La fracture est telle que des milliers de Marocains
éduqués ne se sentent plus chez eux dans ce pays. Leur tort: être allé à
l'école, s'être appliqué, avoir voyagé, s'être civilisé, avoir appris
des langues, vivre d'un métier qu'ils ont appris à la dure.
Le sentiment
de culpabilité vis-à-vis de l'océan de détresse, de mal-vie, de
désespérance qui les entoure est grand. En eux nait un dilemme : que
signifie être Marocain? Est-ce le substrat du plus grand nombre, de
l'océan de misère, de chaos, de système "D", de bouts de chandelles,
qui, tels des embruns toxiques brumisent ce pays d'une écume malsaine,
exaspérante? Doivent-ils s'y conformer, slalomer entre insécurité et
arbitraire, s'aveugler aux comportements les plus brutaux, imaginer une
réalité alternative, vivre dans le déni, ou bien leur faut-il accéder à
la certitude que plus rien ne les attache à ce pays, que leurs réflexes
premiers s'écartent d'une norme obscure qui n'est plus la leur?
Leur
faut-il céder au désir de partir en Occident, là où leur éducation,
leurs études, leurs habitus les intime de voguer? Cet écartèlement les
tourmente, les hante. Eux, par la force des choses se sont ancrés ici,
par le gagne pain, par la rencontre amoureuse, par la famille, souvent
par l'attachement aux parents, aux proches, mais cela suffit-il à
hypothéquer une vie dans la frayeur du quotidien, des m'charmlines, des
psychotiques qui sillonnent les rues sans surveillance, signalant leur
invasion nocturne par des cris perçants ? La rue, la nuit, le jour est un
no (wo-)man's land?
Leurs femmes doivent-elles se
barricader dans des voitures devenues caissons hermétiques, véhicules
anti-émeutes, contre un machisme qui, loin de reculer, ne fait que
s'aggraver sur l'autel d'une culture du mâle dominant jamais au grand
jamais remise en cause ? Doivent-ils vivre au milieu des crachats, de la
crasse, de la bile visqueuse qui ruisselle le long des gouttières, des
trottoirs que l'on décolle et recolle deux fois par mois, d'une ambiance
pesante, pas heureuse, pas sereine, vivre la tête en pivotement
permanent, regarder à sa droite, épier sa gauche, surveiller ses
arrières, jamais devant, jamais le menton haut et fier, vivre la peur
dans les viscères, se sacrifier? Doivent-ils se regrouper, se détacher
du grégaire, faire scission du groupe, se rassembler, former leur
communauté ghettoïsée comme les nantis, leur terre promise au sein d'une
terre, la leur, qui s'obstine à s'encroûter dans la bigoterie, la
sauvagerie, le mensonge, l'envie, la bêtise, tandis qu'eux, d'une façon
ou d'une autre, ont avancé, se sont organisés, veulent vivre protégés,
heureux, et si possible vieillir ainsi. Gros doute, grand dilemme, la
fracture est grande, si grande qu'elle pose une question effrayante,
faisons-nous toujours peuple?
Quand on voit défiler sous
ses fenêtres, un jour de match, des hordes de jeunes criant des
insanités, s'assénant coups de poing, crachats, injures, se bousculant,
hurlant à s'en fendiller le poumon, quand on tremble pour ses enfants,
ces citoyens en devenir, comment leur enseigner la pondération, la
parole douce, polie, sans en faire des marginaux, des faibles, dans ce
tsunami pulsionnel primaire qui charrie l'énervement, la colère et où
les mots "merci", "s'il vous plait", "avec plaisir", sont désormais
extraterrestres ?
L'État a failli à égaliser la
population. Cela n'a rien à voir avec l'argent, les revenus, le
patrimoine... l'inégalité est dans la courtoisie, la propreté, la
civilité. Il est faux de croire qu'il faille être diplômé de la classe
moyenne, lesté d'un crédit hypothécaire pour accéder à l'humanité,
autrement dit au calme, à la gentillesse, à une bienveillance amicale.
Gros doute, grand dilemme, la fracture est grande, si grande qu'elle
pose une question effrayante, faisons-nous toujours peuple? Partir ou
rester? Partir ou rester?
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