Le journaliste espagnol Ignacio Cembrero
(*) s’est taillé la réputation, en deux décennies, d’être le meilleur
spécialiste au monde du Maroc. D’où, d’ailleurs, ses gros ennuis avec ce
pays… Résumé de ses connaissances et opinions en quelques questions
clés.
Vous qui connaissez bien le
Maroc, comment définiriez-vous le fonctionnement politique de ce pays?
En principe, il présente les ingrédients de la démocratie (élections au
suffrage universel, parlement donc élu, gouvernement de coalition,
etc.), et pourtant, on sait que les choses sont plus compliquées…
Les autorités marocaines ont parfois
synthétisé le système politique en deux mots: monarchie exécutive. Le
Maroc a, en effet, les apparences d’une démocratie avec des partis
politiques, des élections, un parlement, mais la réalité est toute
autre. Malgré l’approbation d’une nouvelle Constitution en juillet 2011,
le roi détient toujours l’essentiel du pouvoir entre ses mains et,
croyez-moi, il l’exerce.
Comment jugez-vous la classe
politique marocaine? Est-elle au garde-à-vous devant le roi ? On dit que
M6 a voulu se débarrasser du Premier ministre Benkirane car il était
trop peu obéissant, est-ce votre impression?
Que dire d’une classe politique, de
partis politiques qui renoncent à débattre du budget de la défense ou de
celui du palais royal? Que dire des députés dont aucun ne s’étonne que
le roi Mohamed VI passe la moitié de son temps en vacances à l’étranger?
Cela fait longtemps que les partis, à commencer par ceux de la gauche
et plus spécialement les socialistes, ont renoncé à jouer leur rôle. Le
pire c’est que certains hommes politiques marocains le reconnaissent en
privé mais ils ne bougent pas le petit doigt pour que cela change. C’est
une classe politique qui, à quelques exceptions près, a vendu son âme.
Et dire que l’on retrouve des partis politiques marocains dans les
internationales conservatrice, socialiste…
Le roi s’est, en effet, débarrassé
d’Abdelilah Benkirane en mars 2017 après l’avoir empêché, à travers des
hommes sa confiance, de former un gouvernement. Il était pourtant le
vainqueur des élections d’octobre 2016 qu’il avait gagnées avec
davantage de députés qu’en 2011. Mais il ne faut pas s’y tromper. Le but
ultime du palais c’est de se débarrasser du parti de Benkirane (le
Parti de la Justice et du Développement, PJD) et, en général, de l’islam
politique. Pour cela, on a encouragé la création ou la résurrection de
formations artificielles, d’abord le Parti Authenticité et Modernité
(PAM), il y a une bonne dizaine d’années, puis, plus récemment, le
puissant ministre de l’Agriculture, Aziz Akhannouch, a été parachuté à
la tête du Regroupement national des indépendants pour lui insuffler une
nouvelle vie. Pour le moment, ces opérations de création d’alternatives
à l’islam politique n’ont pas vraiment abouti.
Un mouvement islamiste original,
propre au Maroc, survit et connaît même un certain succès malgré qu’il
reste hors des sentiers du pouvoir qu’il conteste radicalement, que
pensez-vous de Justice et Bienfaisance?
Justice et Bienfaisance est une version
marocaine originale de l’islam politique. D’inspiration soufie, il est
non violent et à certains égards plus ouvert et tolérant que le PJD
proche des Frères musulmans. Il constitue la véritable opposition au
Maroc avec, mais elles sont secondaires, quelques minuscules formations
de gauche. C’est, sans nul doute, le mouvement avec la plus grande
capacité de mobilisation dans la rue. Il l’a démontré à plusieurs
reprises. En serait-il de même dans les urnes? On n’en sait rien car il
ne peut se présenter aux élections. Refusant de reconnaître le roi comme
Commandeur des croyants, c’est-à-dire chef spirituel des musulmans
marocains, il n’a jamais été légalisé. Il jouit cependant, parfois,
d’une certaine tolérance.
Qui est Mohamed VI? Il semble peu apprécier sa fonction…
En résumé: le roi aime le pouvoir, mais
pas le travail qu’il implique. Quand je dis le travail, je ne pense pas
seulement à étudier des dossiers en profondeur, présider des conseils de
ministres mais aussi tout ce côté protocolaire, formaliste, solennel
que la tâche revêt pour un chef d’État. Le phénomène s’est accentué à
partir de 2011 et depuis il est de plus en plus absent. Il séjourne au
Gabon, à Hong Kong mais surtout en France, entre Paris et le château
familial de Betz, dans l’Oise. Au cours des quatre premiers mois de
cette année, il n’a passé que 20 jours au pays. C’est un cas unique au
monde: un chef d’État qui concentre entre ses mains tous les pouvoirs,
mais qui passe la moitié de son temps à l’étranger.
Ces derniers mois, un mouvement
populaire de boycott de certaines marques commerciales se développe au
Maroc, il touche notamment des marques qui appartiennent à des
milliardaires proches du trône, qu’en pensez-vous?
C’est un phénomène sans précédent, non
pas au Maroc mais dans le monde. L’histoire économique récente est
jalonnée de boycotts contre des marques commerciales pour dénoncer
l’exploitation des travailleurs, la contamination qu’elles provoquent,
etc. Au Maroc, trois grandes marques ont été visées pour protester
contre la cherté de la vie. Du jamais vu! Aucune entreprise liée à la
famille royale ne subit le boycott, mais parmi ses «victimes» figurent
les stations-service Afriquia dont est propriétaire le ministre
Akhannouch. Il est réputé très proche de Mohamed VI. Le phénomène a
commencé fin avril sur les réseaux sociaux et, trois mois après, on ne
sait toujours pas qui l’a déclenché. J’ai vu des notes des services
secrets européens se creusant la tête pour savoir qui l’inspire et
demandant à leurs «honorables correspondants» au Maroc de chercher les
responsables. En vain! Je ne sais pas si tout ceci aura, tôt ou tard,
une traduction politique. Ce que je sais, en revanche, c’est que le
boycottage à la marocaine a été largement sous-évalué par la presse
européenne et qu’il sera étudié dans quelques années comme un cas
d’école pouvant couler ou, tout au moins, préjudicier sérieusement une
marque et son entreprise.
Depuis deux ans, on a assisté
aussi à des mouvements de contestation dans les provinces du nord, qui
ont été accueillis par une répression importante, le régime peut-il s’en
trouver ébranler?
La crise du Rif a été, plus encore que
celle du «printemps arabe» en 2011, la plus grave du règne de Mohamed
VI. A la fin du printemps 2017, elle a été étouffée dans la répression
avec des centaines d’arrestations. Plus de 400 activistes rifains
croupissent encore dans les prisons du royaume dont les quatre leaders
de cette rébellion pacifique condamnées à plus de 20 ans. Même s’ils
manquent aujourd’hui de leadership, les Rifains sortiront à nouveau dans
la rue dès que la pression sécuritaire se relâchera. Ils le feront pour
manifester, pour revendiquer, tout d’abord, la libération des
prisonniers. Mais le Rif n’est qu’un des foyers de la contestation. De
Jerada à Zagora, le Maroc périphérique – pas «le Maroc utile» dont
parlait le colonisateur français – est souvent en ébullition jusqu’à ce
que l’Etat donne de la matraque.
Plus globalement, si on n’est
pas revenu aux années de plomb (1960-70-80), les droits de l’homme
paraissent néanmoins à nouveau être bafoués de manière systématique,
est-ce votre impression également?
Tout à fait. Le Maroc de la fin du règne
de Hassan II ou, à partir de 1999, du début du règne de Mohamed VI,
n’était pas une démocratie, mais il était plus tolérant. Le régime s’est
surtout durci au cours de cette décennie sans susciter la moindre
critique de la part de ses partenaires européens. En août 2017,
l’arrestation de deux opposants au régime vénézuélien de Nicolas Maduro a
suscité la condamnation de la communauté internationale à commencer par
celle de l’Union européenne. En juin dernier, 53 rebelles rifains ont
été condamnés à de lourdes peines de prison: personne n’a bronché en
Europe et personne ne bronche non plus quand la matraque sévit au Sahara
occidental. Et c’est souvent le cas. C’est le «deux poids deux mesures»
appliqué depuis longtemps par l’UE et ses États membres en matière de
droits de l’homme. Un prisonnier à Cuba ou au Venezuela vaut bien plus
qu’un taulard islamiste, rifain, sahraoui, homosexuel en Afrique du
Nord.
Quel est l’état de la presse?
Les mauvaises langues disent que ceux qui sortent du respect total des
lignes rouges (dont le roi) risquent le pire et, d’ailleurs, qu’il
n’existe pas de presse libre au Maroc…
La presse c’est un peu comme les droits
de l’homme. Il y a eu une fenêtre de tolérance à la même période, puis
elle s’est petit à petit refermée. Il n’y a plus grand-chose à lire
aujourd’hui au Maroc et parmi les rares médias qui essayent encore
d’informer bien des sujets restent tabous. A-t-on vu, par exemple, un
seul média analyser en profondeur les absences du roi? Non, pas depuis
qu’Ali Anouzla le fit sur Lakome, son journal en ligne, au printemps
2013 et l’on sait comme cela se termina: sous d’autres prétextes, il fut
jeté en prison et l’épée de Damoclès de la réactivation de son procès
lui pend toujours au-dessus de la tête. Quant à la télévision – il n’y a
que des chaînes publiques au Maroc – ce n’est pas la peine d’en parler…
Hassan II avait eu, en 1975, un
coup de génie en brandissant la cause de la «marocanité» du Sahara
occidental, obtenant un succès monstre pour cette cause «nationale»;
qu’en est-il 43 ans plus tard?
«J’ai réglé la question du Sahara qui nous empoisonnait depuis vingt-cinq ans», avait déclaré Mohamed VI au quotidien Le Figaro au
début de son règne. Presque vingt ans plus tard, la «question» est loin
d’être résolue. Même si aucune puissance occidentale ne reconnaît
formellement la souveraineté du Maroc sur cette ancienne colonie
espagnole, personne ne met en question le contrôle qu’il y exerce depuis
1975. La diplomatie marocaine s’inquiète excessivement des manœuvres, à
propos du Sahara, au Conseil de sécurité de l’ONU ou à l’Union
africaine. La France, l’Espagne et d’autres pays amis sont toujours là
pour veiller à ce qu’il ne lui arrive rien de désagréable. Les seuls
vrais revers subis par le Maroc ces dernières années sont les deux
arrêts de la Cour européenne de justice, en décembre 2016 en février
2018, stipulant que le Sahara ne fait pas partie du Maroc et que les
traités d’association et de pêche conclus par l’UE avec Rabat ne sont
donc pas applicables à ce territoire. Mais la Commission européenne
pense déjà avoir trouvé la parade pour que les bateaux européens
puissent continuer à pêcher dans les eaux du Sahara (91% des captures)
tout en respectant, selon elle, l’esprit des arrêts de la Cour. Reste à
voir si celle-ci avalera la couleuvre car les avocats français du Front
Polisario, le mouvement indépendantistes sahraoui, ne sont pas restés
les bras croisés.
Que pensez-vous des relations entre le Maroc et l’Espagne et avec la France?
Il n’y a que deux pays occidentaux qui
s’intéressent vraiment de près au Maroc, ces deux-là: la France et
l’Espagne. Au deuxième plan figurent d’autres puissances comme la
Belgique ou les Pays-Bas mais leur intérêt ne tient pas tant aux liens
historiques qu’à la présence chez eux de fortes communautés d’immigrés
marocains gardant les liens avec leur pays d’origine. La France,
principale ancienne puissance coloniale, se considère chargée d’une
mission: la protection du Maroc et de sa monarchie. Tous les présidents
de la République s’y sont adonnés à fond. Cela n’a pas empêché des
crises, la dernière entre février 2014 et janvier 2015, après la vaine
tentative de la police judiciaire française d’amener Abdelatif
Hammouchi, le plus grand flic du royaume, devant un juge d’instruction
qui voulait l’interroger. Les représailles marocaines ont consisté à
couper la coopération judiciaire et sécuritaire, y compris en matière de
lutte antiterroriste, avec la France presque onze mois.
Quant à l’Espagne c’est un pays qui se
considère, à tort, comme pris en otage par le Maroc. La crainte qu’il
laisse partir les émigrants irréguliers de ses côtes – il le fait de
plus en plus et, depuis 2016, on bat chaque année des records – ou qu’il
coupe aussi la coopération sécuritaire fait que ses gouvernements
successifs, socialistes ou conservateurs, sont aux petits soins pour le
voisin du sud. Rabat joue, en effet, ces deux cartes – l’immigration et
la coopération sécuritaire – pour obtenir un maximum de concessions et
d’appuis diplomatiques de l’Espagne et de l’Europe.
Enfin, pouvez-vous décrire votre
rapport à ce pays: vous en êtes devenu un expert reconnu mais les
choses se sont mal passées, vous n’y êtes plus le bienvenu et vous avez
dû quitter El País en 2014, où travailliez depuis plus de trente années, en raison de pressions jugées insupportables par sa direction…
Début février 2014, la direction d’El País m’a
donné 72 heures pour que je laisse tomber la couverture du Maghreb et
que je rejoigne l’équipe des grands reporters du journal du dimanche. Je
travaillais au journal depuis plus de 30 ans et cela faisait 15 ans que
le m’occupais du Maghreb. Ma couverture de la région, excusez-moi
d’être un peu prétentieux, était jalonnée de scoops et jouissait d’une
bonne réputation au-delà des frontières de mon pays. J’ai répondu à la
direction en lui demandant de sauver un peu les apparences. Le
gouvernement du Maroc venait alors de me dénoncer auprès du procureur de
l’Etat en Espagne pour, tenez-vous bien, apologie du terrorisme car
j’avais placé et analysé sur mon blog à El País la première
vidéo sur le Maroc de la branche maghrébine d’Al-Qaïda. J’étais prêt à
changer d’affectation sans rouspéter quand la dénonciation marocaine
serait classée sans suite par le procureur. Cela s’est produit en juin
2014 car le droit procédural espagnol oblige le procureur à classer ou à
poursuivre dans un délai maximal de six mois. La direction du journal a
refusé, argumentant que l’équipe du dimanche avait un besoin urgent de
mes services. Je n’ai pas accepté et j’ai quitté le journal. Je sais
maintenant que ce qui a fait déborder le vase de la patience marocaine à
mon égard c’est la publication de deux articles, en 2013, un sur les
interminables vacances du roi – que la direction n’avait publié que sur
le site et non pas sur papier – et l’autre attribuant au palais la
responsabilité de la grâce royale octroyée par Mohamed VI au pédophile
espagnol Daniel Galván condamné à 30 ans au Maroc. Les autorités
marocaines ont, à ce que je sais, alors redoublé d’efforts auprès de
leurs interlocuteurs espagnols pour les convaincre d’insister auprès du
groupe de presse Prisa, qui publie El País, de se passer de mes
services. Ce fut chose faite en avril 2014. L’histoire ne s’est pas
arrêtée là. Les avocats du Maroc n’ont pas lâché prise pendant des
années. J’ai eu aussi quelques mésaventures sur les réseaux sociaux,
dans un restaurant, toutes dénoncées auprès de la police espagnole, et
finalement les choses se sont calmées. Des institutions proches du
ministère des Affaires étrangères espagnol m’ont depuis fermé leurs
portes. Elles doivent considérer que ma présence à certains de leurs
débats ou conférences risque d’incommoder les participants marocains.
C’est quand même paradoxal que, à quelques jours d’intervalle à la fin
de l’hiver dernier, je donne une conférence à l’Ecole normale supérieure
de Paris et que le Real Instituto Elcano, le plus important
«think-tank» espagnol, organise un séminaire sur le Maroc sans même
m’inviter dans le public.
Propos recueillis le 3 août 2018 par BAUDOUIN LOOS
*Un esprit libre
Ignacio Cembrero est né en 1955. Il
passe son adolescence à Bruxelles avant d’aller à Paris pour faire
Science-Po et des études de journalisme, entre autres. Il a travaillé
pendant plus de trente ans à El País, le plus grand quotidien
espagnol, pour qui il a été correspondant au Moyen-Orient et à
Bruxelles. De 1999 à 2014, il y couvre surtout le Maroc dont il devient
“le” spécialiste. Parti en 2014 après une crise avec son éditeur créée
par le Maroc, il collabore brièvement avec El Mundo. Il écrit actuellement surtout pour El Confidencial, sorte de Mediapart espagnol. Il a écrit plusieurs essais, donne des conférences et participe à des débats télévisés.
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