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Dans cette cité perchée au-dessus de la mer, les forces de l’ordre sont omniprésentes pour réprimer le «Hirak». Au moins 130 personnes ont été incarcérées depuis fin mai.
Il ne parle plus au téléphone, il n’envoie plus de SMS.
Il dit qu’entrer au contact avec un journaliste étranger lui vaudrait
une arrestation si les services de renseignement marocains
l’apprenaient. La plupart de ses camarades sont en prison. Nasser (1)
donne rendez-vous au dernier moment, via une application de messagerie
cryptée, dans un endroit désert, un promontoire pelé des hauteurs
d’Al-Hoceïma : «Le taxi connaîtra», précise-t-il. Au bout de
cinq minutes, il arrive sur les lieux en voiture. Derrière son volant,
face à la mer étale, il a soudain beaucoup de choses à raconter à la
fois. Pendant une heure et demie, il dit la colère, l’espoir et la
fierté des révoltés d’Al-Hoceïma.
Il n’a rien d’un conspirateur, Nasser. A 21 ans, il suit des études
d’ingénieur en énergie. Il cherche ses mots en anglais, et tient d’abord
à rappeler l’histoire mouvementée du Rif, qu’il déroule jusqu’à la mort
de Mouhcine Fikri. Le sort tragique du vendeur de poisson broyé dans
une benne à ordure le 28 octobre l’a poussé à rejoindre, le soir même,
les milliers d’habitants d’Al-Hoceïma qui dénonçaient «le mépris»
des autorités à leur égard. Depuis ce jour, il participe au «Hirak»
(«le mouvement») à sa façon : il mobilise les gens de son quartier,
dépanne des baffles pour les manifestations, transmet des messages d’un
groupe à un autre, répond en anglais à la presse internationale.
Des poissons frits et une soupe
«C’était la liberté totale. Une anarchie harmonieuse : chacun avait sa tâche à effectuer, décrit-il. Zefzafi [la figure charismatique du Hirak, ndlr]
a fait comprendre aux gens que c’était l’Etat, en nous renvoyant une
image de violence, qui nous rendait violents. Le Rif n’avait jamais
vraiment connu de manifestations pacifiques auparavant.» Mais Nasser Zefzafi a été arrêté le 29 mai, puis 130 personnes dans son sillage. Un tournant pour le Hirak : «Ils tentent de nous faire perdre nos nerfs. La police nous harcèle. Il y a des gens qui n’en peuvent plus, assure Nasser. Un
Rifain atteint dans sa dignité, ça le rend fou. Ici, on dit qu’il y a
trois choses sacrées : "dhamwath", "dhamghath", "dhasghath" [«notre
terre, nos femmes, nos droits»]. Y toucher, ça nous est insupportable.»
L’activiste est interrompu par l’appel à la prière. Le soleil vient
de se coucher, il est temps de redescendre en ville pour rompre le
jeûne. Dans les rues d’Al-Hoceïma ce vendredi 16 juin, le temps est
suspendu, la voiture de Nasser disparaît dans les avenues désertes.
Pendant quelques minutes silencieuses, les Rifains boivent et mangent,
enfin.
Hassan, la vingtaine, a disposé des poissons frits et une soupe sur
une petite chaise, sous un porche. Il y touchera plus tard. Après une
datte, un beignet et un jus de fruit, il peut enfin fumer son kif. Il
parcourt son fil Facebook pour être tenu au courant des dernières
arrestations. Comme des milliers de Rifains, il a remplacé sa photo de
profil par celle de Nasser Zefzafi, son héros. Dans deux heures, quand
Hassan aura repris des forces et quand la prière du soir sera passée, il
tentera de rejoindre un groupe spontané de manifestants.
Les forces de sécurité connaissent les horaires : elles ont commencé à
se déployer dans tout Al-Hoceïma. L’Etat marocain a envoyé tellement de
renforts dans la ville que tous les hôtels affichent complets. Sur la
grande place, des dizaines de camions anti-émeute sont stationnés au
milieu des petites voitures électriques pour enfants, l’animation de la
soirée. Les rues débouchant sur les avenues, propices à des
rassemblements, sont systématiquement barrées par un cordon de
militaires ou de policiers. Les quartiers les plus contestataires,
notamment Sidi Abed, celui de la famille Zefzafi, sont bouclés. N’y
entrent que les habitants.
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