situation d’un point de vue politique. On peut évidemment souhaiter que la mise à l’écart de monsieur Salvini améliore la situation en mer.
Vos activités sont donc au point mort ?
Oui et non. On a réussi en août à trouver un autre avion, de façon temporaire, mais il n’est plus à notre disposition. On a dû le rendre il y a deux jours, donc on cherche un autre avion pour continuer les vols. Cela nous coûterait 500 000 euros pour l’année de louer un avion. On souhaite pouvoir reprendre les vols avec le Colibri mais on préfère d’ores et déjà commencer à trouver des situations alternatives. On est déterminés, car la situation est trop grave pour baisser les bras malgré les entraves.
Vous êtes en ce moment à Lampedusa, les navires de rescapés continuent-ils d’arriver ?
Encore ce lundi après-midi, on a accueilli trois bateaux à Lampedusa, avec des bébés qui avaient passé quatre jours en mer, dans des conditions horribles. Pendant qu’on est cloués au sol et que les bateaux sont entravés, tenus à distance, le drame se poursuit. Il y a cinq jours, j’ai passé une partie de la nuit sur le port de Lampedusa, à accueillir une centaine de personnes qui ont dérivé deux jours avant d’être sauvés. Dix-sept d’entre eux ont été jetés à l’eau, seulement onze ont pu regagner le bateau, les autres se sont noyés sous les yeux de leurs compagnons d’infortune. Que les ONG soient là ou pas, les drames se poursuivent.
Quand vous voyez ça, ça vous surmotive, vous redoublez de détermination. Ces gens-là, même s’ils ont le regard perdu et qu’ils sont passés à côté de la mort, on a la chance de les voir, de les voir vivants. Je pense à tous ceux qu’on ne verra jamais. Je ne peux m’empêcher de penser à ces dizaines de milliers de familles qui attendent des nouvelles et qui n’en recevront jamais.
Kim Hullot-Guiot