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jeudi 4 avril 2019

Les Algériens veulent écrire la suite eux-mêmes

Ammi Louiza/ABACA
Ammi Louiza/ABACA

Jeudi, 4 Avril, 2019,Rosa Moussaoui
Après la démission d’Abdelaziz Bouteflika, dont le Conseil constitutionnel a pris acte, hier, les Algériens refusent de laisser la transition entre les mains d’un système usé jusqu’à la corde.
Alger (Algérie), envoyée spéciale.
Alors que tout bascule, des visages nous reviennent en mémoire. Ceux, d’abord, de ces jeunes gens de Kherrata qui défiaient l’interdiction de manifester, le 16 février, en brandissant une banderole au mot d’ordre sans circonvolutions : « Non au 5 emandat de la honte ! » Celui de cette danseuse à la grâce fragile, dans la foule algéroise, juchée sur les pointes, les mains échappées vers le ciel. Celui de Na Ouardia, une montagnarde à la peau parcheminée, au dos voûté, sortie dans les rues d’Akbou pour fulminer, en kabyle : « Bouteflika, l’Algérie n’est pas ta propriété ! » Le regard décidé de ce manifestant, encore, hissant haut une pancarte en forme de réponse, en anglais, à un communiqué de Washington : « Restez à distance, les États-Unis. Ce n’est pas le Moyen Orient, ici. Mêlez-vous de vos affaires, criminels ! » Le sourire de cette étudiante, enfin, qui semblait répondre à celui de Larbi Ben M’hidi, héros de l’indépendance algérienne dont elle arborait le portrait comme la promesse d’une Algérie libre, égalitaire, démocratique dont il rêvait avant d’être assassiné par Aussaresses et ses parachutistes.
L’élan populaire a poussé dehors le vieux président
Tout bascule et tout est encore incertain, mais il y a quelque chose de léger, léger dans l’atmosphère et dans les cœurs. Mardi soir, on dansait, on chantait, on s’époumonait place Maurice-Audin, rue Didouche-Mourad, au pied des marches de la grande poste, dans le centre d’Alger, pour célébrer une première victoire, après l’annonce de la démission d’Abdelaziz Bouteflika, poussé vers la sortie par l’extraordinaire élan populaire qui dessine, déjà, une Algérie nouvelle. Le peuple a repris l’espace public, il sera difficile de l’en chasser à nouveau. Il y a cinq ans, ici même, à l’ombre des mêmes ficus, ceux qui s’opposaient au 4 e mandat étaient matraqués, nassés, isolés, humiliés. Comme une revanche, cette fois, montait de la foule, heureuse et grave, un verdict sans appel : « Ce pays est le nôtre, et nous imposerons nos choix ! » Au même moment, la télévision algérienne diffusait les images pathétiques d’un président souffreteux, vêtu d’une djellaba blanche, tassé sur sa chaise roulante, tendant maladroitement sa lettre de démission au président du Conseil constitutionnel. La scène, à visée sacrificielle, n’atténue en rien l’ardeur des Algériens, sûrs de vouloir les « dégager tous ».
« Ce pouvoir de corrompus ne s’attendait pas à un tel soulèvement populaire, d’est en ouest. Ils n’ont pas fini d’être surpris. C’est tout le système que nous avons l’intention de déraciner. Nous sommes tous unis par un même mot d’ordre : qu’ils partent tous, nous ne voulons plus d’eux », tempête un homme entre deux âges.



 Les généraux réunis en conclave, qui sommaient mardi soir Bouteflika de démissionner après l’avoir si longtemps appuyé, ne sont pas épargnés par ce profond désir de faire table rase d’un système qui organise, depuis l’indépendance, la mise à l’écart du peuple qui l’a conquise. Si les manifestants proclament la fraternité entre les Algériens et leur armée, ils n’en espèrent pas moins que le clan Bouteflika entraînera dans sa chute tous ses affidés, tous ceux qui arpentent depuis des lustres les méandres d’un pouvoir opaque, à commencer par le chef d’état-major, le général Ahmed Gaïd Salah. Pas question de laisser faire les tenants d’une reprise en main par les militaires.
Le scénario d’une transition conduite par les mêmes hommes, affalés dans les mêmes institutions organisant la confiscation des pouvoirs, ne les satisfait pas davantage. L’application, opportunément appuyée par le patron de l’armée, de l’article 102 de la constitution, qui confie l’intérim présidentiel au président du Conseil de la nation, Abdelkader Bensalah, placé là par Bouteflika ? Trop tard ! Le peuple algérien joue à chaque manche avec un coup d’avance sur les représentants d’un pouvoir usé jusqu’à la corde. L’idée d’une Constituante s’affirme, même si certains redoutent de voir une telle assemblée exclure les nouveaux visages de ce mouvement populaire encore trop peu organisé, et reproduire encore les rapports de forces d’ancien régime.
Tout bascule, et tout est balayé par l’extraordinaire élan politique qui refaçonne le pays. Les oppositions, querelleuses, prisonnières des vieilles équations, incapables de formuler un nouveau projet de société, ont perdu tout crédit. Même les islamistes sont à la peine, des barbus associés au pouvoir et aux affaires jusqu’aux vétérans du FIS dissous, dépassés par les mutations d’une société qui ne ressemble en rien à celle des années 1990.
« Avant, on ne pouvait pas s’exprimer aussi librement »
Dans la paix, dans la fraternité, dans l’unité, le peuple algérien a su imposer, dans un délai incroyablement court, une situation de rupture, en même temps qu’une nouvelle figure de la révolution, en puisant dans son histoire, dans ses épreuves, dans son humour. Jamais on n’a autant ri, débattu, inventé. Sur les marches de la rue Hamadachi-Mohand-Idir (ex-Maurice-Ravel), qui remontent vers le quartier de Telemly, un bambin de 5 ans trempe sa main dans un pot de peinture bleue, laisse sur le mur l’impression de sa petite paume. Des hirondelles découpées dans de vieux disques vinyle s’envolent d’une cage tracée au pinceau noir. On y laisse des messages de joie, d’espoir et d’amour, qui disent les rêves d’une jeunesse impressionnante de générosité, d’intelligence, de maturité politique. Sur plusieurs centaines de mètres, la fresque esquisse une autre Algérie. L’idée de faire parler les murs revient à un groupe d’étudiants qui se sont liés au fil des manifestations. « Nous voulions graver la trace de ce mouvement de libération. Avant, on ne pouvait pas s’exprimer aussi librement. La voix de la jeunesse était bâillonnée », sourit Noussaïba Merah, une jeune femme de 24 ans, voile et visage joliment maculés de peinture.
À ses côtés, Hicham Bellili, 23 ans, étudiant en écologie, s’est tracé sur le visage un drapeau amazigh, jaune, vert et bleu, frappé de la croix berbère. L’étendard flotte sur les manifestations, au côté du drapeau national, comme le signe d’une diversité culturelle et linguistique par tous assumée, d’une unité nationale retrouvée, cinglante réponse à ce pouvoir qui n’a jamais hésité à souffler sur les braises de la division. « Une révolution se porte tous les jours, pas seulement le vendredi ! On est restés trop longtemps éloignés de la politique. Écrire et dessiner sur les murs, c’est notre manière d’ancrer nos messages, nos revendications. C’est une autre façon de s’exprimer pacifiquement », explique le jeune homme sur un ton posé. L’Algérie de demain, il se l’imagine « libre, juste, démocratique, débarrassée de la corruption et de la hogra (le mépris) ». Tout en haut de l’escalier, on fête un anniversaire dans une ambiance bruyante et bon enfant. Un adolescent, drapeau noué autour du cou, nous tend une brassée de friandises.
Sur le mur, une allégorie de l’Afrique prend forme ; plus loin, des jeunes femmes donnent les derniers coups de pinceau à un portrait de Frida Kahlo. Dans cette petite communauté, qui a déjà fédéré plusieurs centaines de personnes, les femmes sont les plus nombreuses. Elles aussi s’approprient l’espace public, après s’être imposées, ces vingt dernières années, à l’université, sur le marché du travail et dans tous les champs de la vie sociale. Leur présence nombreuse dans les manifestations est comme une révolution dans la révolution, le signe d’une profonde transformation au cœur même d’une société toujours travaillée par les valeurs conservatrices et patriarcales. L’Algérie est un laboratoire : on y réinvente tout, jusqu’à la langue, que l’on tord joyeusement pour lui faire dire l’époque. Pour la septième semaine consécutive, lancent les protestataires à l’adresse des gardiens de l’ordre établi qui manœuvrent dans l’ombre : « Nous vendredirons encore ! »
LE PRÉSIDENT DU CONSEIL DE LA NATION, UN PROCHE
DE BOUTEFLIKA CHARGÉ DE LA TRANSITION
Abdelkader Bensalah… voici un nom qui ne plaît guère au peuple algérien.
C’est pourtant à l’actuel président du Conseil de la nation (Sénat) qu’a échu
– Constitution oblige – la charge de la transition. L’homme de 77 ans, proche
du président déchu, est originaire comme lui de la région de Tlemcen. Engagé
auprès du FLN à l’âge de 18 ans, il a étudié le droit, avant d’embrasser
une carrière de journaliste dans la presse d’État. À 36 ans, il est élu député.
Il sera aussi ambassadeur, porte-parole du ministère des Affaires étrangères
avant d’être désigné il y a dix-sept ans président du Sénat.

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