Morad Diani
En vingt ans de règne, Mohammed VI a
raté plusieurs occasions de réformer le système politique et pour créer
un modèle économique égalitaire décevant ainsi les espoirs que le jeune
roi avait suscités il y a deux décennies
Le roi est mort, vive le roi ! Le 23
juillet 1999, le roi Hassan II décédait, au terme de 38 ans d’exercice
du pouvoir. Son fils aîné accéda de facto et de jure au trône pour
devenir le troisième roi du Maroc après l’indépendance, dans une longue
lignée de sultans alaouites depuis le milieu du XVIIe siècle.
L’accession au trône de celui qu’on
appellera désormais Mohammed VI marqua un tournant dans l’histoire
moderne du pays, dans le sens où elle déclencha de vastes espérances que
le pays bascule dans une nouvelle ère.
Car ce jeune monarque, alors âgé de 36
ans, réussit très vite à impressionner l’opinion publique nationale et
internationale en déclinant une image publique moderne et une « cool
attitude », tout en étant proche du peuple et en adoptant nombre de
mesures symboliques, en faveur des libertés publiques, de la
réconciliation avec le passé sombre de son prédécesseur et de
l’émancipation de la femme…
« Le style, c’est l’homme », disait
Hassan II. Mohammed VI ne va pas ainsi déroger et, très vite, va se
distinguer de son père par son propre style, par une communication
soignée et des actions liminaires fortes.
Le bon filon
Moins de trois semaines après son intronisation, le 20 août 1999, dans
un discours, il allait briser un interdit en évoquant les disparus et
les victimes d’arrestations arbitraires.
Un peu plus tard, il limogea Driss
Basri, ministre de l’Intérieur et homme fort de l’ancien régime, qui
avait mené une politique de répression pendant près de trois décennies.
Dans la même veine, certains des exilés
les plus emblématiques ont été autorisés à revenir au Maroc, comme
Abraham Serfaty ou la famille de Mehdi Ben Barka, alors que d’autres
étaient libérés comme le cheikh Abdeslam Yassine.
Toutes ces mesures symboliques furent
hautement saluées et présentées comme autant de preuves de la bonne
volonté de faire avancer les choses et faire basculer le pays dans une
nouvelle ère à l’orée du nouveau millénaire.
Le béjaune Mohammed VI va ainsi
bénéficier d’une popularité et d’une bienveillance remarquables, tenant
autant à ses qualités personnelles revendiquées qu’à la soif des
Marocains de couper avec l’ère révolue de Hassan II et d’entamer une
nouvelle ère.
Ces mesures liminaires entreprises ont
aussitôt permis de conférer une image séduisante au nouveau roi et
d’asseoir une base stable au nouveau règne.
Le makhzen y trouvera le bon filon et ne
cessera dès lors de creuser cette logique à l’extrême en autoproclamant
le roi Mohammed VI « roi des pauvres », multipliant ainsi les actions
de « charité publique » institutionnalisée (fonds Mohammed V, initiative
nationale pour le développement humain…) qui se résument en substance
en des opérations médiatisées de dons dérisoires de produits
alimentaires.
Toujours est-il que cette politique a eu
le mérite d’être doublement efficace : d’une part comme levier clé de
la mercatique politique, d’autre part en coupant l’herbe sous les pieds
des islamistes, à défaut d’être à même d’éradiquer les « mauvaises
herbes » d’un fondamentalisme en plein essor.
Débuts prometteurs.
Dans la même veine, le début du règne de Mohammed VI fut jalonné d’une
profusion de grandes promesses clamées à tout vent : une énième
candidature à l’organisation de la Coupe du monde 2010, des lignes
rouges repoussées dans la presse indépendante, autorisant l’espoir de
voir l’ancrage d’une liberté d’expression sans égal dans le monde arabe –
voire la naissance d’une Movida –, d’énormes découvertes de pétrole
annoncées dans la région de Talsint (est du pays), et Abraham Serfaty
nommé conseiller auprès de l’Office national de recherches et
d’exploitations pétrolières…
Autant d’annonces fortes qui allaient
occuper le débat public et faire fantasmer des Marocains qui se rêvaient
désormais en rentiers d’une pétromonarchie.
Dans le même temps, la fraction encore
sceptique était dissuadée de critiquer ou d’appeler à concrétiser les
promesses, sous prétexte de laisser une chance et du temps aux réformes
entreprises et/ou promises.
Radioscopie d’une transition avortée
Vingt ans après l’avènement du roi Mohammed VI au pouvoir, on en reste aux mêmes effets d’annonce et le bilan global n’est guère flatteur.
Vingt ans après l’avènement du roi Mohammed VI au pouvoir, on en reste aux mêmes effets d’annonce et le bilan global n’est guère flatteur.
Le Maroc demeure une poudrière sociale.
Son économie duale est toujours vulnérable et sa croissance volatile.
Les médias autonomes encore plus muselés que lors des dernières années
de Hassan II. Les droits de l’homme quotidiennement bafoués. Et
l’environnement politique complètement à l’arrêt, une « situation de
blocage » dit-on au Maroc.
Car à la suite des signaux positifs
envoyés en tout début de règne, un désenchantement élusif prit
rapidement naissance au profit d’autres signes malencontreux qui
commencèrent à éroder le semblant de transition préalablement amorcé.
Le musellement de la presse libre
naissante a été un premier signe révélateur dès le début des années
2000, tout comme l’obstination à perpétuer des rituels archaïques et
sans aucun fondement constitutionnel, tels que le baisemain ou la
cérémonie d’allégeance, la bay’a, un rétropédalage dans le temps qui
rompt sérieusement avec l’image de modernité briquée.
Régressions politiques.
Sur le plan politique, il y eut surtout le signal fort de la nomination de Driss Jettou comme Premier ministre au lendemain des législatives de 2002, ce qui allait être perçu comme une entorse à la « méthodologie démocratique », dans les termes du célèbre communiqué du parti de l’Union socialiste des forces populaires (USFP) qui avait remporté ces législatives.
Sur le plan politique, il y eut surtout le signal fort de la nomination de Driss Jettou comme Premier ministre au lendemain des législatives de 2002, ce qui allait être perçu comme une entorse à la « méthodologie démocratique », dans les termes du célèbre communiqué du parti de l’Union socialiste des forces populaires (USFP) qui avait remporté ces législatives.
Tout comme la loi n° 03-03, loi
antiterroriste promulguée au lendemain des attentats du 16 mai 2003 et
qui a donné lieu à nombre d’excès et d’exactions régulièrement dénoncées
par les ONG nationales et internationales.
Enfin et surtout, la sécularisation du
pouvoir et le statut de commandeur des croyants demeurent des sujets
brûlants au royaume chérifien, voire complètement tabous.
Autant de signaux qui ne semblaient
guère tromper sur les intentions réelles du nouveau régime, ou de la «
nouvelle ère » comme on dit au Maroc.
Pourtant, l’incantation va continuer
d’exercer son effet, même à ce jour, sur certaines classes sociales.
Mais pour la majorité des marocains, le réveil fut brutal quelques
années plus tard et le désenchantement amer.
Un modèle de croissance fortement
extraverti, précaire.
Et pour cause. Les mêmes problèmes structurels perdurent et continuent
de peser sur le quotidien, s’aggravant même davantage de jour en jour.
À commencer par la situation économique.
En 2018, le PIB par habitant du Maroc stagne toujours autour de 3 000
dollars, ce qui le renvoie au-delà du 130e rang mondial.
Indubitablement, cela se traduit par un
développement humain indigent. Ainsi, si l’une des vertus les plus
louées au Maroc est la stabilité : le pays a toujours su garder une
stabilité en terme de classement d’Indice du développement humain (IDH).
Depuis la création de l’indice en 1990,
le Maroc n’a ainsi jamais quitté une catégorie reculée du classement
(oscillant entre la 120e et la 130e place), passant sur les deux
décennies du règne du roi Mohammed VI, du 126e rang mondial en 1999
(avec un IDH de 0,520), à la 123e place mondiale en 2019 (avec un IDH de
0,667), loin derrière des pays voisins comme l’Égypte (115e), la
Tunisie (95e) ou l’Algérie (85e).
Ce qui prouve qu’il s’agit au fond d’une
incapacité structurelle à générer un modèle de développement
transformateur et à se limiter à un modèle de croissance fortement
extraverti, précaire, non porteur d’emplois et d’externalités positives
et profitant à une oligarchie fermée.
Une défaillance économique structurelle
doublée d’une pléthore d’enrayements politiques persistants, à commencer
par le problème du Sahara, qui continue depuis quatre décennies de
conditionner et d’hypothéquer l’avenir du Maroc et d’une intégration
maghrébine chaque jour plus indispensable, malgré l’engouffrement de
ressources importantes vivement requises ailleurs.
Après avoir été sans cesse repoussé, le
référendum d’autodétermination au Sahara s’est vu complètement abandonné
par le Maroc au profit d’une unique alternative proposée de
régionalisation avancée, alors même que le pays s’éloigne
indubitablement de la décentralisation et accentue la déconcentration.
Aux mêmes causes les mêmes effets, voire des effets encore aggravés.
Face à cette situation économique et
politique pernicieuse, les mêmes symptômes tragiques ne cessent de
s’aggraver davantage depuis deux décennies : un exode rural persistant
qui continue de nourrir des bidonvilles surpeuplés dans les périphéries
voire au cœur des grandes agglomérations ; des taux d’analphabétisme
toujours très élevés quoique masqués par des niveaux de scolarisation
gonflés – passant sous silence le taux d’abandon scolaire surélevé – ;
un milieu rural enclavé et privé, pour de larges pans, d’accès à l’eau
potable, à l’électricité, aux écoles et aux soins médicaux ; des taux de
chômage faramineux et toujours à deux chiffres quoique lissés par les
calculs insidieux du Haut Commissariat au plan ; des taux de pauvreté et
d’extrême pauvreté outranciers, une caste de familles et de nantis
accaparant postes de responsabilité et privilèges économiques ; une
immigration clandestine à flux tendu et un désir submergeant de fuir le
pays chez de larges franges de la société.
Des problèmes auxquels s’ajoute la
persistance de la corruption, des niches de rente, des discriminations à
l’égard des femmes, et des nombreuses pathologies communes à tous les
autres pays arabes qui ont vu les révoltes en 2011 se déclencher.
Toujours est-il que ce ne sont pas tant
toutes ces carences qui menacent le plus la paix sociale, portant
préjudice au principe du vivre ensemble et hypothéquant le pays, mais
davantage l’obturation des horizons et la perpétuation de ces
défaillances et de ces inégalités intergénérationnelles, au sens de John
Rawls, dans la mesure où elles signifient une pérennisation de l’ordre
établi et de l’éternelle « ploutocratie » connotée de connivence entre
pouvoir politique et accaparation des richesses.
Dès lors, l’élan du début de règne du
roi Mohammed VI semble bien émoussé aujourd’hui et le capital symbolique
accumulé pendant cette nouvelle ère imperceptiblement et insensiblement
rogné.
Le mouvement du 20 Février, une dernière
chance de démocratisation gâchée ?
Lorsque les peuples arabes se sont soulevés au début de l’année 2011
pour s’affranchir de la peur séculaire et exprimer leur volonté de
retrouver une dignité perdue et recouvrir un statut de citoyenneté
substantive, les jeunes au Maroc sont descendus en masse dans la rue
pour réclamer un autre Maroc, une autre répartition de la richesse et du
pouvoir, ainsi que d’autres institutions, un autre jeu politique,
d’autres médias et un autre type d’éducation, etc.
Cette dynamique politique et sociale
forte, fédérée autour du Mouvement du 20 Février, a ainsi réussi à
fondre de nombreuses forces composites sur le plan intellectuel,
idéologique et politique.
C’est le mouvement social et politique le
plus important que le Maroc moderne ait connu, avec des revendications
économiques, sociales et politiques fortes.
Néanmoins, le makhzen réussira à le
désamorcer tout en dilapidant une de ses dernières chances de se
rattraper sur les erreurs du passé et d’entamer un véritable processus
de démocratisation gagnant-gagnant allant au-delà des déclarations de
bonnes intentions.
En s’adressant à la nation le 9 mars
2011, le roi Mohammed VI annonça des mesures fortes, comportant une
réforme de la Constitution, la désignation du Premier ministre/chef du
pouvoir exécutif automatiquement dans le parti ayant obtenu la majorité
des voix, ainsi que la consolidation de l’État de droit et une justice
indépendante.
« Un pouvoir absolu »
Ce discours donnera lieu à une vague d’optimisme et de vastes espoirs de changement, à l’instar de son intronisation en 1999, compte tenu du consensus ancré au Maroc sur la nécessité d’une transformation pacifique et progressive vers la démocratie au moindre coût, sans porter atteinte aux principes de paix civile et du modus vivendi.
Ce discours donnera lieu à une vague d’optimisme et de vastes espoirs de changement, à l’instar de son intronisation en 1999, compte tenu du consensus ancré au Maroc sur la nécessité d’une transformation pacifique et progressive vers la démocratie au moindre coût, sans porter atteinte aux principes de paix civile et du modus vivendi.
Cependant, la Constitution adoptée en
juillet 2011 et le processus de formation du premier gouvernement
d’Abdelillah Benkirane vont vite planté un clou fatal dans le cercueil
de ces espoirs.
La main invisible de l’État profond
était visible par tous. Ce qui était implicite avant 2013 sera désormais
explicite à la suite du coup d’État militaire en Égypte de juillet
2013.
Ce sera ainsi le retour des pratiques
makhzéniennes ancestrales au grand jour et le retour de l’attentisme et
du statu quo propres à ce qu’on a appelé la « monarchie exécutive » et
qui n’est autre qu’une version marocaine du modèle bénaliste tunisien,
qu’Hassan Aourid, un fin connaisseur du makhzen, décrit comme un «
euphémisme pour pouvoir absolu ».
Vont dès lors se multiplier les
exactions autoritaires : des manigances lors de la sortie du parti de
l’Istiqlal, en juillet 2013 du premier gouvernement Benkirane et la
formation du gouvernement Benkirane II jusqu’au musellement de la presse
indépendante et la contrainte de ses principaux précurseurs à l’exil
volontaire et/ou au silence, en passant par la répression du hirak du
Rif ou le procès récent et à la condamnation à douze ans de prison ferme
du journaliste Taoufik Bouaachrine.
Un processus autoritariste bien effréné et pas prêt de s’arrêter.
En deux décennies de nouveau règne, il n’y a pas eu au Maroc de miracle économique et social ni de transition démocratique.
Les dossiers brûlants continuent de
s’accumuler et la société attend avec impatience de grands changements,
toujours promis dans la continuité.
Les taux de chômage sont toujours aussi
élevés et les diplômés chômeurs et autres corporations régulièrement
tabassés comme seule réponse à leurs protestations quasi quotidiennes.
Les vagues d’émigrés clandestins
continuent leur procession macabre en Méditerranée en de l’eldorado
européen, et les cerveaux marocains continuent leur fuite inexorable.
« Réforme dans la continuité »
En définitive, la léthargie semble s’abattre sur tous les aspects de la vie économique, sociale et politique du royaume.
Face à cette situation et à une ubris du
Makhzen de plus en plus démesurée, toute opinion critique, aussi
objective soit-elle, est systématiquement taxée de nihilisme et de
négationnisme.
Et face à toutes les attentes brûlantes
de la société marocaine, la réponse du makhzen demeure le seul slogan
des réformes dans la continuité.
Une continuité où le roi, malgré ses
absences de plus en plus prolongées du pays et/ou de l’exercice du
pouvoir, continue de régner et de gouverner à la fois, de nommer et de
renvoyer, de présider et d’inaugurer, de s’accaparer les pouvoirs
absolus et de critiquer de manière incongrue la non-réalisation des
projets nationaux… bref, d’occuper tout le champ politique, voire aussi
économique.
Le makhzen reste confiant dans sa force
et dans l’image de stabilité qu’il véhicule à l’échelle nationale comme
internationale où il tient une bonne part de sa légitimité, comme tous
les pouvoirs autoritaires en place, sous prétexte d’être un rempart
contre l’intégrisme et le terrorisme.
Horizons assombris.
Or, la réalité et les rapports internationaux réfutent tous ces discours et attestent de tout le contraire.
Or, la réalité et les rapports internationaux réfutent tous ces discours et attestent de tout le contraire.
Car le royaume est plus que jamais au
cœur de la nébuleuse internationale du terrorisme : plus de 70 % des
actes terroristes ces quinze dernières années en Europe ont été
perpétrés par des Marocains ou des personnes d’origine marocaine, et le
pays a été un des principaux pourvoyeurs de combattants étrangers pour
le groupe État islamique (EI), etc.
L’autoritarisme persiste ainsi au Maroc
comme ailleurs la petite échelle à l’émergence de l’intégrisme et du
terrorisme, en dépit de tous les discours ambiants.
Ce papier est parti de la question du
bilan des vingt ans du nouveau règne. Au vu de ce que nous avons
esquissé, la réponse ne saurait laisser planer de doute sur son issue.
De plus, les horizons du pays semblent
aujourd’hui plus assombris que jamais, émoussant dans l’avenir proche
tout élan ou potentiel de changement dans le royaume chérifien.
Les opinions exprimées dans cet article
n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la
politique éditoriale de Middle East Eye.
Morad Diani
Chercheur à l’Arab Center for Research and Policy Studies à Doha
(Qatar), il a dirigé en 2018 l’ouvrage 20 Février : Issues de la
transition démocratique au Maroc (en arabe).
Source : Middle East Online, 8 sept 2019
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