Dans la nuit du 18 au 19 avril 2015, la Méditerranée a été le théâtre du pire naufrage de bateau de migrants jamais recensé : près d’un millier de personnes originaires du Soudan, de Somalie, de Guinée, du Mali, de Côte-d’Ivoire, d’Ethiopie, du Sénégal, d’Erythrée, du Bangladesh… ont perdu la vie en tentant de gagner l’Europe. La tragédie avait ému en Italie, si bien que le gouvernement de l’époque, dirigé par Matteo Renzi, avait décidé que l’épave du bateau de pêcheurs serait remorquée, notamment afin d’identifier les cadavres.
En 2016, pendant quelques mois, des pompiers et des médecins légistes ont œuvré à redonner une identité et ainsi leur humanité à des cadavres décomposés. Parmi ces médecins se trouvait Cristina Cattaneo. La cinquantaine dynamique, cette Italienne amoureuse de musique classique et des animaux, à l’air tout sauf austère, dirige le laboratoire médico-légal Labanof de l’université de Milan. Elle partage son temps entre enseignement, travaux médico-légaux (identifier des corps retrouvés par la police, examiner les femmes et les enfants battus…), et travaux archéologiques. C’est aussi elle qui a œuvré dans les années 90 à la création d’un fichier national permettant de mettre en lien les personnes portées disparues et les corps retrouvés par ailleurs. Lorsque le chalutier a sombré, Cristina Cattaneo et ses collègues n’ont guère hésité à participer à l’effort d’identification.

Dans un livre (1) déjà paru en Italie et qui sort ces jours-ci en France, elle raconte ces quelques mois de travail à Melilli (Sicile) où le bateau, désormais exposé à la Biennale de Venise, avait été remorqué. Un récit fort qui explique avec minutie le travail du légiste, autant qu’un plaidoyer pour faire comprendre l’importance d’identifier les morts de la Méditerranée. Nous l’avons rencontrée cet été à Milan.
Qu’est-ce qui vous a poussée à écrire ce livre ?
J’avais envie de raconter ce que j’avais moi-même peur d’oublier. Donner un nom à un cadavre n’est pas d’une importance évidente pour les gens. Même moi, si ce n’était pas mon travail, je ne m’en rendrais pas forcément compte. On est en train de voir le plus grand désastre de masse de type humanitaire depuis la Seconde Guerre mondiale, et on n’agit pas. Je veux faire prendre conscience qu’il faut donner une identité à ces gens, comme on le fait pour les victimes des crashs d’avions.
Identifier un corps, ça signifie quoi ?
Quand un membre de votre famille meurt, l’émission de certificat de décès est automatique. Votre statut peut changer, vous devenez veuf, orphelin, etc. Pour nous c’est automatique, on n’y pense même pas. Mais si vous êtes coincé dans un pays, que vous êtes mineur et que vos seuls parents vivants sont en Europe, vous ne pouvez pas y aller tant que votre statut n’est pas officiellement celui d’un orphelin. Vous êtes coincé et cela va changer le reste de votre vie.

 

C’est aussi une question de santé mentale : une mère qui ne sait pas si son fils est vivant ou mort, une épouse qui ne sait pas si son mari est vivant ou mort… Il a été prouvé que ça crée un phénomène de «perte ambiguë», des problèmes psychologiques et donc de santé. Mais nous n’y pensons pas car ça n’arrive pas ici et que ce sont d’«autres» gens.
Est-ce parce que nous voyons «les migrants» comme une masse sans visage ?
Exactement : donner une identité à quelqu’un, ça veut dire que cette personne est monsieur X, ce n’est pas un inconnu. Donc c’est plus difficile de détourner les yeux de son sort. C’est le petit pouvoir qu’a la science dans ce moment-là, d’aider peut-être à un changement culturel. Les morts ont cette capacité de très bien raconter la tragédie et le risque. Et aussi de raconter leur identité. C’est pourquoi je relate ce qu’ils ont dans les poches, comme des bulletins scolaires, des cartes de bibliothèques, des cartes de don du sang…
Ces objets retrouvés sur les morts vous donnent-ils le sentiment de les «rencontrer» ?
Les visages des morts ne sont plus des visages, ils ne sont plus expressifs. Les objets te rendent plus proches de la personne car ce sont les mêmes que ceux que tu as dans ta poche. Les sachets de terre, les billets, les journaux, les bonbons, l’aspirine… C’est tellement fort d’ouvrir la poche d’un vêtement et de trouver plus ou moins ce que tu as dans la tienne, c’est un langage universel. Peut-être qu’avec ce livre on peut vraiment raconter combien ces gens sont comme nous.
Vous travaillez sur des cas judiciaires mais aussi sur des dossiers archéologiques. Là, vous faites les deux à la fois. Vous fournissez déjà de la matière pour les historiens, plus tard…
Je n’y avais pas pensé, mais j’aime beaucoup le rapport qu’il y a entre le passé et le présent, qu’il s’agisse d’il y a deux ans ou deux mille ans… Est-ce que plus tard, on sera capable de mesurer l’étendue de la catastrophe ? C’est difficile de se rendre compte que c’est un désastre de masse parce que ça arrive à différents endroits et par «petits» naufrages au fil des années.
C’est dilué dans le temps mais les chiffres sont très élevés. On peut se rappeler ou on peut oublier. C’est ça qui m’angoisse le plus car on parle de centaines de milliers de morts. On est déjà en train d’oublier d’ailleurs, car les survivants à nos yeux ne sont «pas importants». Leur voix n’est pas puissante, et j’ai peur que les gens prêts à les écouter ne soient pas nombreux en Europe. Je suis désolée de devoir le dire mais c’est ce que je vois : pour les Européens, ceux qui sont morts en mer sont des gens de deuxième classe et je pense que c’est pour ça qu’on n’a jamais pensé à les identifier avant.
On s’est habitué à ces naufrages récurrents ?
Oui. C’est facile de s’habituer, c’est comme pendant la guerre. Il y a des techniques pour organiser l’oubli comme ne pas parler aux survivants, à leurs familles, même si certains sont des citoyens européens.
Nous savons qu’au moins 300 familles, rien qu’au Sénégal et au Mali, sont en train de chercher leurs morts sur le chalutier. On ne peut le savoir qu’en allant les chercher. Pourtant ce n’est pas impossible de trouver les familles. Une bonne quantité de parents sont déjà en Europe, donc il suffirait que chaque pays crée un «hotspot» pour accueillir les familles de ceux qui pensent connaître un mort. La plupart sont dans le nord de l’Europe, alors que les morts sont au sud. Ce n’est pas difficile. Avec les ONG, on arrive aussi à le faire dans les pays d’origine. C’est une question de volonté.
Vous avez à cœur, dans le récit, de rendre hommage au travail de ceux qui ont œuvré avec vous autour du chalutier…
Absolument, mais ce n’est pas de la courtoisie. L’histoire de ce bateau, c’est quelque chose de très tragique mais aussi de très beau grâce à tous ces gens qui ne se connaissaient pas et qui ont travaillé ensemble pendant trois mois à Melilli, qu’il s’agisse de la marine militaire, des universités, des agences gouvernementales… Les pompiers devaient entrer dans une partie du bateau qui était pleine de cadavres décomposés… J’ai vu des gens saisir l’importance de ce que personne ne comprend jamais : donner une identité.
Comment votre travail est-il financé ?
Il ne l’est pas ! Quand on part, c’est sur les fonds du laboratoire. C’est le gros problème de cette opération. En Italie, l’université a trois missions : l’enseignement, la recherche et l’engagement public. On considère donc ce travail à la fois comme de la recherche et de l’engagement. Le gouvernement italien a contribué en mettant à disposition des pompiers, la marine militaire, etc. Les universités ont mis à disposition des légistes et des anthropologues, on a des donateurs qui ont monté une association qui nous donne une bourse pour un étudiant et pour financer les tests ADN… Mais ça ne peut pas continuer comme ça. On a créé un modèle, on a montré qu’on doit et qu’on peut le faire, mais maintenant c’est à l’Europe de prendre ça en charge. Cela représente quelques centaines de milliers d’euros… C’est incroyable qu’elle ne le fasse pas.
Ça vous met en colère, cette absence de volonté ?
Oui. Je me demande si c’est parce que l’Europe n’a toujours pas compris pourquoi il était important d’identifier les cadavres, ou si c’est parce qu’elle s’en fiche. J’espère que c’est le premier cas de figure. Des députés italiens avaient fait une demande en ce sens à l’UE qui avait répondu qu’elle donnait déjà de l’argent pour les sépultures en Italie. C’est sans doute la preuve qu’ils n’ont pas compris : les morts, ce ne sont pas seulement les sépultures.
(1) Naufragés sans visage, Cristina Cattaneo, éd. Albin Michel, 224 pp., 19 euros.
Kim Hullot-Guiot 
 https//www.liberation.fr/planete/2019/09/03/migrants-les-morts-racontent-tres-bien-la...