Un article de Luk Vervaet 2013
Pendant
ces dernières cinq années, beaucoup a été écrit sur l'affaire Belliraj,
sur sa personne, sa vie. Il y a même un livre en néerlandais qui est
sorti en 2011 qui reprend presque mot pour mot l'accusation de la BNPJ
(la réputée Brigade nationale de la Police Judiciaire) à son encontre.
En d'autres occasions, certaines personnes impliquées dans ce procès ont
été présentées comme des terroristes ou des criminels de droit commun
pour justifier leur condamnation et leur détention.
Quant
au Comité des familles des détenus européens au Maroc, nous demandons
l'annulation pure et simple de la condamnation du « réseau Belliraj » et
la libération immédiate de tous les détenus sans exception.
Notre
choix est celui de la protection des inculpés, des détenus et de leur
famille contre la violence et le terrorisme d'état, devenu systémique.
La lutte contre le terrorisme au Maroc est en effet devenu le moyen pour
réduire une certaine opposition politique ou sociale au silence, pour
se débarrasser des opposants, pour s'assurer du soutien de l'Occident,
pour régler des comptes entre différentes fractions du régime sur le dos
des accusés. Quelles que soient les inculpations, tant qu'un état ne
garantit pas les droits les plus élémentaires des accusés, tant qu'on
assiste à des enlèvements au nom de la lutte antiterroriste, à leur
torture systématique par les services secrets lorsqu'il s'agit de la
sûreté nationale, à la pratique d'une justice basée sur « les aveux » et
sur rien d'autre, aux menaces des familles, aux procès iniques, à leur
isolement et à leur maltraitance en prison.., il ne peut y avoir
justice.
Un procès monstre
Le
procès monstre contre 35 personnes accusées d'appartenir à « la cellule
terroriste la plus dangereuse qu'ait connue l'histoire du Maroc », le
dit « réseau terroriste de Belliraj », a eu lieu en 2008-2009 devant la
Cour antiterroriste à Rabat.
En
tout, ce procès impliquait une cinquantaine de personnes, dont 17
personnes résidant à l'étranger pour lesquelles le Maroc a demandé
l'arrestation et l'extradition, sans l'obtenir pour la plupart d'entre
elles.
Entre
le 18 et le 30 janvier 2008, plus de 20 personnes ont été enlevées dans
plusieurs villes du Maroc et enfermées pour une durée de deux semaines à
deux mois dans le centre secret de Temara pour leur extorquer des
aveux, obtenus sous la torture ou sous la menace de viol, de coups de
bâton, de gifles, sans que leur famille ne soit informée de leur
«arrestation» ou lieu de détention. Quant à la famille et les enfants
d'Abdelkader Belliraj, ils resteront pendant huit mois sans aucune
nouvelle.
Le
procès ne commencera qu'en septembre 2008, mais le 20 février 2008, le
ministre de l'intérieur et le ministre de la communication et
porte-parole du gouvernement donnent déjà une conférence de presse
condamnant les prévenus et mettant en garde ceux qui oseraient mettre en
doute la version officielle du complot terroriste. Ils violent ainsi le
principe de la présomption d'innocence et le secret de l'enquête
préliminaire. Le sort des prévenus est scellé. Le 16 septembre 2008, le
procès commence avec 35 personnes dans le banc des accusés.
L'accusation: «atteinte à la sécurité intérieure du pays, formation d'un
groupe criminel visant à préparer et à commettre des actes terroristes,
transport et détention d'armes à feu, falsification de documents
officiels, don et collecte de fonds dans l'exécution de projets
terroristes, vols multiples et blanchiment d'argent. » A l'issue du
procès, le 28 juillet 2009, les 35 sont condamnés à des peines allant de
un an de prison à la perpétuité pour Abdelkader Belliraj. Six condamnés
(un membre du Parti Socialiste Unifié, un dirigeant du Parti de la
Justice et du Développement, un correspondant d'Al Manar TV, dirigeant
du Parti de la Nation et deux dirigeants du parti Al Badil Al Hadari),
désignés comme les responsables politiques du complot terroriste,
écopent jusqu'à 25 ans de prison ferme.
Coup
de théâtre, deux ans plus tard, quand, le 14 avril 2011, le Roi gracie
« l'aile politique » du réseau terroriste et fait libérer les six
politiques, rendant ainsi ridicule les peines prononcées à ce procès
(jusqu'à 25 ans de prison ferme pour les personnes concernées !) et
rendant absurde toute accusation d'entreprise terroriste (par définition
politique !) pour les autres détenus. Mais rien n'y fait. Les autres
condamnés resteront en prison et seront à plusieurs reprises victime de
transferts arbitraires, d'isolement, de maltraitance ou de privation de
visite de leur famille.
« Une mascarade, un show politique, un procès inéquitable »
Les
audiences du procès ont été suivies par nombre de représentants des
organisations de défense des droits de l'homme, dont 17 personnes
représentant 8 organisations arabes des droits humains. Le déroulement
de ce procès a été condamné de façon unanime, qu'il s'agisse de
l'ambassade américaine ou belge à Rabat, des organisations de droit de
l'homme ou de la sûreté de l’État belge. C'était une mascarade, un show
politique et un procès inéquitable.
Quelques
jours après la conférence de presse des deux ministres marocains, le
journaliste de La Libre, Roland Planchar, titrant « Les faits belges
incertains », écrit : « Les éléments fournis par le Maroc ne
permettent pas à ce stade d'ouvrir ou de rouvrir des dossiers belges. Il
faut attendre des renseignements bien plus explicites. Il y a du doute
et de l'embarras dans l'air. Il est par exemple troublant de constater
que, en quelques semaines, sans demander ni donc obtenir le moindre
renseignement à la police fédérale ou à la Sûreté de l’État, les
services marocains sont parvenus à résoudre autant de mystères d'un
coup. Là où les Belges ont abouti à d'autres conclusions ou n'ont pu
résoudre l'énigme pendant tant d'années. Bizarre, pensent des
observateurs proches du milieu d'enquête ». (La Libre, 22 février 2008).
Le
6 août 2009, Wikileaks dévoile que Robert P. Jackson, diplomate
américain en poste à Rabat, a adressé à cette époque un télégramme
inquiétant à Washington sur la situation des droits de l’homme au Maroc
dans le cadre de la lutte antiterroriste et sur un procès en cours,
celui d’Abdelkader Belliraj. Dans ce câble, l'ambassade américaine cite
un des magistrats belges sur place, Daniel Bernard, haut magistrat,
ancien membre du parquet fédéral, et le consul belge, Johan Jacobs, qui
ont, tous les deux, dénoncé ce procès. Monsieur Jacobs a déclaré que les
condamnations avaient tout simplement été « décidées à l’avance ».
Violette Daguerre de la Commission arabe des Droits Humains, qui a assisté au procès, écrit dans son rapport : « La
Cour n'est pas parvenue, malgré un an et demi d'audiences successives, à
prouver une quelconque accusation à l'encontre de ces prisonniers, dont
M. Abdelkader Belliraj. Certains des prévenus ont fait l'objet de
poursuites pour le simple fait d'avoir eu des relations avec lui... Les
prévenus ont insisté devant la Cour sur le fait qu'ils ont été soumis à
des interrogatoires musclés et que des aveux ont été obtenus sous la
torture au centre secret de la police politique de Temara ». (Voir texte intégral de son rapport d’observation sur http://www.achr.nu/news.fr247.htm et
le rapport de Human Rights Watch du 29 décembre 2009 en anglais
www.hrw.
org/en/news/2009/12/29/morocco-address-unfair-convictions-mass-terror-trial,
et en arabe à www.hrw.org/ar/news/2009/12/29 ) Même la sûreté de l’État belge parle d’un procès non basé sur des faits : « Bien
qu’elle ait eu vent de liens entre certains de ces individus, la sûreté
de l’État n’a cependant jamais été en possession d’éléments attestant
leur implication commune dans une quelconque activité liée au terrorisme
ou permettant d’établir un lien entre l’un d’eux et les six meurtres
“belges” reprochés à ce réseau. Les éléments avancés par le Maroc n’ont
donc pas permis de démontrer de manière indiscutable l’existence d’un
réseau et l’implication de celui-ci dans six meurtres en Belgique ».
(Rapport annuel de la Sûreté de l’État belge 2008 ). Violette Daguerre écrit : « A
la question « pourquoi Belliraj n'a-t-il pas été poursuivi en
Belgique ? », la réponse est tout simplement parce qu'il n' avait pas
commis les crimes pour lesquels il a été accusé. Il a été tout de même
condamné à perpétuité par un tribunal marocain qui manque d'intégrité et
de crédibilité. »
La collaboration belge
Et
pourtant, la Belgique a activement collaboré à ce procès monstre en
fournissant des dossiers et des documents à la justice marocaine
légalisant ainsi l’inculpation et la condamnation des accusés. Fait déjà
dénoncé par le sénateur CD&V et professeur en droit Hugo
Vandenberghe, lors de la session plénière du Sénat le 4 mars 2010 : « Si
l’État belge transfère des dossiers à des États dont il n’a pas la
garantie qu’un procès puisse s’y dérouler de manière équitable et
impartiale, il est complice de violation de l’article 6 de la Convention
européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales. Cette disposition trouve son origine dans l’affaire
Söring et donc dans le débat relatif à l’extradition vers des États
appliquant encore la peine capitale. La jurisprudence a encore évolué
depuis lors ». Concrètement ce transfert de documents belges s'est passé comme suit : « Après
la fin de l'interrogatoire de deuxième comparution, le juge
d'instruction de son côté a versé secrètement et illégalement au
dossier, des documents envoyés aux autorités marocaines dans le cadre de
la commission rogatoire internationale, par les instances belges
(documents en français). La défense a également insisté sur la nécessité
de traduire les documents rédigés en français vers l'arabe, étant donné
qu'elle est la langue de plaidoirie devant les juridictions au Maroc,
et que cela relève de la souveraineté du Maroc et de sa constitution.
Demande qui est restée lettre morte..La traduction s'est limitée à une
lecture orale de certains paragraphes». (Rapport Violette Daguerre).
La Belgique a non seulement transféré des dossiers mais aussi des personnes.
Le
29 novembre 2010, le ministre Van Ackere se vante devant la Chambre que
la Belgique, par l’intermédiaire du ministre de la justice De Clerck a
extradé « un ressortissant algérien vers le Maroc dans le cadre du procès Belliraj début 2010 ».
Il s'agit de Bin Rabeh Benjettou, qui sera sauvagement torturé et
condamné à dix ans de prison. Récemment, les autorités marocaines lui
ont fait savoir qu'il est sur la liste de personnes à extrader vers
l'Algérie.
La
complicité ne s'arrête pas là. Elle fut aussi indirecte. Parmi les
personnes résidant en Europe, dont le Maroc demande l'arrestation et
l'extradition dans le cadre du procès, se trouve le Belgo-marocain Ali
Aarrass. Arrêté par l'Espagne le 1 avril 2008, innocenté par la justice
espagnole par manque de preuve, il restera pendant deux ans en prison en
Espagne, en attendant son extradition. Celle-ci aura lieu le 14
décembre 2010, allant à l'encontre de la demande du Comité des droits de
l'homme des Nations Unies de ne pas l'extrader. Pendant ses deux ans de
détention en Espagne, la Belgique n'a pas voulu lever le petit doigt
pour protéger son ressortissant. Dans la Revue belge de droit
international (numéro 2012/2, pages 634-659), Leila Lahssaini, écrit :
« La Belgique refusa, durant les deux années de détention d'Ali
Aarrass en Espagne, de s'adresser aux autorités espagnoles afin
d'empêcher l'extradition, tant en exerçant la protection diplomatique de
ce ressortissant belge ayant vécu la majorité de sa vie en Belgique,
qu'en proposant des visites consulaires.... Depuis son extradition vers
le Maroc, la Belgique déclare également ne pouvoir intervenir auprès des
autorités marocaines afin de s'assurer du respect de ses droits
fondamentaux... Cette position est maintenue jusqu'à ce jour, malgré les
allégations de tortures subies par Ali aarrass depuis son arrivée au
Maroc, tant durant les interrogatoires précédant les procès
qu'aujourd'hui, alors qu'il purge sa peine de 12 ans de prison à Salé.. »
Juin 2013, Human Rights Watch demande la libération de tous les détenus restants dans le procès Belliraj.
En
2012 Juan Mendez, le rapporteur spécial de l'ONU contre la torture,
avait fait son rapport sur la torture au Maroc et sur le cas d'Ali
Aarrass en particulier. Juan Mendez prouve que des traces physiques et
psychologiques liées à la torture ont bien été constatées chez Ali
Aarrass. En avril 2013, l'organisation Alkarama adressait le même
message au Comité contre la torture de l'ONU.
En
juin 2013, un nouveau rapport de Human Rights Watch (HRW) met en cause
les tortionnaires au Maroc. Depuis 30 ans, Human Rights Watch (HRW) est
parmi les organisations mondialement reconnues pour sa défense des
droits de l'homme. Sous le titre « Tu signes ici, c'est tout : Procès
injustes au Maroc fondés sur des aveux à la police » (un rapport de 137
pages), HRW demande au gouvernement marocain la libération immédiate des
17 prisonniers (des 35 condamnés) toujours en prison dans l'affaire
Belliraj ou leur libération en attendant un procès équitable.
Le rapport dit ceci (passages mis en gras par nous) :
« En ce qui concerne l’affaire de Gdeim Izik, dans laquelle 21 des 25 accusés sont en prison, et l’affaire Belliraj, où 17 des 35 accusés sont en prison (liste en bas) les autorités marocaines devraient:
• Libérer les accusés encore emprisonnés ou bien leur accorder un nouveau procès qui soit équitable...
• Si les affaires sont rejugées, la présomption devra être que tous les accusés soient libres jusqu’à leur procès..
• Quand
les accusés seront rejugés, le tribunal devra étudier leurs allégations
de torture et garantir, conformément au droit international et
marocain, qu’aucune déclaration obtenue par la violence ou sous la
contrainte ne soit admise comme preuve..
• Si
le tribunal décide d’admettre comme preuve une déposition de police
dont l’accusé affirme qu’elle a été extorquée sous la torture, il
devrait expliquer dans son jugement écrit pourquoi il a décidé que ces
allégations de torture ou de contrainte abusive n’étaient pas
crédibles. »
(page 10 du résumé du rapport en français).
HRW
dénonce que 84 personnes inculpées dans six affaires ont été condamnées
sur base d' aveux «extorqués sous la torture ou par d'autres méthodes
illégales» ou sur base de «témoignages, sans que les témoins aient à
témoigner au tribunal ». HRW constate que nombre d'inculpés dans
l'affaire Belliraj ont été enlevés et ont disparu pendant une période
qui a été beaucoup plus longue que la période légale de garde à vue
prévue par la loi, ainsi que sans aucun contact avec un avocat ou un
membre de leur famille. HRW constate que les tribunaux « n'ont pas fait
d'effort significatif pour vérifier les plaintes sur la torture » et ne
se basent que sur « les déclarations à la police qui les incriminent »,
et ce malgré le fait que les accusés ont affirmé que « ces déclarations
leur avaient été extorquées ».
Le
rapport de HRW recommande « Aux gouvernements et institutions qui
fournissent une aide au Maroc, d'encourager le Maroc à mettre en œuvre
les recommandations énumérées ci-dessus, surtout celles qui veulent
pousser les juges à :
• examiner
de façon plus critique la valeur, comme preuve, des procès-verbaux
préparés par la police, quand les accusés récusent leur contenu;
• concevoir
et suivre des méthodes pour explorer plus en détail les allégations de
torture ou de mauvais traitements, quelle que soit l’étape des
procédures où elles ont été émises;
• imposer
des limites légales à la durée de la détention provisoire, non
seulement pendant la phase de l’enquête judiciaire mais aussi quand un
procès ne parvient pas à démarrer ou à être mené à bien dans un délai
raisonnable, et garantir un réexamen judiciaire régulier et approfondi
des ordres de détention provisoire. »
(page 10/11 du résumé du rapport en français).
Le
ministère de la Justice de Madame Turtelboom, qui s'est vantée à la
Chambre de ce que la Belgique était le partenaire judiciaire numéro deux
au Maroc, réagira-t-elle à cette nouvelle demande qui la met
directement en cause ?
Le
ministère des affaires étrangères de Monsieur Reynders, qui continue à
justifier son inaction vis-à-vis du sort des torturés belgo-marocains au
Maroc, réalise-t-il que la Belgique se rend ainsi complice des
pratiques d'extradition illégale, d'enlèvements, de torture et de procès
iniques au Maroc, qui constituent d'ores et déjà des faits indéniables.