Malgré les coups d’accélérateur de son barreur, la patera qui vient de s’arracher péniblement de la petite crique de sable fin file à petite allure plein nord. En point de mire, la côte espagnole visible à l’horizon. Le ciel limpide et le soleil matinal font la promesse d’une belle journée d’automne, et une légère brise marine qui fait à peine moutonner la mer azur disperse les volutes de fumée du moteur à deux temps et leurs pestilentiels relents de carburant mal brûlé.
Les passagers sont jeunes et enjoués. Le plus âgé ne doit guère avoir plus de 20 ans. Au milieu de cette fratrie improvisée, le temps d’une traversée, une jeune femme, la seule du groupe, est assise parmi une trentaine de garçons hilares dans la petite barque au fond de laquelle traîne encore un filet de pêche.
Pendant que le canot trace son sillage, les calembours mâtinés d’un accent rifain fusent : “Que le dernier qui part éteigne la lumière !” ou encore “N’oubliez pas de fermer la porte derrière vous !” Puis les boutades se font railleries et quolibets à l’endroit de la classe politique marocaine : “Vous avez déjà tout pris, on vous laisse le pays !” On cite des noms, on taille une veste à l’un, on voue aux gémonies un autre. On vilipende le système politique et on crie des “Que vive le Rif et que périssent ceux qui le trahissent” ou, plus surprenant encore, des “Viva Espana”. Quelqu’un agite même un drapeau espagnol. Le ton est à l’allégresse générale et aux fous rires. Le film s’arrête là.
Nul ne saura jamais ce qu’il est advenu de tous ces jeunes gens.
7 octobre 2018, 2 h 56 GMT, les roues arrière du Gulfstream G550 mordent l’asphalte de la piste d’atterrissage de l’aéroport du Bourget en crissant. L’appareil roule un moment avant de s’immobiliser en face de l’aérogare. Le temps de dévaler la passerelle déroulée à la hâte sur le flanc de l’avion et Mohammed VI s’engouffre avec sa suite dans les limousines qui démarrent en direction de Betz. Le roi vient d’entamer son énième séjour dans la capitale française.

Un concentré de la tragédie marocaine

Quelques jours seulement séparent ces deux scènes antinomiques que rien ne semble rapprocher sinon l’envie irrépressible de leurs protagonistes de quitter le pays. Un paradoxe frappant sur lequel se fonde la tragédie marocaine. Les premiers sont chassés par le désespoir, la misère et un régime répressif. Ils sont ceux-là mêmes que chantait Jean Ferrat lorsqu’il en disait qu’“ils quittent un à un le pays, pour s’en aller gagner leur vie, loin de la terre où ils sont nés”. Le second est attiré par le farniente et le luxe de la vie parisienne lorsqu’il ne se trouve pas aux quatre coins du monde, suivi par tout ce que compte le Maroc de courtisanerie opportuniste.

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