Un reportage en deux volets de Jeune Afrique
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Adil Douiri, Zouhair Bennani, Mohamed Horani… Les recettes marocaines du succès à l’étranger
Traditionnellement enclins à s’étendre en Afrique subsaharienne, de plus en plus de grands groupes issus du royaume mettent désormais le cap vers l’Europe ou les États-Unis. Et s’en félicitent.
Bilal Mousjid, Jeune Afrique, 20/3/2025
Pendant plusieurs décennies, les success stories du capitalisme marocain furent incarnées par des figures aux parcours peu ou prou similaires : nés avant l’indépendance dans un milieu modeste ou pauvre, ils quittent leur village de naissance pour tenter leur chance à Casablanca, où ils finissent par bâtir des empires. En l’espèce, le fondateur de Ynna holding, Miloud Chaâbi, un berger devenu l’une des plus grosses fortunes du royaume, Mohamed Amhal, un aide épicier devenu prince des hydrocarbures à travers son groupe Somepi, ou encore Ahmed Oulhaj Akhannouch, fondateur du géant Akwa, sont des cas emblématiques.
Ces succès, comme ceux d’autres champions nationaux, ne se sont toutefois pas étendus au-delà des frontières du royaume sous la houlette des fondateurs. « Ils n’osaient pas, car ils ne croyaient pas en être capables », commente Zakaria Fahim, spécialiste en transmission d’entreprises familiales. C’est sous la direction d’une nouvelle génération que la plupart des grands groupes marocains ont franchi le pas de l’expansion à l’étranger, en se lançant d’abord à la conquête des marchés subsahariens, en particulier dans la finance et les télécoms. Avant de mettre le cap vers les pays du Nord. « Les enfants ont été les accélérateurs du développement de ces groupes. Comme ils ont été, pour beaucoup, formés en Europe et qu’ils y ont des partenaires, ils franchissent les frontières plus facilement », décrypte Zakaria Fahim, associé gérant au sein du cabinet BDO Maroc.
« Cela veut dire qu’ils ont pris confiance en eux et ont atteint une certaine dimension qui leur permet de lever des fonds. C’est un mélange de confiance, de taille critique et de capacité à profiter des marchés matures, grâce à leur compétitivité, leurs compétences et leur taille », nous expliquait récemment le ministre de l’Industrie, Ryad Mezzour.
Mohamed Horani à la conquête du monde
« S’il y a un groupe marocain dont l’expansion dans le monde doit nous inspirer tous, c’est HPS », lance d’emblée un homme d’affaires marocain. Né à Casablanca dans une famille très modeste du quartier populaire de Derb Fokara – littéralement « quartier des pauvres » –, Mohamed Horani a fondé Hightech Payment Systems (HPS), avec trois associés, en février 1995.
Trente ans plus tard, la start-up spécialisée dans la fourniture de solutions monétiques est devenue une multinationale qui équipe quelque 500 banques dans le monde, dont le géant HSBC, le français Crédit agricole ou encore DBS à Singapour. « Nos technologies sont utilisées dans 96 pays sur les cinq continents », se félicite le président du groupe, qui a fait l’acquisition, en août dernier, de l’irlandais CR2 Limited. Possédant déjà des bureaux en Afrique, en Europe, en Asie et au Moyen-Orient, HPS a annoncé ces deux dernières années de nouvelles ouvertures en Inde, au Canada et en Australie.
La recette de son succès ? « Nous nous distinguons par notre technologie. Entre 14 et 16 % de nos revenus sont investis dans la recherche et le développement », répond Mohamed Horani, qui vante également « la diversité du conseil d’administration, qui compte six administrateurs indépendants sur un total de dix ». « Il y a une diversité tant au niveau des générations qu’au niveau des nationalités des membres, de sorte que l’on ait des points de vue différents et ouverts sur le monde », poursuit le patron de la multinationale, qui affiche, fin 2024, des revenus de 1,25 milliard de dirhams (près de 120 millions d’euros), dont 65 % sont réalisés en dehors de l’Afrique.
Dislog, un modèle gagnant
L’expansion spectaculaire de HPS n’est pas sans rappeler, toutes proportions gardées, la trajectoire de Dislog, groupe spécialisé dans les métiers de l’hygiène, l’alimentation et la santé. Domiciliée, lors de sa création en 2004, dans un studio à Casablanca, l’entreprise de Moncef Belkhayat est aujourd’hui un des plus grands distributeurs en Europe, où elle revendique 20 000 points de vente et collabore avec de grandes enseignes comme Carrefour, Monoprix, Franprix, Auchan, Intermarché ou Casino. Une envergure acquise notamment grâce au rachat, en 2024, de Chef Sam, un groupe espagnol partenaire de plusieurs marques dans neuf pays européens (Angleterre, Espagne, France, Pologne, Portugal, Roumanie et pays du Benelux).
« Au vu de notre expertise, de nos capacités et de nos ressources humaines, on s’est dit qu’on était capable de grandir à l’échelle internationale. Après une analyse du marché africain, marqué par l’instabilité tant au niveau douanier que tarifaire, dépourvu de profondeur pour des groupes comme le nôtre, nous avons décidé d’aller en Europe occidentale », confiait Moncef Belkhayat à Jeune Afrique en juillet dernier. Un choix payant, puisque Dislog Group tire aujourd’hui 20 % de son chiffre d’affaires (3,3 milliards de dirhams en 2023) de ses activités en Europe.
Label’Vie sur les pas de Carrefour
Dans la grande distribution, un autre champion national a planté, ces dernières années, son drapeau dans l’Hexagone : Label’Vie. Le groupe dirigé par Zouhair Bennani a conclu avec Carrefour un contrat de gestion de six hypermarchés en France, à Paris, Grenoble et Marseille. « Ils sont parmi les plus grands de France », s’enorgueillit le P-DG du groupe coté à la Bourse de Casablanca. Présent dans 33 villes du royaume à travers 270 magasins (Carrefour, Carrefour Market, Carrefour Express, Atacadao et Supeco) et en Côte d’Ivoire – où il est en concurrence avec Carrefour – Label’Vie a réussi à se frayer un chemin sur le marché tricolore en analysant les habitudes de consommation dans les zones d’implantation, en Afrique comme en France, où certains hypermarchés accusaient des contre-performances dont Carrefour peinait à trouver l’origine.
« La grande distribution représente 90 % de parts de marché en France, contre 20 % au Maroc et moins de 10 % en Côte d’Ivoire. Tous les acteurs présents sur ce segment ont donc des concepts préétablis et des modèles de distribution. Ils ont du mal à les modifier, car ils ont grandi grâce à eux, ont formé leurs équipes en fonction de ces modèles et s’en sont servis pour s’internationaliser », détaille Zouhair Bennani, qui met en avant, à l’inverse, l’approche plus pragmatique de Label’Vie, « qui a démarré de zéro et n’en est qu’à la deuxième génération » de gestionnaires de supermarchés.
Il faut dire aussi que les six magasins tricolores sont situés dans des quartiers populaires, où réside une population majoritairement musulmane, un argument clé dans l’expansion de Label’Vie en France. « Quand on veut s’implanter dans certains quartiers, à Marseille ou à Grenoble, on ne s’amuse pas, par exemple, à faire la foire au vin pendant le ramadan. Autrement, il ne faut pas s’étonner d’une baisse du chiffre d’affaires pendant cette période », illustre l’homme d’affaires, qui ne nie pas cette gestion spécifique.
« Cela compte, mais ce n’est pas tout. L’essentiel est de s’adapter aux différents clients », poursuit-il. Là encore, la stratégie semble porter ses fruits puisque les filiales ivoirienne et française généreraient, selon nos informations, 50 % des revenus du groupe, dont le chiffre d’affaires s’est élevé à 16,4 milliards de dirhams (1,5 milliard d’euros) en 2024, en hausse de 3,9 % par rapport à 2023. « Les filiales étrangères sont portées non par Label’Vie, mais par la holding mère [Retail Holding]. Leur potentiel est si important que je suis persuadé qu’elles vont dépasser les activités réalisées au Maroc », conclut Zouhair Bennani.
Mutandis comme un poisson dans l’eau aux États-Unis
Grande figure du monde des affaires au Maroc, le patron de Mutandis, Adil Douiri, est à l’affût d’acquisitions à l’étranger, mais pas quel qu’en soit le prix. L’Europe ? L’ancien ministre du Tourisme la juge quelque peu « molle ». L’Afrique subsaharienne ? « On a du mal », reconnaît-il. Son groupe possède bien Anny, une marque de conserve de sardines leader dans la région des Grands Lacs, mais il n’en tire pas de mérite particulier, car il en a hérité « en prenant le contrôle d’une conserverie marocaine fondée du temps de la colonisation et qui fournissait les colonies belges en Afrique ».
La véritable opportunité s’est concrétisée, en 2021, à travers le rachat – pour 406 millions de dirhams – de l’américain Season, marque leader de la conserve de sardines haut de gamme. Un choix audacieux, le marché de l’Oncle Sam n’étant pas très prisé par les investisseurs marocains. Pour le fondateur de CFG Bank, cette expansion sur le marché américain coule de source. « Le marché est très dynamique, très profond et de très grande taille. L’Europe est stagnante alors que l’Amérique se développe très vite avec un marché de consommateurs énorme. C’est peut-être le meilleur au monde avec les marchés asiatiques », explique l’ingénieur, dont la carrière a débuté, en 1985, chez BNP Paribas, où il a géré jusqu’en 1992 des portefeuilles investis aux États-Unis.
Le Maroc étant le leader mondial de la conserve de sardines et Mutandis étant lui-même producteur et exportateur de ce produit, l’ingénieur n’a pas hésité longtemps à racheter Season – un dossier qui lui a été présenté par Attijariwafa Bank et la banque américaine Raymond James. « Le prix auquel les consommateurs américains sont prêts à acheter une boite de conserve est beaucoup plus élevé que pour les consommateurs africains. S’il était possible, l’idéal serait même de prendre toutes les sardines marocaines et de les vendre aux États-Unis. C’est le débouché le plus rentable, celui qui produit le plus de richesses : le plus de marge brute pour les Marocains, le plus de salaire distribuable, le plus de réserve de changes de dirhams en devise… », énumère-t-il. La concurrence ? Elle vient en premier lieu de certains de ses compatriotes, ainsi que de producteurs asiatiques, notamment thailandais et chinois.
« Aux États-Unis, nous avons 25 % de parts de marché et 50 % sur le créneau de la conserve premium, que l’on peut définir comme étant vendue à plus de 2 dollars ou 2,50 dollars la boîte », détaille Adil Douiri. Sitôt le deal conclu, Mutandis a ainsi dédié une partie ses usines au marché américain. « La logique est simple : chaque kilogramme de poisson pêché dans la mer doit être transformé et vendu au prix au kilo le plus élevé pour le royaume du Maroc. Autrement, c’est dommage », conclut le banquier.
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Othman Benjelloun et Rita Zniber : quand des capitaines d’industrie marocains ratent leur expansion en Europe
À la tête de géants industriels ou financiers au Maroc, des patrons ont toutefois échoué à se développer en Europe. Plongée dans deux ratés emblématiques.
Bilal Mousjid, Jeune Afrique, 21/3/2025
Il est des dates qui marquent particulièrement l’histoire d’un groupe. Le 21 novembre 2007 en est une pour Bank of Africa (BOA). Ce jour-là à Londres, Othman Benjelloun célèbre, en grande pompe, le lancement de sa banque de droit britannique MediCapital Bank. Organisée à la Maison House de la City, la cérémonie réunit des personnalités du monde de la finance, des ministres, et des hommes de lettres, tous venus assister au coup d’envoi d’un des projets les plus ambitieux du doyen des banquiers marocains.
Seule banque maghrébine et d’Afrique francophone présente au cœur de la finance européenne, MediCapital Bank est spécialisée dans le corporate banking, la banque d’Investissement et de marchés. Son ambition est alors de servir de pont entre les investisseurs internationaux et les entreprises ou les banques africaines en ciblant particulièrement les opérations dont le montant va de 50 à 200 millions d’euros.
« De portée stratégique, ce nouveau projet du groupe BMCE Bank devrait être porteur de valeur ajoutée économique significative, à la fois pour le groupe et pour le Maroc, qui se veut être un acteur dynamique dans la promotion économique et politique de la région Méditerranéenne et du continent africain dans son ensemble », espérait alors BMCE Bank (aujourd’hui BOA).
Il était une fois MediCapital Bank
À la tête de l’empire FinanceCom – devenu depuis O Capital –, dont les activités vont de la finance au tourisme en passant par les télécoms ou encore le transport, Othman Benjelloun est à cette époque, un homme d’affaires qui réussit tout ce qu’il entreprend.
Après avoir ouvert plusieurs filiales de BMCE en Afrique subsaharienne, le banquier veut aller plus loin pour « permettre aux opérateurs africains d’avoir accès au marché international des capitaux pour financer leurs projets d’investissement et de développement et d’introduire les investisseurs étrangers sur le continent africain », indique un rapport de l’institution bancaire.
« Il était persuadé qu’il allait réussir », se souvient un ancien associé de Benjelloun. Mais c’est sans compter sur la crise financière qui bouleversera le monde à peine quelques mois après la création de MediCapital Bank. Conséquence : non seulement l’activité de la filiale ne décolle pas mais les pertes s’accumulent (près de 20 millions d’euros entre 2007 et 2008), plombant les comptes de la banque mère.
Trois ans plus tard, le milliardaire fait marche arrière et rebaptise la filiale BMCE Bank International, abandonnant toute l’activité relative aux marchés des capitaux et, par là même, ses ambitions africaines à partir de l’Europe.
Alors qu’elle tablait sur un profit allant jusqu’à 10 millions de dollars dès 2010, la banque n’a enregistré son premier résultat net positif (1,2 million d’euros) qu’en 2012. « Beaucoup parlent d’une perte de 65 millions d’euros dans ce projet mais cette aventure a coûté réellement le double à Benjelloun. Mais l’histoire retiendra qu’il a tenté l’aventure et que la BMCE s’est relevée après cet échec », relève son ex-associé.
L’échec n’a en tout cas pas freiné les ambitions du tycoon de la finance, qui a obtenu, en 2018, un agrément pour ouvrir une succursale à Shanghai, en Chine. « Bank of Africa Shanghai a adopté une gestion des risques optimisée et a représenté activement le groupe auprès des opérateurs économiques publics et privés chinois souhaitant investir sur le marché africain », indique rapport annuel de la banque relatif à l’exercice de 2023. La succursale a réalisé, « malgré un contexte peu favorable », un résultat net de 17,24 millions de dirhams contre 6,63 millions en 2022.
Le domaine viticole de Brahim Zniber, près de Meknès, en 2009. © Abdelhak Senna / AFP
La grande aventure de Rita Maria Zniber
Deux ans avant son décès, en septembre 2016, Brahim Zniber passe le témoin à son épouse, Rita Maria Zniber, à la tête de Diana holding. Actif dans l’agriculture, la distribution et l’industrie, l’empire du vin ne s’est alors jamais aventuré en dehors du royaume. À peine quatre mois après avoir pris les rênes du groupe, Rita Maria Zniber s’y attelle en jetant son dévolu sur le géant français Marie Brizard Wine & Spirits (MBWS, ex-groupe Belvédère), connu dans le monde entier pour sa marque de whisky William Peel, sa vodka Sobieski ou encore sa liqueur d’anisette Marie Brizard.
Durant le mois de septembre 2014, la nouvelle PDG acquiert 13,14 % du capital. Déjà actionnaire majoritaire, Diana Holding poursuit son offensive pour atteindre, en 2015, 16,61 % du capital et 16,47 % des droits de vote. Mais cette prouesse ne tardera pas à attirer l’attention du gendarme boursier français, qui soupçonne alors le groupe de délit d’initié.
L’autorité des marchés financiers (AMF) lui reproche « d’avoir acquis des titres de MBWS en utilisant plusieurs informations relatives au dépassement par cette société de son objectif de résultat avant intérêts, impôts, dépréciations et amortissements (EBITDA) ; au renforcement de sa structure financière, ainsi qu’à l’actualisation d’un plan stratégique annonçant de nouveaux objectifs et revoyant à la hausse les prévisions de chiffres d’affaires et d’EBITDA », retrace un document de l’AMF.
Commence alors la descente aux enfers pour le groupe viticole marocain et sa dirigeante. En avril 2017, les enquêteurs de l’AMF effectuent alors une visite au siège de MBWS pour « procéder à la saisie de toute pièce ou document utile à la manifestation de la vérité et susceptible de caractériser la communication et/ou l’utilisation d’une information privilégiée », y compris les téléphones portables de Zniber et de Hachem Belghiti, un de ses bras droits.
Le verdict tombe quatre ans plus tard : une sanction de 10 millions d’euros est prononcée à l’encontre est de Diana Holding, ainsi que 6 millions d’euros à l’encontre de Rita Maria Zniber – qui a toujours nié les faits qui lui ont reproché. Contestant la saisie de ses données, Rita Maria Zniber a saisi le 14 avril 2023 la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) pour « atteinte à la vie privée ».
Quelle que soit la décision de la juridiction internationale, la famille Zniber – qui ne détient plus aujourd’hui que 3,52 % du capital de MBWS – a perdu des dizaines de millions d’euros dans cette affaire. « L’opération Marie Brizard était sous-tendue par une stratégie solide qui aurait pu porter tous ses fruits. Si nous avions pu poursuivre notre politique et nos ambitions, si nous n’avions pas été freinés par des manœuvres douteuses, cela aurait été le jackpot. Cela n’a pas eu lieu. Il faut faire contre mauvaise fortune bon cœur », réagissait, en 2023, la patronne de Diana Holding auprès de Jeune Afrique.