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jeudi 4 juillet 2024

Henri Leclerc : « Je n’aurais jamais imaginé que le RN puisse prendre le pouvoir par les urnes »

Politique Entretien

Henri Leclerc : « Je n’aurais jamais imaginé que le RN puisse prendre le pouvoir par les urnes »

Le célèbre avocat, ancien président de la Ligue des droits de l’homme, constate l’effondrement possible de décennies de combats, mais veut garder l’espoir d’un sursaut dimanche 7 juillet. Entretien.

Joseph Confavreux

Ancien président de la Ligue des droits de l’homme (LDH), Henri Leclerc exerce la profession d’avocat depuis plus de soixante ans. Il a lutté contre la peine de mort et se bat encore contre les quartiers de haute sécurité, les peines de prison systématiques, la défense des libertés individuelles… Il a publié ses Mémoires sous le titre La Parole et l’Action aux éditions Fayard, à l’occasion desquels il avait accordé un grand entretien à Mediapart. Il revient pour le journal sur la situation inédite de cet entre-deux-tours.

Mediapart : Quels sont vos sentiments politiques dominants aujourd’hui ?  

Henri Leclerc : Le sentiment qui domine est sans doute la tristesse, voire le désespoir. On ne voit pas bien comment se sortir de cette situation politique. Ce qui me désole, c’est de constater un véritable élan populaire dans les urnes pour le Rassemblement national (RN), absolument incontestable. On peut retourner les chiffres dans tous les sens, on reste obligés d’accepter notre échec.

J’ai 90 ans, je me bats depuis des décennies pour la défense des droits, des libertés, des principes fondamentaux de la République… Je n’aurais jamais imaginé que le RN pourrait prendre le pouvoir par les urnes. Il faut repartir de cette réalité : la participation de dimanche dernier montre que le Rassemblement national a su capter la grande colère populaire à son profit. Cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas espérer un retournement de situation dimanche prochain.

Le projet de loi sur la déchéance de nationalité contre lequel vous vous étiez élevé a-t-il selon vous préparé le moment dans lequel nous sommes ?

Absolument. Le projet de la loi sur la déchéance de nationalité a affaibli les combattants de la démocratie et de l’État de droit. Je ne considère pas Hollande comme un tyran, mais la présidence socialiste puis la présidence Macron ont cédé sur les principes fondamentaux et ont ainsi abîmé la confiance en eux des militants de la société civile, de toutes celles et de tous ceux qui voyaient des politiques qui auraient dû être des alliés contribuer à l’effondrement de la social-démocratie, avec la loi sur le travail et toutes les lois s’en prenant à la société qui ont suivi.

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Henri Leclerc en octobre 2022 à Paris. © Photo Nasser Berzane / Abaca

Hollande et les socialistes qui ont exercé le pouvoir entre 2012 et 2017 ont fait perdre des forces considérables à la gauche, ce qui a dégagé la voie pour le Rassemblement national.

À l’époque, nous nous sommes battus contre ces mesures, mais nous n’avions pas compris à quel point cet élan vers une société autoritaire pouvait être puissant.

Comment jugez-vous la responsabilité d’Emmanuel Macron dans la situation actuelle ?

Emmanuel Macron a réussi, initialement, à faire croire à quelque chose d’enthousiasmant, à savoir une forme de « tous ensemble » ressemblant à ce qu’avait proposé François Bayrou en son temps, en donnant l’image d’un spécialiste compétent prêt à mettre ses connaissances et son agilité aux services des intérêts populaires. La réalité de sa pratique du pouvoir a été une politique de confortation et d’enrichissement d’une petite minorité et un autoritarisme croissant, qui a pavé la voie à un gouvernement plus autoritaire encore.

Je suis particulièrement inquiet pour les étrangers, les juges, les pauvres, les prisonniers…

On ne peut pas reprocher à un peuple qui voit pleuvoir les dividendes sur quelques individus quand il ne parvient pas à boucler ses fins de mois d’être en colère, même si on peut regretter que cette colère produise une société de peur plutôt qu’une société de concorde. Macron a abîmé les principes d’égalité et de liberté, et on ne peut donc pas s’étonner aujourd’hui que le peuple français soit prêt à s’en remettre à un parti totalement inégalitaire et liberticide.

Sur les retraites, le gouvernement, notamment avec le 49.3, a fait le choix de vaincre et d’humilier un mouvement populaire. Il n’est malheureusement pas étonnant que le peuple prenne sa revanche dans les urnes, même si on peut regretter que ce ne soit pas la gauche qui bénéficie de ce mouvement de revanche.

L’État de droit vous paraît-il menacé en cas de victoire du Rassemblement national, et quelles seraient alors les premières cibles selon vous ?

Il est difficile de savoir s’ils pourront mettre tout leur programme en œuvre ou s’ils seront obligés, comme l’a fait Giorgia Meloni pour les étrangers nécessaires à la main-d’œuvre, d’atténuer leurs propos de campagne. Mais je crains que nos principes fondamentaux ne soient abîmés : la Constitution, les conventions internationales, les pouvoirs du Conseil d’État, l’adhésion à la Convention européenne des droits de l’homme… Il est difficile de savoir aujourd’hui jusqu’où ils pourraient aller, mais leur logique est claire. Je suis particulièrement inquiet pour les étrangers, les juges, les pauvres, les prisonniers…

L’urgence est de réconcilier le peuple sur l’espérance d’une société meilleure.

Emmanuel Macron nous a amenés, sur les prisons, dans une situation catastrophique. J’ai participé au comité des états généraux de la justice, qui n’étaient pas des révolutionnaires et avaient pu conclure que la solution n’était pas d’emprisonner toujours plus ni de construire toujours davantage de prisons. Nous nous trouvons aujourd’hui avec un nombre record de 78 000 personnes en prison. Pourtant, pendant le covid, 13 000 prisonniers avaient pu être libérés sans que la France soit mise à feu et à sang ni que la délinquance augmente.

Je crains aussi énormément pour l’indépendance des juges, à travers des nominations, ou l’instauration de peines planchers qu’ils seraient obligés de respecter.

Mais il faut ajouter qu’une victoire du Rassemblement national n’aurait pas d’effets seulement sur des mesures ou des lois nouvelles. Elle catalyserait aussi des comportements racistes, accentuerait l’agenda des médias de Vincent Bolloré, contribuerait à la désignation de boucs émissaires. Bref, rendrait notre société difficilement vivable.

L’idée d’une victoire inéluctable du Rassemblement national n’est-elle pas un élément du piège qui s’est refermé sur nous ? Et que reste-t-il à faire alors ?

Il demeure, avant le second tour comme après, des moyens de se battre. Nous ne sommes pas au bout des rebondissements politiques accélérés que nous avons vécus ces derniers temps. Je ne souhaite pas de guerre civile et je ne crois guère aux élans révolutionnaires dans une situation comme celle-ci, même si certains et certaines y songent. L’urgence est de réconcilier le peuple sur l’espérance d’une société meilleure et non sur la peur de boucs émissaires. La manière dont les syndicats, qui ont connu de larges divergences, se mettent aujourd’hui ensemble, avec des organisations de la société civile, notamment la LDH, unis face au danger, me semble être une amorce positive.

J’espère encore une réaction dimanche prochain, mais il est difficile de voir comment nous allons pouvoir nous en sortir. Je ne suis pas devin, mais la tâche de détourner les classes populaires que le Rassemblement national a su convaincre me paraît immense.

Comment comprenez-vous que la stratégie de diabolisation de La France insoumise en particulier et de la gauche en général ait si bien fonctionné ?

L’accusation d’antisémitisme est scandaleuse. Si on ne peut plus soutenir les Palestiniens sans se faire accuser d’être antisémite, rien n’est possible. Tous ceux qui, du président de la République au moindre candidat, ont utilisé cette accusation pour délégitimer le Nouveau Front populaire sont comptables d’une forme d’abomination.

Cela ne m’empêche pas de regretter que les réactions face au refus de Mélenchon de qualifier le 7 octobre d’actes terroristes n’aient pas été plus fortes. Du point de vue pénal, c’est bien du terrorisme, même si je comprends pourquoi le leader de La France insoumise parle de résistance.

La responsabilité de cette situation incombe d’abord à l’extrême droite, à la droite et à tous ceux qui ont manié cette accusation sans vergogne, mais je pense néanmoins que la gauche s’est mal défendue. Nous avons considéré l’insulte comme tellement grotesque, nous avons considéré qu’il était tellement impossible, parce que nous appartenions à la gauche, que nous soyons mis dans le camp des antisémites, que nous n’avons pas été assez réactifs vis-à-vis de certains propos imprudents ou problématiques en provenance de notre camp.

Et je pense que cela a eu des effets importants sur les résultats du premier tour. Cela m’effraye d’autant plus que ce qui se joue derrière la prétendue défense des juifs par le Rassemblement national, c’est en réalité une volonté d’attaquer non seulement le djihadisme, mais l’ensemble des Arabes.

 

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