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dimanche 13 septembre 2020

Maroc. Maâti Monjib : « Pas question que je me taise »

Entretien

Historien, journaliste, militant pour la liberté d’expression au Maroc, Maâti Monjib est soumis depuis des années à un harcèlement policier et judiciaire. Ses faits et gestes les plus anodins sont rendus publics et déformés par des médias manipulés par les services secrets. Mais il se refuse à céder au découragement ou à prendre le chemin de l’exil.

Manifestation de soutien à Maâti Monjib pendant sa grève de la faim, octobre 2015
Fadel Senna/AFP

Soumis depuis 2014 à un harcèlement policier et judiciaire, traîné dans la boue par les réseaux sociaux et « la presse proche de la police politique » — selon ses mots —, Maâti Monjib, historien et président de l’association Freedom Now, est l’objet depuis quelques semaines d’une nouvelle campagne d’insultes, d’intimidations et de menaces. Initiateur d’un ambitieux programme de formation des jeunes en journalisme d’investigation, il apparaît comme l’un des derniers représentants de la parole libre et bien informée à être encore en liberté. Ali Anouzla, Taoufik Bouachrine, Soulaimane Raissouni, Omar Radi, pour ne citer qu’eux, ont été arrêtés sous des prétextes jugés peu crédibles par Amnesty International, Human Rights Watch (HRW), Avocats sans Frontières – ou l’Association marocaine des droits humains (AMDH) au Maroc qui se mobilisent depuis des années en leur faveur. La 21e audience du procès de Maâti Monjib et de quatre de ses camarades est prévue pour le mois d’octobre.

Ignacio Dalle.Pourquoi cette nouvelle campagne de harcèlement et quelles formes prend-elle ?

Maâti Monjib. — On dirait que le pouvoir a décidé de régler leurs comptes à tous ceux qui ont pris part au mouvement du Printemps marocain qui a fait chanceler le régime en 2011. Cette tentative de reprise en main a commencé durant l’été 2013 avec la répression sévère des manifestations contre la libération d’un pédophile qui avait violé onze enfants et qui purgeait une peine de trente ans. Il faut rappeler ici que ce retour de bâton a eu lieu au Maroc en même temps qu’était lancée la contre-révolution dans la région avec notamment le coup d’État sanglant en Égypte. Celui-ci a été soutenu financièrement par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis qui faisaient pression en même temps sur le Maroc afin qu’il renonce à tout semblant de réforme politique.

La fin de la récréation a été sifflée le 15 juillet 2014. Dans une déclaration violente et diffamatoire, le ministre de l’intérieur a accusé les associations de la société civile de recevoir de l’argent de l’étranger afin de servir un agenda antinational et d’empêcher l’État de combattre efficacement le terrorisme.

Un des objectifs est de terroriser les journalistes et les opposants en général. Le journaliste Omar Radi arrêté il y a quelques semaines risque gros, et il faut tout faire pour le défendre. Comme pour les autres journalistes arrêtés et qu’on jette en pâture pour des affaires de sexe créées de toutes pièces, le pouvoir se venge des enquêtes de ce brillant journaliste qui ont démontré, documents à l’appui, la corruption de certains hommes forts du régime.

En ce qui concerne notre procès, la diffamation accompagne l’épée de Damoclès judiciaire. À chaque fois, nous restons devant les juges quatre ou cinq minutes avant que ne soit annoncée l’audience suivante. Chaque audience est devancée et suivie par deux ou trois semaines de dénigrement dans la presse aux ordres. Il s’agit d’une campagne de diffamation monstre et sans précédent. Un membre de mon comité de soutien s’est amusé à compter les liens des articles diffamatoires me concernant : des milliers depuis sept ans, les accusations sexuelles, financières et de trahison du pays en formant l’ossature ! Sans parler des réseaux sociaux…

I. D.Où en êtes-vous sur le plan personnel ?

M. M. — Ma famille vit très mal les filatures, les visites intempestives devant chez nous et les écoutes téléphoniques. Des informations banales que j’échange avec mes amis et membres de ma famille sont publiées et interprétées d’une façon biaisée juste pour nous faire sentir qu’on est surveillés. Je suis filé, parfois même à l’étranger. Anecdote ridicule, mais révélatrice des gros moyens que les services mettent en place pour maintenir la pression, même loin du Maroc : il y a quelques jours, ChoufTV, qui est devenue l’officine principale des services, a affirmé que j’avais été aperçu à Montpellier « portant une chemise jaune en soie comme un lord », alors que je ne porterais, selon le même article, que des fripes au Maroc. De fait, je n’ai passé que quelques heures dans cette ville. Et mon téléphone était fermé. Comment donc ont-ils eu l’information ? Je leur tire mon chapeau : je portais, c’est vrai, une chemise jaune. En coton, pas en soie. Et je ne porte pas toujours des « fripes » au Maroc. En fait, ils veulent dire que dès que je suis en France je reçois de l’argent et je me comporte en riche.

Ils ont même affirmé que j’allais me reposer dans « ma » ferme dans la même région. Effectivement, un couple ami d’enseignants m’avait invité à m’installer dans leur maison de campagne pour finir un texte académique. Mais ladite « ferme » n’en est pas une et elle n’est pas la mienne. Comment ont-ils eu l’information ? Je n’en sais rien. Certes, il y a un consulat marocain à Montpellier et qui est « à l’écoute des citoyens. » Mais, depuis cinq ans je n’informe personne de mes déplacements. Il est vrai que le renseignement marocain ne lésine pas sur les moyens pour me filer. Ainsi une grande compagnie aérienne arabe m’a informé officiellement — et je garde copie de leur lettre — que mes données, associées à un billet d’avion acheté chez eux en octobre dernier, ont été hackées.

Il y a quelque temps, un rapport technique et circonstancié d’Amnesty International a prouvé que mon téléphone portable était espionné par les autorités marocaines qui ont fait usage de la technologie de l’entreprise israélienne NSO. Cette volonté de nuire du pouvoir marocain est incompréhensible, d’autant plus que cela coûte très cher au pays et que je ne suis pas le seul à être surveillé. Lors de la publication du rapport d’Amnesty, des médias internationaux spécialisés ont rappelé que le Maroc doit payer 115 000 dollars (97 500 euros) pour chaque appareil espionné (ordinateur, smartphone, tablette).

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Le but du pouvoir marocain est de nous faire sentir mal, ma famille et moi, au Maroc et partout où je me déplace, et de faire de moi un exemple, pour me faire taire et faire taire ceux et celles qui résistent à ce pouvoir pourri qui fait de plus en plus de la peur un pilier de son système. Je redis ici aux hommes du régime : il n’est pas question que je me taise, alors que des gens, dont des amis, souffrent en prison juste pour s’être exprimés librement.

Sur le plan professionnel, je suis interdit d’enseignement depuis 2015. Fort heureusement, je me concentre sur la recherche et des interventions en vidéoconférence qui sont parfois brouillées. Toutefois, j’ai pu enseigner des doctorants en 2018-2019 en cachette pendant quelques mois, avec l’aide d’un collègue qui m’a réservé une salle dans un autre établissement que là où je travaille. Les conférences académiques publiques auxquelles je suis invité sont interdites, reportées sine die ou mon nom est retiré de la liste des intervenants. La presse sécuritaire justifie parfois ces interdictions en disant que je suis « l’ennemi numéro 1 du royaume ». C’est hallucinant !

Quelques personnalités en froid avec le régime cherchent à se refaire une virginité en m’insultant grossièrement publiquement. Leurs textes sont repris par la presse aux ordres et les comptes robotisés des réseaux sociaux.

I. D. Le régime ne craint-il pas de perdre toute crédibilité et de ternir son image ? Quid du silence des puissances amies européennes ?

M. M. — Comme le régime devient de plus en plus impopulaire, toute détention d’opposant pour motif politique clair joue, politiquement parlant, en faveur de l’opposition en général et des victimes en particulier. C’est pourquoi la police politique préfère salir les opposants avec des affaires de mœurs et d’argent. Cette tactique est à court terme maligne et efficace, même si elle est immorale. Mais cela risque de totalement délégitimer l’État sur le long terme.

Concernant le silence des puissances amies du régime, cela peut s’expliquer par deux raisons : la situation répressive dans le monde arabe est l’une des pires dans le monde. Mais le Maroc est classé par les index internationaux parmi les moins répressifs. Je pense que la seconde raison réside dans le fait qu’il y a actuellement une régression des valeurs démocratiques en Occident. Par conséquent l’opinion publique se mobilise moins contre les régimes autoritaires, et les gouvernements occidentaux en tirent les conséquences en faisant moins de pression sur les dictateurs et autres despotes.

I. D.La gestion du Covid-19 par le pouvoir, pourtant saluée, peut-elle expliquer ce raidissement, alors que les perspectives économiques et sociales sont inquiétantes ?

M. M. — Oui. Tout à fait. Le pouvoir a même essayé de mettre à profit la crise du Covid-19 pour faire passer une loi aussi liberticide que scélérate. Heureusement que la mobilisation de la société civile, notamment à travers les réseaux sociaux, a obligé le régime à faire marche arrière. D’ailleurs le régime algérien voisin a fait exactement la même chose.

I. D.Comment expliquer également le silence de beaucoup d’intellectuels marocains face à cette dernière vague de répression ?

M. M. - Les choses commencent à bouger. Le fait que la situation ait empiré durant les dernières années a poussé les intellectuels de Sa Majesté — dont les plus connus vivent en France et en Europe — à commencer à secouer le manteau de la veulerie en signant depuis le début de l’année plusieurs pétitions contre la persécution des voix critiques et le retour de la peur. La dernière pétition publiée il y a une dizaine de jours a reçu le soutien de plus de 400 écrivains, artistes et intellectuels. La signature de certains grands noms unanimement respectés comme Abdellatif Laâbi semble avoir énormément gêné la police politique qui contrôle la majorité des médias. Elle a essayé de tromper les plus hautes autorités du pays en affirmant qu’il n’y a pas eu de pétition et que c’était une fake news inventée par France24. Ils ont même affirmé sans rire que la seule pétition signée par Laâbi était en solidarité avec le Liban. C’est dire l’immoralité et la bassesse des médias srabs, liés aux services secrets. On a l’impression que le régime patauge et qu’il fait du mensonge une politique.

I. D.Face à ce harcèlement policier et judiciaire incessant et aux insultes et campagnes de diffamation, envisagez-vous de quitter le Maroc ?

M. M. — J’aime vivre dans mon pays. J’ai trop souffert de mon exil durant les années Hassan II. Des amis me disent que cela pourrait être une solution provisoire, histoire de me mettre en sécurité et de souffler un peu. Mais cela poserait plusieurs problèmes : ma mère a 88 ans et nous sommes très proches. De même, si je quitte définitivement le Maroc, je n’aurai pas droit à ma retraite de professeur. Et puis, il y a quelques années, deux doctorants ont pris le risque de s’inscrire avec moi. Et malgré la diffamation qui a touché l’un d’eux en 2018-2019 pour le punir d’avoir osé s’approcher de moi, ils résistent et continuent à préparer leurs thèses avec moi.

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