«
« Le roi est bon, la classe politique est mauvaise », un mythe à bout de souffle ?
Un texte de Mounia Bennani-Chraïbi, professeure de science politique à l’Université de Lausanne
Cliquez ici pour obtenir la version imprimable (PDF)Avant-propos
Younes Benmoumen
À la 18ème année du règne de Mohammed VI, la cause est
entendue : les partis politiques sont responsables de la crise politique
que traverse le Maroc, parce qu’ils sont faibles. Ils ne sont plus en
mesure d’assurer la fonction de corps intermédiaire entre la population
et les institutions. Leur capacité à encadrer la participation politique
des citoyens, puis à l’exprimer dans les institutions élues est en
panne. Le Hirak en témoigne depuis presque un an, dans une région où le
parti dominant les élections locales n’a jamais pu se constituer en
interlocuteur légitime de la population locale. Ce constat est partagé
par beaucoup, parce qu’il porte le sceau du sens commun.
Pourtant, ce constat n’est pas nouveau. La contribution de Mounia
Bennani-Chraïbi a d’abord le mérite d’énoncer la genèse de « la crise
des partis » et de rappeler sa trajectoire chez différents auteurs et
disciplines, historiens, politistes et anthropologues. Cette réflexion
préalable permet de lever le voile sur les dynamiques qui travaillent
aujourd’hui la scène politique marocaine, et qui sont le plus souvent
occultées par le discours dominant.
Que nous apprennent-ils sur la « crise des partis » ? Tout d’abord
que dans notre roman national, le parti politique défaillant est un
personnage ancien. Il apparaît dès que le Palais s’est imposé en acteur
dominant du jeu politique, au détriment des partis du Mouvement
national. Pendant une trentaine d’années de plomb, répression,
cooptation et fragmentation ont désamorcé le champ partisan en le
terrassant. Comme elle le rappelle, les partis « administratifs » ont
toujours été créés pour « combler le vide politique », « représenter la
majorité silencieuse », attirer les « plus compétents » et mettre
efficacement en œuvre « les Hautes orientations royales ».
Aujourd’hui, les élections sont devenues régulières, relativement
transparentes et compétitives. Mais ces élections sont encadrées par une
ingénierie qui interdit l’émergence d’une majorité parlementaire, et
condamne les partis à des coalitions incohérentes. La Monarchie dispose
de larges prérogatives, mais sans être soumise à la reddition des
comptes. Le multipartisme est mis en avant, mais une partie de
l’opposition n’a accès ni à la scène électorale ni aux médias officiels.
Ce portrait est sommairement celui d’un autoritarisme électoral, forme
de régime politique dont le Maroc est devenu un archétype depuis
l’alternance de 1998.
Que nous apprend la littérature académique à ce sujet ? Qu’en
substance, la fonction d’un parti politique dans un régime
d’autoritarisme électoral est d’être « faible » et « défaillant ». Il
sert moins à encadrer, mobiliser et gouverner, qu’à assurer un partage
des ressources et des fonctions, « crédibiliser les politiques
publiques, donner des signaux aux investisseurs et acteurs
internationaux et, surtout, diffuser la responsabilité en cas d’échec ».
De ce point de vue, les partis politiques marocains remplissent bien
leur rôle. 5% des sièges à la Chambre suffisent à la présider, bloquer
un gouvernement et finir par le rejoindre. L’ennui est que ce sont les
électeurs qui renâclent.
La crise est donc moins dans les partis, que dans la nature des
revendications dirigées vers le pouvoir. Dans le discours, la déflexion
de la responsabilité vers les partis ne convainc plus. À El Hoceima, la
crise n’a jamais été pour ou contre le PAM, elle a été sans lui. Trop
faible, un parti devient inutile. Trop puissant, il rompt l’équilibre de
cartel des partis et se montre menaçant pour le Palais. Se focaliser
sur la faiblesse des partis revient à occulter la critique du système
dont elle est le résultat logique.
Sans être exhaustive, cette analyse permet cependant de réaffirmer la
nature institutionnelle du débat. Faut-il que les partis soient faibles
pour que la Monarchie soit forte ? L’incapacité ou le refus de débattre
de cet enjeu, celui d’un acteur dominant qui perpétue sa domination en
la justifiant par la faiblesse du personnel politique, explique le
brouillard où se perdent toutes les tentatives de réforme. Ce dilemme
coûte cher au pays, puisqu’il ne permet ni la confiance dans les
institutions publiques, ni des résultats socio-économiques probants.
En sortir nécessite effectivement l’application pleine et entière des
principes constitutionnels, au premier rang desquels la corrélation
entre responsabilité et reddition des comptes. Les travaux de Tafra sur
les élections législatives marocaines démontrent que le mode de scrutin
et les modalités du découpage électoral interdisent l’existence d’une
majorité parlementaire cohérente. Or, c’est précisément l’une des
conditions à l’exercice de la responsabilité. Ce principe simple est
occulté par l’ingénierie électorale, qui fait du Parlement une
institution désordonnée et condamnée à l’inefficacité, où les coalitions
pléthoriques et hétérogènes sont le meilleur moyen de brouiller la
responsabilité de chacun de ses membres.
Le discours royal du 29 juillet fait de la reddition des comptes la
pierre angulaire de la mise en œuvre de la Constitution. Mais il
nécessite une initiative que personne ne semble aujourd’hui prêt à
assumer : rouvrir les débats constitutionnels de 2011, dont la fugacité
hypothèque aujourd’hui la mise en œuvre des principes édictés. L’État
dispose aujourd’hui d’un exécutif bicéphale. Son chef, drapé de sa
légitimité religieuse, préside le Conseil des ministres et dispose de
domaines réservés. Il définit les « orientations stratégiques »,
pourvoit par dahir aux plus hautes fonctions civiles et militaires,
nomme et renvoie les ministres. Ce qui reste au Chef du gouvernement, ce
« primus inter pares » des élus, justifie-t-il la reddition des comptes
ou la rend-il au moins crédible ? Car pour rendre des comptes, encore
faut-il en être pleinement responsable. Tel est le contre-récit qui se
développe, des manifestations de 2011 à celles du Rif.
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