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mercredi 30 décembre 2020

Aux Canaries, l’errance des migrants piégés par la fermeture des frontières


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Les arrivées de migrants aux Canaries ont fortement augmenté cette année. Ils sont bloqués depuis des mois, en raison de la pandémie et de la fermeture des frontières. Au risque de tensions avec la population locale. Certains sont transférés vers des campements au nord de Gran Canaria.

Arguineguín (Espagne).– Ils sont assis sur un banc et regardent les voitures défiler. Il est 10 heures et Oumar*, Mohamad et Bassirou tuent le temps, là, à seulement cinq minutes à pied du port d’Arguineguín qui les a vus débarquer il y a six mois, au sud de Gran Canaria. « On est partis du Sénégal, on était 36 dans un cayuco », confie le premier. L’été dernier, les trois comparses ont décidé de quitter le Mali ensemble pour rejoindre Saint-Louis par la route. Ils embarquent alors pour une nouvelle vie.

À 20 ans, ils fuient « la guerre » et l’instabilité politique de leur pays, cette « vie difficile » dans laquelle ils ne se projettent pas. L’un veut rejoindre Paris, où son père et son frère vivent déjà, les autres espèrent s’installer à Barcelone, où des frères les attendent. « On n’aspire pas à rester aux Canaries, précise Oumar. C’est juste qu’on a préféré passer par le Sénégal plutôt que par la Libye, où c’est très compliqué maintenant. »

Au 20 décembre 2Aux Canaries, l’errance des migrants piégés par la fermeture des frontières 020, 21 524 personnes ont rejoint l’archipel espagnol selon le Haut Commissariat aux réfugiés, contre 2 700 en 2019. Cette route migratoire, longue de plus de 1 000 kilomètres et très empruntée en 2006, semble s’être réactivée (lire notre entretien ici), attirant surtout de jeunes hommes originaires du Maroc et d’Afrique de l’Ouest.


Deux migrants subsahariens observant le port d'Arguineguin, où ils ont débarqué en novembre 2020. © NB. Deux migrants subsahariens observant le port d'Arguineguin, où ils ont débarqué en novembre 2020. © NB.

Depuis quelques mois, et après avoir été « maintenus » au port de cette petite ville côtière de Gran Canaria, Oumar et ses amis sont hébergés dans un hôtel non loin de là. Les traits tirés, le trio semble usé. L’un d’eux est obnubilé par la peau de ses avant-bras et de ses mollets, qui pèle sans qu’il ne sache pourquoi. Miguel, un Canarien âgé de 15 ans, vient interrompre leur ennui. « Hola ! Todo bien ? », leur lance-t-il avec un grand sourire, avant de leur tendre un sac contenant de la nourriture. D’autres Subsahariens, assis à l’arrêt de bus, s’en voient proposer également.

« Ça arrive souvent que des gens nous donnent à manger, leur gentillesse nous réconforte », commente B., un Guinéen. Lui et son cousin sont partis depuis la Mauritanie en novembre, à bord d’une embarcation de fortune transportant 45 personnes. « On a mis cinq jours à rejoindre les Canaries, c’était catastrophique, car il y avait beaucoup de vent et de houle », raconte-t-il, précisant qu’une femme et un enfant de cinq ans étaient à bord.

« La Libye, c’est trop loin et trop dangereux. Là-bas, les passeurs, c’est la mafia, ils peuvent t’arnaquer ou même te tuer avant le départ juste pour garder ton argent. Et puis, c’est beaucoup plus cher », explique-t-il, ajoutant qu’en empruntant la route des Canaries, ils ont pu se cotiser pour acheter une pirogue et de quoi se sustenter durant la traversée, réduisant ainsi les coûts.

Après avoir été secourus par les sauveteurs espagnols et ramenés au port d’Arguineguín, la Croix-Rouge, qui gère l’accueil des migrants sur l’île, a pris le relais. « Certains d’entre nous étaient épuisés. On nous a donné à boire et à manger et des couvertures. On a dû respecter une quarantaine de 14 jours avant de pouvoir sortir. Ça fait du bien de retrouver du lien social, car l’isolement n’était pas facile. »

L’hôtel où ils sont pris en charge accueille, selon eux, entre 500 et 600 personnes de nationalités différentes. Il est lui aussi géré par la Croix-Rouge. En marchant vers le port d’Arguineguín, B. et son ami évoquent les difficultés rencontrées en Guinée, notamment depuis les élections en octobre dernier. Il débloque l’écran de son smartphone et fait défiler les photos d’autres exilés hébergés à l’hôtel : une femme pleine de bleus, un homme blessé à la tête, un autre le pied ensanglanté.

« On part parce qu’on n’a pas le choix »

« C’est pour ça qu’on quitte notre pays. Nos droits sont violés. Certains sont torturés, d’autres disparaissent. On entre chez nous et on frappe nos parents sous nos yeux. On n’aurait jamais imaginé prendre la mer un jour, on était bien chez nous, aux côtés de nos proches. On part parce qu’on n’a pas le choix. »

Sur la gauche, le bateau de sauvetage en mer, reconnaissable à sa taille et à son teint orangé, est à quai. La veille en fin d’après-midi, il portait secours à une quarantaine de personnes à bord d’une embarcation en direction de Gran Canaria. « C’est vrai qu’on a eu beaucoup plus d’arrivées cette année », reconnaît l’un des sauveteurs.

Au bout du quai, Luis, un habitant d’Arguineguín, promène son chien et constate que le camp temporaire de la Croix-Rouge, servant à maintenir les exilés à leur arrivée avant leur transfert à l’hôtel, a été évacué [fin novembre, sur demande de plusieurs organisations qui dénonçaient des conditions d’accueil indignes – ndlr]. Le quarantenaire a grandi ici. Il évoque les Canaries comme une « terre de passage », où il y a toujours eu des migrations.

« Avant, les migrants passaient par le nord du Maroc ou la Libye. Mais là, c’est plus simple et plus court de passer par les Canaries, assure-t-il. Cette année, c’est une invasion. Sauf qu’avec la pandémie, le tourisme a beaucoup chuté et c’est devenu très difficile pour les locaux, car il n’y a plus de travail. »

Luis jette un œil à la rive, en face : il est agent d’entretien à l’Anfi hôtel, qui emploie habituellement 400 personnes. « Aujourd’hui, l’établissement tourne avec dix employés. On a 120 clients cette semaine contre des milliers à cette période en temps normal. Les Canaries vivent du tourisme mais tout est à l’arrêt. »

Les bateaux des sauveteurs espagnols, au port d'Arguineguin. © NB. Les bateaux des sauveteurs espagnols, au port d'Arguineguin. © NB.

De la pêche artisanale, aussi. Au port, des banderoles accrochées aux bateaux viennent justement le rappeler : « Vivimos del tuno » (nous vivons du thon), « El virus mata, sin atun mas » (le virus tue, la pénurie de thon encore plus), « Canarias libre de cuotas » (les Canaries sans limitations de pêche), peut-on lire çà et là. Depuis quelque temps, des bateaux étrangers pratiquent la surpêche du thon au large des côtes canariennes, mettant en difficulté les pêcheurs artisanaux.

« On n’a jamais été autant en difficulté. À côté de ça, les migrants sont hébergés gratuitement, on leur donne à manger et des vêtements, ensuite ils prennent des photos qu’ils envoient au pays et ça en attire d’autres. Ce n’est pas du racisme, c’est une question de survie. Si je tends la main à un exilé, il va m’entraîner avec lui dans la misère », dit-il en mimant son bras chuter vers le bas.

Et d’en vouloir aux hôtels qui accueillent les migrants depuis plusieurs mois : « Ils prennent l’argent de l’Espagne et de l’Union européenne. La municipalité de Mogán est en train de les attaquer, car c’est illégal. »

Sur le front de mer, assis en petits groupes face à la plage où une poignée de touristes est occupée à bronzer, des dizaines de Marocains scrutent l’horizon. « On est arrivés par ici, confie l’un d’eux en pointant du doigt le port. On nous a installés par terre pendant des jours avant que la Croix-Rouge ne nous transfère à l’hôtel. »

C’était il y a trois mois. Depuis, ils « survivent ». Et espèrent rejoindre l’Espagne dès que possible. « En temps normal, les autorités canariennes ferment les yeux et les laissent prendre l’avion pour gagner la péninsule avec leur passeport marocain. Mais depuis dix jours, la police aux frontières fait blocage à l’aéroport », note Raphaële, une membre du réseau Migreurop qui suit de près les migrations aux Canaries.

« On a compris qu’ils avaient stoppé les vols à l’aéroport. Avec le virus, tout est compliqué. Mais on ne nous donne aucune information, donc on attend », chuchote Jamal, dont les amis hochent la tête comme pour insister sur ce dernier point.


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