Interview exclusif de Farida Aarrass, coryphée du Chœur d’Ali Aarrass
Un interview par Luk Vervaet
Pour réserver vos places : Le Choeur d’Ali Aarrass au Théatre national 23 > 27.04.2019
Je reviens de la manifestation devant
le consulat de Grande-Bretagne à Bruxelles contre l’extradition de
Julian Assange aux États-Unis. En pensant à toutes ces manifestations
contre l’extradition d’Ali Aarrass au Maroc que nous avons organisées en
2010. En espérant que la question des extraditions deviendra enfin un
point d’intérêt et de mobilisation du mouvement démocrate. Le Chœur
d’Ali Aarrass au Théâtre national serait-il le signe d’un éveil ?
Je
pense à toutes ces conférences contre l’extradition d’Ali Aarrass, avec
Farida Aarrass pour le Comité Free Ali, avec le papa de Hicham Bouhali
Zrouil, Belgo-marocain extradé par la Syrie vers le Maroc en 2011, avec
la femme de Nizar Trabelsi, Tunisien extradé illégalement par la
Belgique vers les États-Unis en 2013. La personne qui cristallisait
cette modeste opposition aux extraditions illégales s’appelle Farida
Aarrass. Je rencontre Farida, celle que Julie Jaroszewski appelle le
coryphée du Chœur d’Ali Aarrass, la cheffe de chœur dans la Grèce
antique, pour une Interview juste avant une énième répétition. Dans un
établissement pas loin du Théâtre National où se présentera le Chœur les
23, 24, 25, 26 et 27 avril prochains.
Luk Vervaet (LV) : Farida, je te
connais depuis dix ans à la tête de la campagne pour la libération de
ton frère Ali. On a fait d’innombrables manifestations, interpellations,
soirées, pétitions ensemble. Maintenant te voici sur la scène du
Théâtre National. Qu’est-ce que ça signifie pour toi ? Le prolongement
d’une lutte ? L’aboutissement d’une campagne ?
Farida Aarrass (FA) : Pour moi il
s’agit là d’une victoire supplémentaire dans la lutte pour la libération
d’Ali Aarrass. Qui aurait dit qu’un jour un groupe de femmes « Le
choeur d’Ali Aarrass » allait porter le message d’Ali au sein du Théâtre
National. Je pense que toute lutte connaît une succession d’événements
qui évoluent dans un sens parfois inattendu. Dans ce sens, le Chœur est
une suite logique dans la lutte. Mais ce qui est encore plus
surprenant, et très beau d’ailleurs, ce sont les différentes rencontres
avec des personnes tout au long de cette lutte pour Ali. Elles
produisent et contribuent à ces changements. Il y a, par exemple, tout
au début la rencontre avec Nadia, Nadine, Nordine et toi Luk en 2009,
vous avez été les premières personnes à me faire confiance, à m’avoir
aidé à construire et porter cette campagne. Cela, je ne l’oublierai
jamais. Et puis il y a tous ces accompagnements fidèles de ta part
pendant toutes ces années. Je tiens à ce que tu notes cela. J’y tiens
énormément. Je ne néglige pas le fait qu’Ali n’est pas le seul à
supporter des injustices. Toi aussi tu as payé ton tribut en défendant
des personnes devenues pour beaucoup “indéfendables”. Autour de mon
frère discriminé au plus haut point, des personnes auraient pu également
subir des conséquences. Certains ont préféré s’en aller, d’autres
continuent fidèlement malgré et contre tout.
LV : À
propos de ces dix ans de lutte pour Ali, certains disent : mais à quoi a
servi tout cet engagement, Ali est quand même toujours en prison ?
FA : C’est une question qui revient
souvent. Je ne la critique pas, il faut la poser. Mais je pense qu’on ne
comprend pas bien le sens d’une lutte. Nous avons obtenu plusieurs
victoires tout au long de celle-ci. La première est qu’en ayant soutenu
Ali tel que nous l’avons fait, nous sommes parvenus à le préserver de
tous les maux que le sentiment d’abandon peut causer. La deuxième est
qu’on a réussi à sauvegarder sa dignité, à lui rendre sa vraie identité,
et non pas celle qu’ils avaient fait de lui. Quand on dit que vous êtes
un terroriste, on prétend que vous êtes une personne capable du pire.
Il y a eu bien sur tout le combat juridique, mais aussi celui mené au
sein de l’opinion publique pour qu’on sache qui est vraiment Ali
Aarrass. Ensuite, pendant ces dix années de lutte nous avons pu dévoiler
le vrai caractère d’un système défaillant, qui considère une partie de
la population, les binationaux, comme une sous-catégorie de citoyens. Un
système qui n’obéit pas aux nombreux rapports des comités de l’ONU qui
dénoncent l’extradition, la torture, la détention arbitraire d’Ali.
Cette longue lutte a aussi inspiré pas mal de personnes, de binationaux,
de jeunes qui m’arrêtent dans la rue pour me dire qu’on est devenu un
exemple pour eux. Et même si une lutte ne rapporte pas un résultat
escompté, il est important de la mener, de la tenir, de la perdurer
jusqu’aujourd’hui.
LV : Dans le passé, tu chantais
déjà, en espagnol, en français et en arabe. Aujourd’hui, te voilà sur
scène au Théâtre national ! Cette fibre artistique a toujours vibré en
toi ?
FA : Chanter a toujours fait partie
intégrante de ma vie. Je pense que je le dois grandement à l’éducation
des nonnes catholiques de Melilla, qui m’ont bercée dans le chant, le
théâtre, les danses flamenco, mexicaines,… Ça m’a fait tellement de bien
en tant qu’enfant, que je n’ai jamais voulu m’en défaire. Dans le
passé, j’ai chanté dans des chœurs de femmes, en arabe. Langue que j’ai
un peu apprise avec mon mari qui est syrien. Il y a eu des chants pour
la Palestine et pour d’autres causes.
LV : Je suppose qu’il y a aussi des personnes qui n’aiment pas qu’une femme musulmane endosse ce rôle d’artiste et se mette en scène…
FA : Déjà en Islam il y a différentes
écoles et interprétations des textes et des écrits à ce sujet. Selon où
qu’on se place, ça pourrait effectivement être mal interprété ou perçu
par certaines personnes. Mais jusqu’à présent je n’ai reçu que des
félicitations. Je n’ai pas entendu de critiques. Peut être que ça
viendra, mais je ne m’inquiète pas. Pour arriver à ce stade-ci, il m’a
fallu avoir de l’audace et faire confiance à mes valeurs et principes.
Je crois à ce que je fais et je sais pourquoi je le fais. Il s’agit de
défendre une cause et de faire passer un message important. Pour moi, la
femme musulmane a trop souvent, volontairement ou pas, par déception ou
par choix, quitté la sphère publique pour ne se retrouver que dans le
noyau familial. Comme beaucoup de femmes non musulmanes d’ailleurs. Nous
pouvons entendre des personnes se plaindre du racisme sans pour autant
essayer d’aller vers l’autre. Il faut commencer par le début. Se
rencontrer, se connaître, apprendre les uns des autres, se respecter,
s’accepter. Je me dis qu’on aura beau travailler à la déconstruction des
clichés, de la stigmatisation et stéréotypes, sans la volonté sincère
d’apprendre les uns des autres, nous risquons de patauger longtemps dans
l’immobilisme. Il faut sortir, se rencontrer, se mélanger, … Que chacun
contribue, par l’apport de ses propres richesses culturelles, à
l’embellissement de notre société. Mettre de côté nos malaises, notre
méfiance et nos complexes respectifs. Occupons nos places, agissons. La
représentation du chœur d’Ali est un appel à une libération des esprits.
Un moyen de construire des ponts à la place des murs que nous voyons
s’édifier autour de nous.
FA : Je repense aux propos d’Ali après
les attentats de Bruxelles en 2016, adressés aux Belges, sans
distinction aucune. Où il disait qu’il était triste de ne pas pouvoir
leur dire de vive voix toute sa tendresse. Déposer une bougie, une fleur
sur les lieux des attentats. Il nous disait que l’après attentat serait
encore plus difficile que le pendant. Que toutes les maladies dont
souffrait la société deviendraient encore plus évidentes. Qu’il ne
fallait surtout pas que la haine nous envahisse. Qu’il fallait aller à
la rencontre de l’autre. Que la rencontre de l’autre et l’unité devaient
être notre réponse, notre solution. J’entends ces propos comme les
miens. Ali me surprend depuis le début de cet horrible cauchemar. Sa
force de caractère, son courage et sa résilience ont forcé mon
admiration. Après 11 années de détention arbitraire et tous les mauvais
traitements subis, il nous rappelle avec des mots simples à la sagesse
et au bon sens. J’ignore d’où il puise cette belle énergie positive.
Malgré la terrible injustice qu’il vit, il s’est toujours intéressé à ce
qui se passe loin de lui et nous met tous en garde contre les pièges.
Avant qu’il soit en prison, Ali était déjà très bienveillant et c’est
comme si cette dure épreuve l’avait encore renforcé. Il restera comme
ça. Anne marie Loop lira ce message d’Ali pendant la pièce. C’est pour
moi le message central. Le Chœur d’Ali Aarrass voyage dans le temps.
Nous traversons cinq siècles. On parle de la colonisation, du partage de
l’Afrique… Nous sommes bien conscients que la génération actuelle n’est
pas le colonisateur d’antan, mais cette histoire doit nous aider à nous
repositionner, à nous demander ce que nous sommes devenus. À nous poser
la question : voulons-nous un monde meilleur en y apportant les
changements nécessaires ou allons-nous continuer dans le même sens ?
Chacun et chacune doit endosser sa part de responsabilités. La paix, ne
pas céder à la haine, n’est pas qu’une question de volonté, il s’agit
d’un devoir qui représente un boulot monstre, mais réalisable si nous
nous y mettons ensemble.
LV : dans une critique parue sur le
site de La Ligue pour les droits humains, on dit que tu es la personne
autour de laquelle les femmes du Chœur se sont soudées…
FA : Julie fait un travail phénoménal.
Je trouve son talent de metteuse en scène exceptionnel. Mais ce que
j’aime le plus chez elle, c’est son respect pour les autres. Son
intelligence émotionnelle, son empathie. Elle expose ce qu’elle a écrit,
elle me demande mon avis, nous en discutons. Elle a réussi un réel
exploit. A mettre sur scène une vingtaine de femmes d’origines, de
confessions, de philosophies, de générations différentes. Des femmes qui
s’appliquent à cette représentation dans une magnifique sororité, pour
défendre la cause d’un homme qui refuse de se laisser bâillonner. Un
homme innocent qui a réussi malgré son calvaire, à rassembler au-delà
des mers et des frontières. Nous sommes devenues tel une famille. Nous
suivons les conseils d’Ali. Nous apprenons à nous connaître et à
respecter nos différences. A écouter nos sensibilités. J’espère que
toute cette sensibilité sera transmise au public et que le message d’Ali
aboutisse concrètement. Ces femmes, nous toutes, sommes soudées autour
d’Ali. C’est à lui que nous devons d’être là aujourd’hui et de partager
ces merveilleux moments. C’est Julie qui a eu l’idée de me nommer le
coryphée de la pièce. Je l’accepte en toute modestie. Je fais partie de
ce chœur au même titre que chacune. Je ne suis pas plus importante. Nous
en avons discuté entre nous et je souhaite être perçue en tant que
résistante comme elles. Il se fait que je suis la sœur d’Ali et que je
chante les passages choisis par Julie, mais je ne veux pas avoir le
statut de la pauvre femme qui se bat pour son frère. Je suis une
personne avec une certaine force, grâce au soutien apporté par d’autres
personnes, parce que seul on n’y arrive pas, c’est important de le
souligner. C’est l’ensemble qui compte, que ce soit au sein du Comité
Free Ali ou au sein du Chœur, sans ça on n’est rien. Ce sont les autres
qui te nourrissent avec de nouvelles énergies, pour persévérer dans un
combat qui est extrêmement difficile et épuisant. Et à son tour, c’est
la persévérance qui force le respect et qui apporte ses fruits à un
certain moment. Je ne suis pas une pauvre victime. Je réclame le statut
de victime uniquement vis-à-vis des juridictions, pour obtenir mes
droits et ce qui nous est dû. Mais par rapport à la société dans son
ensemble, non. Je résiste.
FA : Les familles des détenus subissent
les dommages collatéraux. Ceux qui vivent l’enfermement d’un proche,
voient se produire un véritable cataclysme dans leur vie. Pour les
parents, pour sa femme, c’est horrible. Mon père était déjà malade avant
l’incarcération d’Ali. Ma maman est très atteinte psychologiquement par
tout cela. Avant son incarcération, Ali lui téléphonait tous les jours.
Tout cela a pris fin. Moi j’ai été contrainte d’abandonner des
responsabilités familiales. Me focaliser sur le danger qui guettait mon
frère. Pour moi, il était hors de question de l’abandonner. Malgré mon
sentiment d’impuissance face au mépris qui nous était constamment
témoigné, je ne me suis jamais donné le droit d’arrêter. C’est très dur,
très éprouvant, extrêmement fatiguant et long. Mais mon frère est
innocent. Je connais mon frère mieux que personne. J’ai toujours eu
droit à toutes ses confidences. C’est un homme droit, juste et aimant.
Le voir ainsi traité a été pénible. Depuis le début de sa mise en
détention, j’ai senti un poids extrêmement lourd sur les épaules. Un
sentiment d’impuissance devenu un supplice qui par moments a failli
avoir raison de moi. Mais devant une telle injustice il fallait parler,
dénoncer, ne surtout pas se taire. Se taire, c’est frustrant et
culpabilisant. Puis Ali n’en voulait pas du silence. Il a toujours
souhaité qu’on dénonce. Pour lui mais aussi pour les autres. Il s’agit
de se rendre justice. Oui, il est possible que se taire puisse amener à
une grâce royale, mais c’est sans garantie aucune, parce qu’on est dans
l’arbitraire. Nous avons souvent été dans l’incertitude la plus totale.
Bien sûr, si tu décides d’en parler le détenu peut en subir les
conséquences, et en même temps ça peut le protéger. Mais il est surtout
question de valeurs. Quand nous avons des principes, notre sens de
l’honneur compte. Il nous est impossible de troquer le silence contre la
sécurité. Nous avons décidé de ne pas plier et ça porte son lot de
consolation et de fierté. C’est important, on en ressort grandis. Avoir
le sentiment d’avoir assumé notre responsabilité morale vis-à-vis du
monde entier. Taire de telles violences équivaut pour nous à en devenir
complices.
FA : Oui, il le sait, mais je ne sais
pas s’il réalise ce que veut dire tout ça, parce qu’il est coupé du
monde extérieur, il n’a pas d’images. Il ne reçoit pas son courrier et
mes contacts avec lui sont limités à cinq minutes au téléphone chaque
semaine, menotté. Mais c’est continuellement qu’il remercie tout le
monde. Qu’il est de tout cœur avec le Chœur. Julie, pour lui, c’est la
colombe blanche. Je sens que cela lui fait quelque chose, de ne pas être
oublié. Il sait qu’il est devenu un personnage public. C’est aussi une
victoire.
Merci Farida !
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