par Ali Lmrabet, 12/6/2017
Car depuis toujours, le souverain entoure de sa bienveillance ce monde privilégié et clos. En achetant par exemple des tableaux à des artistes qui peinent à convaincre, mais surtout en offrant à droite et à gauche des « grimas », ces agréments de transport (taxis petits et grands, et autocars), qui servent à assurer une aisance financière à ceux qui ont la chance de plaire en haut lieu.
Ce n’est un secret pour personne que plus l’artiste est haut dans l’estime du Palais, plus il bénéficiera des largesses de « Sidna » (Sa Majesté). Ce dernier étant allé jusqu’à décréter le versement d’un salaire mensuel consistant (30 000 dirhams, un peu moins de 3 000 euros) à certains membres de deux groupes de musique chaâbi, Jil Jilala et Nass El Ghiwane, qui n’étaient pas vraiment dans le besoin. Sans parler d’autres prébendes, comme l’accès à des appartements du patrimoine de l’État, achetés ou loués pour des prix dérisoires.
Quand
le Palais casse du Rifain, l'élite marocaine se tait, esquive le débat
ou s'en remet à la décision du roi. Mais que cache ce confortable
silence ?
Jeunes manifestants près de Sidi Abed, un quartier populaire d'Al Hoceima, dans le Rif marocain. Photo Louis Witter/MEE
Alors que la répression s’abat encore une fois sur les Rifains, avec
cette dureté inusitée qui frise la haine, seul un humoriste, un
mal-aimé du Palais royal marocain qui le persécute depuis 30 ans, Ahmed
Snoussi, alias « Bziz », a osé écrire deux articles sur son profil
Facebook pour se solidariser avec le Rif et le hirak chaâbi (mouvance
du peuple, nom du mouvement donné à la contestation). Pour le reste,
c’est le silence, parfois complice, souvent lâche.
Mais pourquoi donc, au Maroc, l’intellectuel et l’artiste, le clerc, sensé éclairer le peuple avec ses sorties et ses opinions, se tait, esquive le débat ou s’en remet à la décision que prendra le pouvoir ? Dans ce cas précis, pour deux raisons.
La première, c’est qu’il s’agit du Rif, une contrée habitée par des gens fiers que nos intellectuels, à l’instar du reste du pays, trouvent trop rudes à leur goût, pas très accommodants avec l’ordre établi et peu enclins aux prosternations et à la génuflexion. Dans un pays où la dignité a laissé place, depuis Hassan II, à l’abaissement des esprits et des corps, cette attitude ne cadre pas dans cet ensemble convenu.
Mais pourquoi donc, au Maroc, l’intellectuel et l’artiste, le clerc, sensé éclairer le peuple avec ses sorties et ses opinions, se tait, esquive le débat ou s’en remet à la décision que prendra le pouvoir ? Dans ce cas précis, pour deux raisons.
La première, c’est qu’il s’agit du Rif, une contrée habitée par des gens fiers que nos intellectuels, à l’instar du reste du pays, trouvent trop rudes à leur goût, pas très accommodants avec l’ordre établi et peu enclins aux prosternations et à la génuflexion. Dans un pays où la dignité a laissé place, depuis Hassan II, à l’abaissement des esprits et des corps, cette attitude ne cadre pas dans cet ensemble convenu.
Abdelkrim
(à g.) et son frère Mohamed al-Khattabi, en 1948 (photo AFP). Abdelkrim
fut président de la République du Rif de 1921 à 1926
La deuxième raison est vulgairement matérielle. Personne, que ce
soit dans la presse, la société civile et le monde de la culture, ne
veut s’attirer les foudres du régime en se solidarisant avec les
Rifains dont la propagande officielle et officieuse en a fait des
démons séparatistes et dangereux. Les patrons de presse ont peur pour
leur imprimerie et craignent de perdre la subvention étatique annuelle,
le responsable d’association ne veut pas que l’État vienne fouiner
dans ses comptes pour voir s’il a déclaré les « contributions » reçues
de l’étranger, l’acteur risque de ne plus trouver de rôle au cinéma ou à
la télévision, le chanteur craint d’être ostracisé, le professeur a
simplement peur pour son emploi à l’université, et l’écrivain, surtout
s’il est célèbre, préfère s’acoquiner avec le pouvoir plutôt que de
défendre par sa voix autorisée les droits de ces « gens ».
La situation dans le Rif, devenue dramatique ces derniers jours, aurait peut-être dû les pousser à réagir. Mais non. Les nombreuses et concordantes déclarations des avocats jurant que les détenus rifains ont été systématiquement torturés par la police d’Al Hoceima, puis par la Brigade nationale de police judiciaire (BNPJ, une police politique déguisée) dans son siège de Casablanca, ne semblent pas ébranler la quiétude des bien-pensants. La vague d’arrestations sans précédents qui frappe la région, n’émeut personne.
À Rabat, à Casablanca, à Tanger ou à Marrakech, on ne semble pas non plus offusqué par les nombreux récits évoquant des actes d’humiliation, des injures racistes, « fils de p**e, fils d’Espagnols, racaille » et autres amabilités fleuries déversées par la police et la soldatesque sur des jeunes dont le seul tort est de vouloir que leur région soit pourvue d’un vrai hôpital et non d’un mouroir, d’une université et que leur futur soit moins gris.
La situation dans le Rif, devenue dramatique ces derniers jours, aurait peut-être dû les pousser à réagir. Mais non. Les nombreuses et concordantes déclarations des avocats jurant que les détenus rifains ont été systématiquement torturés par la police d’Al Hoceima, puis par la Brigade nationale de police judiciaire (BNPJ, une police politique déguisée) dans son siège de Casablanca, ne semblent pas ébranler la quiétude des bien-pensants. La vague d’arrestations sans précédents qui frappe la région, n’émeut personne.
À Rabat, à Casablanca, à Tanger ou à Marrakech, on ne semble pas non plus offusqué par les nombreux récits évoquant des actes d’humiliation, des injures racistes, « fils de p**e, fils d’Espagnols, racaille » et autres amabilités fleuries déversées par la police et la soldatesque sur des jeunes dont le seul tort est de vouloir que leur région soit pourvue d’un vrai hôpital et non d’un mouroir, d’une université et que leur futur soit moins gris.
Que la police se soit acharnée physiquement sur Nasser Zefzafi,
le chef de la contestation rifaine, au moment de son arrestation,
qu’elle ait essayé de lui faire avaler de force des chaussettes sales et
malodorantes, ne paraît pas gêner outre mesure la conscience de ceux
qui devraient en avoir. Si le clerc marocain se tait depuis des lustres
sur la répression des Sahraouis, autre sujet sensible et sacro-saint
qui ne tolère aucune contestation, comment ne va-t-il pas regarder
ailleurs quand on malmène du Rifain ?
Même ceux qui se sont faits une petite spécialité de s’indigner sur
tout et rien, préfèrent aujourd’hui se terrer dans un confortable
silence.
C’est le cas de notre prix Goncourt 1987, Tahar Ben Jelloun, l’homme qui a découvert le terrible bagne-mouroir de Tazmamart seulement après la mort de Hassan II. Le même qui fait souvent étalage d’indignation, s’emportant par exemple contre le « raciste anti-arabe » cinéaste espagnol Pedro Almodovar, parce que ce dernier a simplement décliné une invitation du festival du cinéma de Marrakech, organisé chaque année par des thuriféraires du régime. Et celui-là même qui ne prend jamais le risque de s’en prendre aux gouvernants marocains. Histoire de ne pas fâcher le prince. Depuis qu’il signe une chronique dans le 360, un sulfureux site proche du Palais royal, il va même plus loin en égratignant le peu de journalistes indépendants qui restent au Maroc.
L’autre prix Goncourt marocaine, Leïla Slimani, aurait également pu parler, dire quelque chose, puisqu’elle s’est elle-même placée dans l’orbite de la défense des libertés, en tonnant récemment que « les jeunes Marocains sont fatigués par la chape de plomb qui pèse sur la parole ». En fait, en ce qui concerne le Rif, Leïla Slimani s’est enveloppée dans une chape de silence. Peut-être que dans son cas, parce qu’elle respecte cette vieillotte tradition marocaine qui veut qu’on ne critique jamais celui avec qui nous avons partagé un repas. Mademoiselle Slimani, tout comme Monsieur Tahar Ben Jelloun, ont été récemment invités à la table du roi Mohamed VI à Paris, celui-là même qui est à l’origine de toutes les vicissitudes que vit actuellement le Rif.
C’est le cas de notre prix Goncourt 1987, Tahar Ben Jelloun, l’homme qui a découvert le terrible bagne-mouroir de Tazmamart seulement après la mort de Hassan II. Le même qui fait souvent étalage d’indignation, s’emportant par exemple contre le « raciste anti-arabe » cinéaste espagnol Pedro Almodovar, parce que ce dernier a simplement décliné une invitation du festival du cinéma de Marrakech, organisé chaque année par des thuriféraires du régime. Et celui-là même qui ne prend jamais le risque de s’en prendre aux gouvernants marocains. Histoire de ne pas fâcher le prince. Depuis qu’il signe une chronique dans le 360, un sulfureux site proche du Palais royal, il va même plus loin en égratignant le peu de journalistes indépendants qui restent au Maroc.
L’autre prix Goncourt marocaine, Leïla Slimani, aurait également pu parler, dire quelque chose, puisqu’elle s’est elle-même placée dans l’orbite de la défense des libertés, en tonnant récemment que « les jeunes Marocains sont fatigués par la chape de plomb qui pèse sur la parole ». En fait, en ce qui concerne le Rif, Leïla Slimani s’est enveloppée dans une chape de silence. Peut-être que dans son cas, parce qu’elle respecte cette vieillotte tradition marocaine qui veut qu’on ne critique jamais celui avec qui nous avons partagé un repas. Mademoiselle Slimani, tout comme Monsieur Tahar Ben Jelloun, ont été récemment invités à la table du roi Mohamed VI à Paris, celui-là même qui est à l’origine de toutes les vicissitudes que vit actuellement le Rif.
Un naufrage moral qui n’est pas l’apanage des professionnels de la plume
Mais soyons justes. Ce naufrage moral n’est pas l’apanage des
professionnels de la plume. Ce que le Maroc compte d’artistes se tait
aussi. À juste raison, répondront les mauvaises langues. Quand un
artiste tombe gravement malade au Maroc, c’est le roi, informé par une
âme inquiète, qui lui paye les soins. Si la personnalité et le
rayonnement du malade sont notables, il ira à l’étranger ; si elles le
sont moins on l’expédiera à l’hôpital militaire Mohamed V de Rabat. Car depuis toujours, le souverain entoure de sa bienveillance ce monde privilégié et clos. En achetant par exemple des tableaux à des artistes qui peinent à convaincre, mais surtout en offrant à droite et à gauche des « grimas », ces agréments de transport (taxis petits et grands, et autocars), qui servent à assurer une aisance financière à ceux qui ont la chance de plaire en haut lieu.
Ce n’est un secret pour personne que plus l’artiste est haut dans l’estime du Palais, plus il bénéficiera des largesses de « Sidna » (Sa Majesté). Ce dernier étant allé jusqu’à décréter le versement d’un salaire mensuel consistant (30 000 dirhams, un peu moins de 3 000 euros) à certains membres de deux groupes de musique chaâbi, Jil Jilala et Nass El Ghiwane, qui n’étaient pas vraiment dans le besoin. Sans parler d’autres prébendes, comme l’accès à des appartements du patrimoine de l’État, achetés ou loués pour des prix dérisoires.
"Nous
sommes tous Nasser Zafzafi" : Manifestation à Al Hoceima, vendredi 2
juin, pour réclamer la libération des activistes du Rif (Reuters)
Même chose pour les politiciens professionnels. Un exemple, ou
plutôt deux. Driss Lachgar, le patron de ce qui reste de l’Union
socialiste des forces populaires (USFP), autrefois fer de lance contre
le régime dictatorial, aujourd’hui parti sans âme, sans idéologie, dont
on ne sait plus s’il est de droite ou de gauche, a bénéficié il y a
quelques années d’une immense parcelle de terrain appartenant à l’État
dans l’un des quartiers les plus huppés de la capitale.
Et il n’est pas le seul. Chez les anciens communistes du Parti du
progrès et du socialisme, dont les sigles, PPS, ont été malicieusement
détournés par un humoriste pour en faire le « Petit parti de Sidna »,
la complicité avec le Makhzen est vieille, pérenne et profitable.
À l’époque de Hassan II, le premier secrétaire général de cette vieille formation politique, pourtant d’obédience communiste, a été gratifié de l’exclusivité de l’exportation de l’orange marocaine vers l’ancienne URSS. Son successeur a reçu, sans débourser le moindre dirham, d’immenses terres domaniales. « Pour compenser ce que j’ai perdu », se justifia-t-il sans gêne. Enfin, deux des plus éminents communistes que le Maroc ait jamais connus, les camarades Abdellah Layachi et Abdeslam Bourquia, deux authentiques nationalistes il est vrai, ont été gratifiés de leur vivant de juteux agréments de transport.
Deux marxistes purs et durs de l’époque du protectorat et de l’après-indépendance nageant à la fin de leur vie dans l’économie de la rente, voilà qui peut étonner sous d’autres cieux. Pas au Maroc où le PPS, héritier direct et revendiqué du Parti communiste du Maroc, est devenu le premier parti communiste franchement monarchique de la planète. Un parti qui revendique sans gêne la « monarchie exécutive », une forme d'État où le roi règne et gouverne.
Et la liste est longue. Alors, franchement que pouvons-nous attendre de cette légion de clercs, de l’artiste au militant progressiste, qui pense à ses propres intérêts avant ceux de la veuve et de l’orphelin, et encore moins à ceux du Rifain.
À l’époque de Hassan II, le premier secrétaire général de cette vieille formation politique, pourtant d’obédience communiste, a été gratifié de l’exclusivité de l’exportation de l’orange marocaine vers l’ancienne URSS. Son successeur a reçu, sans débourser le moindre dirham, d’immenses terres domaniales. « Pour compenser ce que j’ai perdu », se justifia-t-il sans gêne. Enfin, deux des plus éminents communistes que le Maroc ait jamais connus, les camarades Abdellah Layachi et Abdeslam Bourquia, deux authentiques nationalistes il est vrai, ont été gratifiés de leur vivant de juteux agréments de transport.
Deux marxistes purs et durs de l’époque du protectorat et de l’après-indépendance nageant à la fin de leur vie dans l’économie de la rente, voilà qui peut étonner sous d’autres cieux. Pas au Maroc où le PPS, héritier direct et revendiqué du Parti communiste du Maroc, est devenu le premier parti communiste franchement monarchique de la planète. Un parti qui revendique sans gêne la « monarchie exécutive », une forme d'État où le roi règne et gouverne.
Et la liste est longue. Alors, franchement que pouvons-nous attendre de cette légion de clercs, de l’artiste au militant progressiste, qui pense à ses propres intérêts avant ceux de la veuve et de l’orphelin, et encore moins à ceux du Rifain.
Sur
les marches de l'Élysée le 2 mai 2017 : parmi les invités du président
Hollande et du roi du Maroc, Leïla Slimani, Tahar Ben Jelloun, Rachid
Benzine et Djamel Debbouze
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