Hamza Esmili, doctorant en sociologie à l’École des
hautes études en sciences sociales (EHESS), auteur d’une thèse sur les
marginalités urbaines à Casablanca, déplore le processus d’invisibilité
des habitants des bidonvilles, en l’occurrence à Lahraouine. Des
populations considérées comme un produit de l’exode rural, qui sont
pourtant dans la capitale économique depuis trois générations.
En sociologie urbaine, on définit la marginalité par trois choses :
la première se rapporte à l’Etat. Très souvent, les lieux de marginalité
urbaine ont un statut administratif, juridique et politique très
particulier. Pour le bidonville, qui est le grand foyer de marginalité
urbaine qu’on connaissait au Maroc il y a quelques années encore, c’est
la question de la propriété qui se posait. Les bidonvillois n’avaient
pas de titre de propriété de l’espace sur lequel ils habitaient. C’est
également vrai pour une certaine partie des douars périurbains sur
lesquels la ville a progressé.
En matière de relogement périurbain, c’est-à-dire des bidonvilles
relogés en périphérie de la ville dans des immeubles de taille moyenne,
les relogements ont été réalisés dans des communes rurales. Cela a
changé beaucoup de choses dans la vie concrète de ces gens. Le statut de
«commune rurale» implique par exemple l’absence des pouvoirs publics
(police, hôpitaux, dispensaires, etc.) dans des communes à importante
densité d’habitants. Lahraouine par exemple, où ont été relogés les
habitants du bidonville historique des Carrières centrales, dépend ainsi
de Mediouna, à trente kilomètres de Casablanca alors même que le
quartier est dans le voisinage immédiat de la ville.
Ensuite, il y a la question du marché. La marginalité urbaine
correspond effectivement à une position de la marge par rapport au
marché, aux dispositions économiques au sein de l’espace social. Pour
les bidonvilles,même s’il s’agissait de lieux de pauvreté, ils étaient
souvent inscrits dans le tissu économique des quartiers ouvriers de la
ville, comme pour le cas des Carrières centrales au cœur du Hay
Mohammadi. A l’inverse, l’extrême éloignement des populations relogées à
Lahraouine ne leur permet plus d’avoir un emploi régulier. Ce n’est
plus possible pour elles de maintenir une régularité dans le travail :
il n’y a quasiment pas de bus, les taxis rouges ne vont pas jusque
là-bas, les taxis blancs à peine… Pour se déplacer, ces gens doivent
prendre plusieurs taxis, effectuer une partie du trajet en bus, ou même à
dos d’âne. Ils sont contraints de se reconvertir dans le secteur de
l’aide à la personne, sous sa forme la plus précaire. Par exemple, les
femmes de ménage alimentent ainsi les «mawqef», ces marchés de
travailleurs journaliers où la violence sociale est la plus forte.
Enfin, la question la plus importante renvoie à une dimension
symbolique, c’est-à-dire les stigmates qui sont portés sur un certain
groupe social. Celui qui pèse sur les bidonvillois, par exemple, c’est
la saleté. Dans l’imaginaire collectif, les bidonvilles sont synonymes
de saleté, de violence et d’émeutes, comme c’est le cas à Hay Mohammadi,
emblématique de Casablanca. Il y a eu les émeutes de juin 1981 puis les
attentats terroristes en 2003, dont les auteurs étaient originaires de
Sidi Moumen. Ces évènements ont suffi à stigmatiser l’ensemble de ces
habitations et leurs habitants. Le programme «Villes sans bidonvilles»,
sur lequel le Maroc est considéré comme un pays pionnier par l’ONU, a eu
comme justification, en partie, la lutte contre le terrorisme.
Comment se traduit cette marginalité auprès de ces populations ?
Elles sont invisibilisées ; elles n’existent plus dans la ville.
L’une des premières revendications des gens qui ont été relogés, c’est
qu’on leur reconnaisse leur qualité d’urbains. Ils sont à Casablanca
depuis trois générations, alors que parallèlement, on légitime souvent
leur relogement à l’extérieur de la ville par le fait qu’ils seraient le
produit d’un exode rural, ce qui est faux. En réalité, ils sont là
depuis très longtemps. Parler d’où ils viennent, ça n’a pas de sens :
ils viennent de Casablanca.
Quelles sont les caractéristiques de ces quartiers ?
Il faut revenir à la manière dont s’est construit Lahraouine. Le
programme «Villes sans bidonvilles» s’est généralement fait via des
partenariats publics-privés avec les grands consortiums immobiliers du
pays. Pour le cas de Lahraouine, c’est encore plus «pervers» si je puis
dire : cela s’est fait à travers des tous petits entrepreneurs privés.
Les autorités locales, en l’occurrence le moqadem, désignent qui va
habiter dans le quartier nouvellement construit, se basant sur ceux qui
habitaient selon lui au bidonville. Evidemment, cela lui donne un
pouvoir énorme. On va alors leur attribuer un lotissement dans une
commune rurale, comme Lahraouine, et leur demander de trouver eux-mêmes
un investisseur qui va construire. Les familles se mettent à deux pour
le trouver. Puis, une fois que le lotissement est attribué, l’Etat se
met en retrait complet.
Par la suite, la relation pour aboutir au relogement se fait entre
l’investisseur et le bidonvillois. Comme ce sont de tous petits
investisseurs, le nombre de faillites est particulièrement élevé. Quand
vous marchez dans les rues, vous voyez des immeubles de trois
appartements qui n’ont pas de façades, seulement des bâches et des
cloisons qui assurent la tenue du bâtiment. Il n’y a aucune intimité ou
protection d'aucune sorte. C’est une conséquence directe des modalités
de relogement : ce n’est pas un relogement via l’Etat, qui s’est
simplement contenté de donner le lotissement, mais un relogement dont la
gestion est confiée à des gens qui n’ont pas beaucoup de capitaux. Ils
ont commencé une opération immobilière qu’ils n’ont pas les moyens de
finir ; en somme, ils ont eu le ventre plus gros que les yeux.
Surtout, tout ça montre que la gestion des bidonvilles par le Maroc,
soit le programme «Villes sans bidonvilles», est en fait une lutte
contre l’existence de ces bidonvilles-là dans la ville. L’objectif,
c’est de les faire sortir de la ville, pas de faire disparaître la
marginalité urbaine. Pourquoi, à un moment donné, décide-t-on que les
pauvres ne doivent plus habiter dans la ville, mais à la périphérie ?
C’est ça qui pose question. Le Maroc a tout simplement décidé d’extraire
les pauvres du centre de la ville pour les installer en périphérie. On a
donc simplement fondé des ghettos…
Ce qui ne va certainement pas aider à la lutte contre la radicalisation et la délinquance…
Absolument pas, au contraire. Les bidonvilles profitaient, malgré
tout, d’un certain nombre de circulations économiques qui existaient
dans la ville. Celui des Carrières centrales, qui se situe à Hay
Mohammadi, un quartier populaire mais avec une activité économique et
industrielle importante, est un exemple. C’est celui-là qui a été relogé
à Lahraouine.
Il y avait une vraie entraide économique au sein du bidonville, les
gens étaient là les uns pour les autres, notamment dans les cas de
rupture sociale, lorsque la famille est désarticulée. La gestion des
enfants se fait alors collectivement, ainsi que tout un certain nombre
d’entraides sociales. Tout ça a été complètement brisé à cause de ce
relogement. La marginalité urbaine dont je parle - il y en a plusieurs -
est celle d’un processus qui a vu se transformer la marginalité du
bidonville en une autre forme de marginalité ; celle du ghetto, en
dehors de la ville.
https://www.yabiladi.com/articles/.../casablanca-l-objectif-programme-villes-sans.html
https://www.yabiladi.com/articles/.../casablanca-l-objectif-programme-villes-sans.html
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