En 1895, un village des Hautes-Alpes, enclavé et condamné à la misère par la surexploitation des pâturages, est vendu par ses habitants à l’État, qui engage aussitôt une opération de reboisement. Fasciné par ses ruines depuis une enfance randonneuse, Luc Bronner a tiré de la consultation des archives un récit dont l’éclairage ethnographique débouche sur une réflexion écologique.
On se souvient qu’il y a une petite dizaine d’années, la mise aux enchères d’un hameau de Saint-Nicolas-Courbefy, en Haute-Vienne, avait éveillé l’intérêt des médias, entre nostalgie d’un éden perdu et froid constat de la désertification des campagnes. Renseignement pris, il ne s’agissait pourtant que des bâtiments d’une ancienne ferme, transformés en un village vacances qui avait fini par péricliter. Leurs murs avaient été rachetés pour 520 000 € par un milliardaire coréen controversé, qui finalement n’avait jamais payé son dû.
Les ruines qui fascinent Luc Bronner depuis son jeune âge sont en revanche celles d’un vrai village qui possédait sa mairie, son école et son église. Un village à la destinée suffisamment remarquable pour avoir fait la une de L’Illustration, le Paris-Match de l’époque, lors de sa vente à l’État par ses habitants, officialisée en images en août 1895.
L’article précisait : « Toutes les propriétés communales et privées, comprenant une superficie de 2 026 hectares, ont été vendues à l’État pour le prix de 186 000 francs environ. La commune de Chaudun comprenait 98 habitants vivant du produit de leurs pâturages ; mais depuis quelques années les montagnes déboisées avaient perdu une partie de leurs prairies où l’on faisait paître un trop grand nombre de moutons. L’altitude de Chaudun, qui est à 1 400 mètres, et son éloignement de Gap (19 kilomètres), ne permettant pas aux habitants de se créer de nouvelles ressources pour remplacer celles que donnaient les pâturages, la commune avait elle-même demandé à être achetée par l’État. Les formalités exigées pour cette opération ont duré plus de quatre ans. » Sur les photos, on voit notamment « le dernier maire de Chaudun, assis sous la cloche de l’église, dont la construction remonte au quinzième siècle ».
Les inégalités sociales sont grandes et, le jour de la vente, l’ordre de grandeur des indemnisations ira de 1 à 120. Mais les inégalités sont aussi celles des territoires. Chaudun n’a droit qu’à des instituteurs médiocres, qui dispensent un enseignement de faible qualité en attendant leur prochaine mutation. Il est vrai que la plupart de leurs élèves s’égaient dans la nature dès la fonte des neiges. Les curés, eux, se plaignent de la fragile piété de leurs ouailles et de leur faible contribution aux ressources de l’église et de son serviteur. Au moins les jours de dimanche sont-ils « rarement » l’occasion de « réunions dangereuses », les bals « peu de choses », le concubinage absent, et les abus ou scandales contre les mœurs peu nombreux. Les péchés dominants ? « L’esprit de censure, d’orgueil et d’hypocrisie » nous renseigne encore un audit aux 203 questions, mené dans la paroisse au milieu du siècle et retrouvé dans les archives du diocèse. Comme l’instituteur, le curé de Chaudun prend son sacerdoce en patience. Symboliquement, le dernier d’entre eux meurt en 1890 dans des circonstances dramatiques : une chute dans le vide en allant visiter, par un col enneigé, le curé ami d’une paroisse voisine afin de tromper sa solitude.
Il y a aussi ces insoumis, réfractaires au service militaire, qui bravent la menace d’emprisonnement et fuient l’enfermement du village par la même occasion. « À Chaudun, sur une population d’une centaine de personnes, au moment où le village s’éteint, je compte au moins seize hommes qui ont ainsi émigré vers l’Amérique, très majoritairement, ou l’Algérie et la Tunisie, pour deux d’entre eux », relève Luc Bronner. Il existait alors une filière dont profitèrent les propres grands-parents de l’auteur, issus de la vallée voisine du Champsaur et établis épiciers à San Francisco au début du XXe siècle, avant de revenir en touristes au printemps 1914 et d’être retenus par le déclenchement de la Grande Guerre.
Pourquoi des villageois, forcément attachés à des lieux occupés à partir du début du XVIe siècle, se sont-ils résolus à les quitter ? Parce que, moins de quatre siècles plus tard, les bois qui avaient attiré les premiers habitant ont presque tous été coupés et que les milliers de moutons, envoyés chaque été dans les alpages par les éleveurs de la Crau et du sud de la France, ont mis la roche à nu. C’est ce qu’explique la lettre collective envoyée le 28 octobre 1888 au ministre de l’Agriculture au nom des habitants du village. Probablement rédigée par le curé, elle déroule les arguments de ce cahier de doléances dans une langue châtiée, aux formules imagées et empruntes de poésie.
De passage trois ans plus tard, Onésime Reclus, le frère d’Élisée, fameux géographe aux idées anarchistes, observe lui-même que le village est devenu « une pierraille, une rocaille, une Sibérie d’hiver, un Sahara d’été » et lâche durement : « Nulle part, on n’aurait trouvé de ruines de la nature plus éloquentes pour témoigner de la malfaisance de l’homme ».
Dans leur malheur, la chance des habitants fut en effet que leur démarche s’accordait avec le souci des autorités publiques de restaurer des montagnes érodées, à Chaudun comme ailleurs dans les Alpes et les Pyrénées. Il n’est que de comparer les cartes postales d’époque aux paysages actuels.
À Chaudun, l’État mit les grands moyens. Installés à demeure, des agents travaillant douze heures par jours reconstruisent le chemin qui mène au village, élèvent deux barrages pour couper et retenir le torrent, et plantent des pépinières. Dix-sept années de labeur, avant et après-guerre, pour faire pousser 63 000 feuillus et 3,3 millions de résineux : mélèzes, épicéas, pins noirs, pins cembros, pins à crochets, pins silvestres.
« Les scientifiques estiment que 20 % de la flore française est présente dans la vallée aujourd’hui », se réjouit Luc Bronner, qui conclut : « Chaudun raconte notre passé, et notre futur probablement. » De quoi donner matière à réflexion aux randonneurs curieux des vestiges d’un commun passé que l’on se gardera bien d’idéaliser.
Philippe Brenot
Chaudun, la montagne blessée, Luc Bronner, Seuil, 2020, 174 pages, 17 €.
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