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vendredi 9 juin 2017

Maroc. Le hirak ou la révolte dans le Rif Sur les traces d’Abd-El-Krim par Maâti Monjib

par 9 juin 2017
Depuis plusieurs semaines, le Rif marocain est en ébullition. Une révolte sociale, politique et identitaire, qui rencontre un écho dans le reste du pays et illustre les impasses du pouvoir. Celui-ci est d’autant plus exaspéré que le hirak (mouvement) invoque le nom d’Abd El-Krim (1882-1963), célèbre résistant à la colonisation.


« Ils ont arrêté Zefzafi ! Dernière nouvelle ! » est une expression qui a fait et refait le tour de la planète web au Maroc et dans la diaspora. Comme un écho, elle s’est propagée jusqu’au sommet de la chaîne du Rif. Et cela même dans les hameaux les moins connectés à la toile. Le 29 mai, pendant les longues heures de cette troisième journée du mois de jeûne, c’est le principal objet de discussion sur les réseaux sociaux. Mais également en ville. Certains jeunes du mouvement ont vite fait le lien sémantique et émotionnel avec la phrase — célèbre dans le monde arabe – du poème de l’Égyptien Ahmed Fouad Negm chanté en 1967 par le très engagé Cheikh Imam : « Guevara est mort. Dernière nouvelle. »
L’information fait l’effet d’un coup de tonnerre. Elle rend nerveux les activistes, encore en liberté. Ils sont en colère et s’attendent au pire. Le hirak (mouvement) a déjà été largement décapité par les dizaines d’arrestations opérées par les autorités dans la région d’Al-Hoceima, et la capture de Nasser Zefzafi risque de l’achever. Car le leader incontesté est perçu par la population comme un véritable trompe-la-mort, et beaucoup de gens pensaient que la police ne pourrait jamais lui mettre la main dessus.
La tension est donc extrême ce lundi 29 mai. Les autorités ne lésinent pas sur les moyens. Camions sillonnant la ville et remplis à craquer d’agents de police. Forces auxiliaires présentes partout. Voitures de la sûreté nationale roulant à tombeau ouvert et déchirant le silence par leurs sirènes… Même la gendarmerie militaire est mobilisée. Les autorités veulent impressionner la population, entrée en dissidence depuis des mois.
La tension monte de nouveau au plus haut quelques jours plus tard : deux avocats qui ont pu rencontrer le Guevara du Rif, après moult reports et difficultés créées par les autorités, rendent public leur témoignage. Ils attestent que Zefzafi porte des « traces de violence au niveau des yeux, du dos » et qu’il est « méchamment blessé à la tête. »
Exigence de démocratie
Le mouvement de protestation est né à la suite du décès tragique à Al-Hoceima, le 28 octobre 2016, de Mouhcine Fikri, un jeune vendeur de poisson.

 Il s’est radicalisé depuis. Au début, il exigeait la clarification des conditions de sa mort et le châtiment de « ses assassins ». Mais le mouvement, en s’installant dans la durée, a exprimé des revendications sociales et économiques et des points de vue identitaires qui se sont progressivement politisés. Le vide politique est le résultat du « blocage » dressé par le Palais contre Abdelilah Benkirane, ex-chef du gouvernement (2011-2017) et leader du Parti de la justice et du développement (PJD), afin de l’empêcher de diriger de nouveau le gouvernement et de la sévère régression des libertés publiques1. Dans ce contexte, le mouvement de protestation a reçu le soutien des sections de tous les partis qui comptent sur le plan populaire2.
La marginalisation économique de la région, provoquée par la politique du roi Hassan II qui ne portait pas les Rifains dans son cœur est toujours profondément ressentie par la population. Malgré les tentatives de Mohammed VI de se réconcilier avec le Rif, Mustapha Sehimi, fin connaisseur des politiques publiques, analyse le hirak comme résultant également de la dégradation des conditions socio-économiques dans la zone où « 40 % des jeunes sont au chômage. » Il ajoute qu’il y a « une seule unité industrielle dans la ville d’Al Hoceima alors qu’il y en avait quinze durant les années 1980. » Il précise que « l’administration tyrannique (mutassalita) et sécuritaire ne pourra représenter une solution efficace et durable parce qu’elle ignore le changement social. Le Maroc d’aujourd’hui n’est plus celui du Maroc du temps de l’indépendance […] La demande de démocratie, des droits humains et des libertés est devenue plus aiguë. »3
Les dirigeants du hirak, et notamment Zefzafi, n’hésitent plus à critiquer le roi lui-même au lieu d’utiliser les euphémismes habituels comme « le Makhzen », le « régime » ou « Rabat ». C’est la cause principale de leur arrestation et de la campagne de diffamation orchestrée contre eux. Tout en reconnaissant implicitement la légitimité du roi en tant que premier responsable du pays, Zefzafi le met publiquement devant ses responsabilités et parle de ses absences prolongées à l’étranger. S’adressant directement à lui, il fait largement usage de son droit à l’irrévérence, chose très rare même parmi l’opposition radicale, car les services veillent : il ne faut jamais utiliser un mot de trop avec le Commandeur des croyants. « Comment cela se fait-il que le Commandeur des croyants assiège un peuple désarmé ? », assène-t-il sur Rifision TV, comme s’il regardait le roi les yeux dans les yeux. De telles critiques adressées à la monarchie, corrosives à la longue, font entrer l’entourage royal dans une colère noire. D’où l’envoi de forces publiques disproportionnées dans la région et le tabassage de Zefzafi au moment de son arrestation.

Les démons de la mémoire

L’autre chose qui exaspère le Palais est la référence récurrente de Zefzafi au nom d’Abd El-Krim4 — en y accolant l’expression religieuse « Radiya Allah ânho » (Allah est satisfait de lui) qui est réservée généralement aux quatre califes « bien guidés »5, et que l’on n’ose pas même utiliser officiellement pour les rois du Maroc. Aussi, Zefzafi et ses amis préfèrent-ils souvent la version rifie et familière du prénom de l’émir du Rif, « Mhanned » (محند). Ainsi, ils montrent à la fois leur grande affection pour le fondateur de la République du Rif et la dimension identitaire de leur mouvement. Certains des slogans versifiés scandés, en langue rifie aussi, par les manifestants en disent long sur cette dernière dimension :
Par la force de nos seuls bras
notre soleil
nous le ferons monter
haut dans le ciel.
(…)
Zefzafi, qui appartient à la même tribu qu’Abd-El-Krim, Beni Ouriaghel, cite aussi de célèbres déclarations de l’émir du Rif, comme cette question : « Êtes-vous un gouvernement ou des bandits ? » qui est en passe de devenir l’un des slogans du hirak. D’ailleurs, Abd-El-Krim est la seule personnalité de l’histoire du Maroc dont la photo figure aux côtés de celle de Mouhcine Fikri dans les manifestations. Le portrait de Zefzafi lui-même fera son apparition dès son arrestation. Le drapeau de la République du Rif côtoie celui des Imazighen, tandis que la bannière nationale rouge à l’étoile verte est rejetée comme makhzénienne.
Le hirak du Rif concentre en lui trois types de mouvements : social, comme les manifestations de juin 1981 et décembre 1990 ; politique, comme le mouvement du 20-Février, et identitaire avec des revendications culturelles propres. La dernière composante exprime à la fois un mal-être mémoriel et une fierté régionale qui sautent aux yeux de tous les Marocains issus des autres zones culturelles du pays. Ce mal-être est lié aux péripéties sanglantes de l’histoire du Rif, à l’instar de la résistance menée par Abd-El-Krim contre le colonialisme hispano-français. Ainsi que l’insurrection de 1959 réprimée dans le sang par Hassan II, à l’époque prince héritier et chef d’état-major général des forces armées royales, et Mohamed Oufkir, surnommé « le boucher du Rif ».
Les Rifains rappellent souvent l’usage, pour la première fois en dehors de l’Europe, des armes chimiques et de l’aviation de guerre contre l’armée de paysans d’Abd-El-Krim. Il y aurait jusqu’à aujourd’hui deux fois, voire plus, de personnes atteintes de cancers que dans les autres régions du Maroc : héritage macabre de la guerre du Rif. De même, les Rifains mentionnent souvent avec fierté qu’Abd-El-Krim a asséné à l’Europe coloniale, lors de la bataille d’Anoual en 1921, sa défaite la plus retentissante durant toute la première moitié du XXe siècle. D’ailleurs, le comité dirigeant du hirak appelle à une grande manifestation le 20 juillet à l’occasion du 96e anniversaire d’Anoual tout en faisant un clin d’œil au mouvement du 20-Février qui préférait organiser ses marches le 20 de chaque mois ou le dimanche le plus proche du 20.
Depuis le début du hirak, les activistes ne cessent de faire référence à la mémoire collective locale qui rejoint parfois le récit national. Les plus intrépides rappellent que le sultan Youssef — l’arrière-grand-père de Mohammed VI — a collaboré avec l’alliance militaire franco-espagnole contre Abd-El-Krim. Les plus modérés leur rétorquent aussitôt que Mohammed V était un patriote authentique et qu’il a donc largement racheté la dynastie alaouite.

Instrumentalisation du religieux

Proche de Benkirane, le député du PJD Aziz Benbrahim appelle au limogeage du ministre des awqaf et des affaires islamiques6 Ahmed Toufiq suite au scandale de la khotba (sermon religieux du vendredi) politisée imposée par son département aux imams d’Al-Hoceima. Celle-ci a provoqué l’ire des activistes et un mouvement de boycott des mosquées de la ville. Alors que les militants avaient laissé les mosquées en dehors de leurs espaces d’intervention, ledit ministre a enfoncé le clou en s’attaquant, via les imams locaux, aux dirigeants du hirak. Alors que le discours officiel condamne, depuis la montée en puissance de l’islamisme au Maroc il y a un quart de siècle, toute confusion entre religion et politique, le ministre a procédé à une sorte de nationalisation des mosquées. Il a non seulement renforcé leur contrôle par l’État, mais a également multiplié les « khotba unifiées » (au contenu similaire ou proche) et le limogeage d’imams récalcitrants, même ceux qui ne sont pas spécialement militants.
L’usage officiel du religieux à des fins politiques s’est renforcé récemment. Les khotba unifiées sont parfois directement instrumentalisées à des fins électorales, comme en 2011 quand elles appelèrent à voter « oui » à la Constitution proposée par Mohammed VI au peuple. Le ministère dit « de souveraineté » et qui ne relève que du roi n’hésite donc pas à dicter une khotba ultra-politisée s’attaquant aux dirigeants du hirak et les accusant « d’incitation à la désobéissance et aux troubles, usant du mensonge, de la tromperie et la supercherie. Et la manipulation des médias pour des mobiles indignes et des objectifs malhonnêtes »7.
Le politologue Ahmed El-Bouz affirme que l’État utilise aujourd’hui les mêmes moyens qu’il y a quelques années : « Il instrumentalise les mosquées, et a recours aux zaouïas (confréries religieuses), à l’usage de la violence et à la diffamation des protestataires ». Avant de préciser qu’actuellement « l’État a plus recours à la religion qu’à la violence ». Ainsi, le régime Mohammed VI a abondamment recours à la religion, chose interdite à ses opposants. À propos de l’affaire de la khotba, Faissal Aoussar, membre de la section locale de l’Association marocaine des droits humains (AMDH) nous affirme qu’il s’agissait d’un véritable guet-apens. Autrement dit, une provocation qui visait personnellement le leader du hirak « car il fait toujours ses prières dans la même mosquée Mohammed V dans le quartier de Diour al-Marsa à Al-Hoceima. » De fait, l’enquête menée par la section locale de l’AMDH tend à prouver que les khotba dans les autres mosquées n’avaient pas exactement le même contenu et auraient été moins dures contre les protestataires que celle de la mosquée où priait Zefzafi. Aoussar se demande d’ailleurs « pourquoi Zefzafi a-t-il été le seul poursuivi pour ce fait alors que les prieurs ont été nombreux à interpeller l’imam ‟fautif” ? ».
La justice a lancé un mandat d’arrêt contre Zefzafi en s’appuyant sur l’article 221 du Code pénal qui punit ceux qui perturbent un culte ou une cérémonie religieuse. Dans un but diffamatoire, les médias officiels ainsi que les officines des services ont largement diffusé cette « information » qui prétend que le leader du hirak a commis un blasphème, voire une fitna (sédition), en « s’attaquant » à des prieurs en plein recueillement ainsi qu’à leur imam.
L’autre ministère qui a joué un rôle dans la propagande anti-hirak est celui de la communication. Ainsi la diffusion du communiqué du procureur général du roi près de la cour d’appel d’Al-Hoceima Mohamed Aqwir annonçant la décision d’arrêter les leaders activistes est accompagnée sur les écrans de la télévision officielle Al Aoula de fausses images suggérant que les manifestants ont provoqué des troubles et des destructions de biens. Zefzafi, qui est parvenu à échapper à la rafle pendant quelques jours, en a profité pour lancer un appel à ses partisans afin qu’ils respectent le caractère pacifique du hirak quels que soient les conditions et le comportement des forces de police.
1Cent cinquante associations marocaines, spécialisées ou intéressées par les droits humains, réunies à Rabat le 14 février 2017, notent que «  la situation des libertés et droits connait une vraie détérioration  » au Maroc (Akhbar Alyaoum, 15 février 2017.
2Mêmes les partis légitimistes comme le PJD, l’Istiqlal et l’Union socialiste des forces populaires (USFP, sections locales) exigent la libération des détenus tout en condamnant la répression menée par le ministère de l’intérieur. Voir Alayam du 7 mai 2017, p. 4.
3Les propos de Mustapha Sehimi proviennent d’un entretien publié dans Akhbar Alyaoum des 3 et 4 juin 2017.
4NDLR. Mohamed Abdelkrim El-Khattabi, dit «  Abd El-Krim  » (1882-1963), célèbre résistant à la colonisation et président de la République du Rif de 1921 à 1926, devenu l’icône des mouvements de résistance.
5NDLR. Expression désignant les quatre premiers califes et compagnons du Prophète, considérés comme exemplaires : Abou Bakr As-Siddiq (632-634), Omar ibn al-Khattâb (634-644), Othmân ibn Affân, (644-656) et Ali ibn Abi Talib (656-661).
6Al3omq.com du 2 juin 2017.
7Akhbar Al-Youm du 3 et 4 juin 2017.

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