Au moins trente et une personnes ont trouvé la mort dans le naufrage de leur embarcation dans la Manche mercredi 24 novembre, alors qu’elles tentaient de rejoindre la Grande-Bretagne. Les autorités françaises ont aussitôt répondu par des promesses de mesures répressives, alors que celles-ci sont précisément, pour partie tout du moins, à l’origine de la décision des exilés de quitter la France au péril de leur vie.
24 novembre 2021 à 21h43
Une indicible tristesse, et une immense colère, alors que la Manche se transforme peu à peu en Méditerranée, cimetière migratoire depuis plusieurs décennies, sans que cela ne produise jusqu’à présent l’électrochoc nécessaire pour mettre un terme à cette hécatombe.
Au moins trente et une personnes ont trouvé la mort dans le naufrage de leur embarcation dans la Manche mercredi 24 novembre. C’est un pêcheur qui a donné l’alerte en début d’après-midi. Le nombre de corps retrouvés n’a cessé d’augmenter tout au long de la journée.
Les opérations de sauvetage se poursuivaient en fin d’après-midi, selon la préfecture maritime de la Manche et de la mer du Nord, qui a indiqué à l’AFP que trois hélicoptères et trois bateaux participaient aux recherches. « Vers 14 heures, un pêcheur a signalé la découverte d’une quinzaine de corps flottant au large de Calais. Un bâtiment de la marine nationale a repêché plusieurs corps, dont cinq personnes décédées et cinq inconscientes, selon un bilan provisoire », a précisé le ministère de l’intérieur. Selon une source proche du dossier citée par l’AFP, une cinquantaine de personnes se trouvaient à bord de l’embarcation, partie de Dunkerque. Le drame s’est déroulé sur un « long boat », un bateau gonflable fragile, dont le fond souple risque de se replier quand il prend l’eau et est surchargé, ont indiqué des sauveteurs.
Plusieurs exilés ont connu le même sort au cours des dernières années, mais ce drame est le plus meurtrier sur des côtes françaises depuis l’accélération des traversées maritimes en direction de la Grande-Bretagne il y a bientôt cinq ans. Mediapart documentait, il y a peu, les traces laissées par ces personnes prises au piège des politiques migratoires de nos gouvernants et prêtes à affronter tous les dangers pour tenter leur chance ailleurs (voir ici le portfolio d’Édouard Bride et Nicolas Montard). Alors que les sauveteurs venus au secours des migrants tiraient la sonnette d’alarme ces derniers jours, ils n’ont pu empêcher ce nouveau naufrage.
Nous ne sommes pas sur les côtes libyennes, mais bien en France. Et pourtant. Comme la Libye, la France n’est pas, dans le cas présent, un pays de destination, mais bien un pays que les exilés, qui ont ainsi péri, cherchaient à fuir. Depuis le début de l’année, ils sont 31 500 à avoir quitté la France par la Manche pour rejoindre la Grande-Bretagne, et 7 800 ont eu besoin d’être secourus face au péril de leur embarcation, selon les chiffres enregistrés par la préfecture maritime de la Manche et de la mer du Nord. Côté anglais, on dénombre 22 000 personnes ayant réussi la traversée durant les dix premiers mois de l’année. Le 11 novembre dernier, au cours d’une seule journée, 1 185 migrants étaient arrivés sur les côtes anglaises. Jusqu’à ce jour, le bilan s’élevait à trois morts et quatre disparus en 2021, six morts et trois disparus en 2020, et quatre morts en 2019.
Des politiques d’accueil insuffisantes
Dunkerque, Calais… à la différence de Lampedusa, en Italie, lieu d’espoir bien que transitoire, sont un repoussoir pour ces personnes. C’est de nous, de la responsabilité de notre État, qu’il faut donc parler. Car les mécanismes aboutissant à de telles tragédies sont connus : l’absence de dispositif d’accueil digne de ce nom dans notre pays supposé être celui des droits de l’homme ; le harcèlement quasi quotidien, y compris dans les périodes de grand froid, de la part des forces de l’ordre, qui lacèrent des tentes, s’emparent des quelques biens, empêchent les distributions de nourriture, pourrissent la vie des bénévoles ; et la difficulté à faire valoir les droits des exilés, quel que soit leur statut administratif.
À tous ces dysfonctionnements, aux effets déplorables sur les premiers concernés, s’ajoute le verrouillage croissant du port de Calais et d’Eurotunnel ces dernières années. Alors qu’auparavant les migrants tentaient leur chance à l’arrière de camions, dans des conditions tout aussi indignes, évidemment, la démultiplication des dispositifs de contrôle d’accès a rendu plus difficiles les voies routières et ferroviaires. C’est ainsi que les tentatives par la mer ont vu leur nombre croître de manière exponentielle. Quant à l’arrivée de l’hiver, elle ne fait que pousser les exilés à tenter leur chance, ou plutôt à risquer leur vie, avant qu’il ne soit trop tard. Car l’histoire des migrations est ainsi faite que, de la même manière que la prohibition n’a fait qu’accélérer la contrebande, les politiques répressives, dites « de fermeté » dans l’espace médiatico-politique, ne font que renforcer l’ingéniosité des « passeurs » sans dissuader les personnes qui, maltraitées dans un pays, considèrent que leur vie est ailleurs.
Face à ces mécanismes documentés depuis bien longtemps par tous les chercheurs, experts, bénévoles que compte cette planète (nous pourrions comparer dans une certaine mesure au temps qu’il aura fallu aux scientifiques pour se faire entendre sur la catastrophe climatique), la colère n’est que décuplée en écoutant les réactions éplorées des responsables politiques français et anglais. Sur Twitter, alors qu’il était attendu sur place, le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, a évoqué une « forte émotion ». Et un sentiment de culpabilité ? Point, évidemment. Il se contente de dénoncer « le caractère criminel des passeurs qui organisent ces traversées », tout en annonçant l’arrestation de quatre personnes soupçonnées d’être « directement en lien » avec le naufrage, appelant à une « réponse internationale très dure ». Le premier ministre, Jean Castex, a regretté une « tragédie ». « Mes pensées vont aux nombreux disparus et blessés », a-t-il déclaré, pointant lui aussi du doigt ces « passeurs criminels qui exploitent leur détresse et leur misère ». « La France ne laissera pas la Manche devenir un cimetière », a affirmé mercredi dans la soirée Emmanuel Macron, promettant de « retrouver et condamner les responsables » et se tournant résolument vers les mesures répressives en demandant « le renforcement immédiat » de Frontex.
Sans surprise, les autorités françaises et britanniques sont convenues de « renforcer leur coopération ». Une réunion interministérielle doit se tenir ce jeudi à Matignon, ainsi qu’une réunion européenne dans les prochains jours. De son côté, le premier ministre britannique, Boris Johnson, s’est dit « choqué, révolté et profondément attristé ». « Nous avons eu des difficultés à persuader certains de nos partenaires, en particulier les Français, d’agir à la hauteur de la situation, mais je comprends les difficultés auxquelles tous les pays sont confrontés », a-t-il déclaré sur Sky News, ce qui, on peut le comprendre, risque d’être mal perçu à Paris, Londres étant tout aussi responsable de la situation catastrophique dans laquelle se trouvent les migrants.
Les effets de l’extrême droitisation du débat public
Mais, dans leurs déclarations, tous oublient l’essentiel, à savoir que la responsabilité n’est pas à chercher trop loin, et que la réponse est entre leurs mains. Regarder du côté des passeurs n’est pas forcément inutile, mais vain à court, moyen et long terme, si rien n’est fait pour modifier radicalement nos pratiques d’accueil. Là encore, les solutions sont connues de tous, et de longue date : l’arrêt immédiat et total des violences policières, l’accès au travail pour les demandeurs d’asile, des politiques plus respectueuses des droits des exilés en matière d’hébergement et de santé, la fin des mesures d’humiliation en direction des mineurs, etc.
Mais, voilà, le contexte politique n’est, semble-t-il, jamais favorable à une telle remise en cause des politiques migratoires, le contexte de la campagne présidentielle encore moins. À quelques mois de l’élection, l’extrême droitisation du débat public est patente, et la lâcheté en roue libre. À droite et à l’extrême droite, les semeurs de haine, fauteurs de trouble en puissance, banalisent les messages xénophobes, à force de nier l’humanité des étrangers et d’exiger leur « déportation ». « Ils n’ont rien à faire ici, ils sont voleurs, ils sont assassins, ils sont violeurs, c’est tout ce qu’ils sont, il faut les renvoyer et il ne faut même pas qu’ils viennent », déclarait à propos des mineurs isolés étrangers Éric Zemmour, il y a un an, sur CNews, comme un avant-goût de la présidentielle – des propos pour lesquels le parquet a requis des amendes mardi dernier (lire l’article de Camille Polloni).
Poursuivis par la justice, ces messages n’en atteignent pas moins leur cible. Les exilés les entendent et les comprennent. Face à l’absence de barrage politique fort, et on en revient à la responsabilité de l’exécutif, ils comprennent qu’ils ne sont pas les bienvenus chez nous, ils font leur bagage, et cherchent à fuir. La solidarité internationale ne saurait nuire, mais c’est un sursaut français qui est désormais indispensable, du côté de l’accueil plutôt que de la fermeture des frontières, pour empêcher des personnes de perdre leur vie en mer.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire