Qui est derrière les "médias" diffamatoires au Maroc?
Il s’agit ici de l’émergence d’un nouveau «genre journalistique» loin de
la presse sensationnelle qui s’alimente de la vie privée des
personnalités publiques. Cette «presse» ne touche pas à celles qui sont
proches du régime, mais seulement à des opposants et à des personnalités
critiques envers la monarchie.
Mounir Majidi, le Secrétaire particulier du Roi Mohammed VI © FDaburon
Les chartes déontologiques des médias, dans les pays démocratiques, ne cessent de rappeler à l’ordre les journalistes pour s’éloigner de la diffamation. Toutefois, elles avertissent ceux qui dérapent et dénoncent ceux qui la pratiquent d’une manière systématique.
Si l’intelligence des lecteurs est suffisante pour
déceler l’existence et la propagation rapide de ce genre de pratiques
diffamatoires, ceci mène à un risque : il met toute la presse et les
journalistes dans le même panier, ce qui délégitime le rôle de la presse comme quatrième pouvoir.
Mon témoignage, se concentre sur la campagne de diffamation
dont j’étais victime au Maroc. Elle a commencé depuis mon accusation par
les autorités de «tenue d’un bordel pour prostitution et adultère», puis lors du deuxième procès, avec mes six confrères, pour «atteinte à la sécurité intérieure de l’Etat» [procès toujours en cours].
Mon arrestation a eu lieu à Rabat le 17 Mars 2015
par une dizaine d’agents de police en tenue civile. Ceux-ci ont
commencé, d’abord, par l’effraction de la porte de mon appartement. Puis
par m’agresser brutalement, me déshabiller, me filmer nu. Ils m’ont
sorti dans la rue quasiment nu. Je ne cachais mon intimité qu’avec une
serviette. Ils m’ont jeté dans une voiture et m’ont amené au commissariat.
C’était presque un “soulagement” de découvrir qu’il s’agit bien de “policiers” et non d’une bande criminelle (je laisse au lecteur de voir s’il y a une différence).
Quelque temps après, la préfecture de police a diffusé, via l’Agence Maghreb de Presse (MAP),
un communiqué de presse. La préfecture de police prétendait que cette
arrestation avait été réalisée en «total respect des dispositions
judiciaires régissant les perquisitions des domiciles et après avoir
communiqué aux deux prévenus tous leurs droits garantis par la loi» et que
la police judiciaire m’avait appréhendé «en flagrant délit de
préparation d’un local pour la prostitution et participation à
l’adultère avec une femme mariée» source Telquel.
Ces «médias» ne se sont pas limités à reprendre l’accusation
officielle. Ils lui ont ajouté d’autres accusations plus surréalistes,
comme le «détournement de fonds», ou encore «espionnage pour l’Algérie et les Pays-Bas».
Plusieurs de ces médias m’ont présenté ainsi avec certains de mes
collègues – pourtant censés être loin de ce dossier – comme étant des
obsédés de sexe et de détournement de fonds publics, alors que nous
n’avons jamais reçu aucun dirham public.
Cela a été un coup d’envoi pour certains organes de presse afin de porter atteinte à ma réputation.
Après le déclenchement de ma deuxième poursuite judiciaire pour «atteinte à la sécurité intérieure de l’État»,
ces inventions continuent et nourrissent d’autres accusations parfois
plus graves. Afin de créer une certaine «cohésion» entre les précédentes
accusations et les nouvelles, ces «médias», ont lié les deux affaires.
Ainsi, par exemple, Al Ahdath Al Maghribia
a écrit : que je suis un «agent qui travaille pour les Pays-Bas» et que
je «cachais le matériel d’espionnage chez l’une de [«mes»] maîtresses» !
Le lendemain de ma sortie de prison, j’ai décidé de quitter le
Maroc pour l’exil car mon emprisonnement était injuste et dur. Et un
autre peut-être m’attendait. Certains de ces «médias» ont prétendu que
c’est Maâti Monjib qui «m’a poussé à quitter le pays et s’est chargé des frais de mon voyage», par «peur que je l’enfonce devant le tribunal».
Au contraire, Maâti a essayé de me convaincre de rester ou – au moins
– de repousser ma décision. Peut-être a-t-il pensé que j’avais pris
cette décision sous l’effet psychologique et l’impact de la douloureuse
expérience vécue lors de mon incarcération ?
Mais la question la plus cruciale, à mon avis, est la suivante: qui sont les personnes derrière ces « médias » ?
Plusieurs éléments peuvent, ensemble, répondre à cette question.
1. Il y a d’abord cette “ligne éditoriale” qui s’est quasiment
spécialisée dans la vie privée et les «tares» morales ou politiques
(souvent inventées) des personnalités qui critiquent ou s’opposent au
régime politique. Il s’agit ici de l’émergence d’un nouveau
«genre journalistique» loin de la presse sensationnelle qui s’alimente
de la vie privée des personnalités publiques. Cette «presse» ne touche
pas à celles qui sont proches du régime, quand elles sont l’objet de
scandales malgré l’existence d’enregistrements. C’était le cas, par
exemple, pour Fouad Ali El Himma, le conseiller du Roi, Salah Eddine
Mezouar, Ministre des Affaires Étrangères, et, plus récemment, Salim
Cheikh, le directeur de la chaîne de télévision 2M.
2. On remarque une grande ambiguïté qui caractérise les équipes de la rédaction.
Pour la majorité, il y a absence d’informations simples et importantes :
l’adresse de leurs sièges sociaux ni leurs numéros de téléphone ; de
plus, les vrais noms des « journalistes » demeurent en règle générale
inconnus et ils signent leurs articles diffamatoires par le recours
récurrent à des pseudonymes jetables.
Cette nouvelle approche en l’occurrence rend difficile toute
poursuite judiciaire. Pour les sites diffusant depuis la France, le
pouvoir marocain exerce une grande pression sur les autorités françaises afin de ne pas donner une suite favorable à toute plainte contre ces “médias” protégés.
3. L’absence d’un modèle économique transparent de ces entreprises.
Cependant, les photos de leurs « managers » qui sont publiées par des
réseaux sociaux montrent qu’ils jouissent de confortables moyens
logistiques : des locaux prestigieux, la priorité à l’accès à
l’information notamment sécuritaire ainsi que leur participation aux
voyages officiels les plus importants.
4. Le Timing de la publication des articles diffamatoires se fait souvent après des déclarations de la personne concernée, ou après la publication d’un article critique ou émission/prise d’une position qui agace le régime.
5. Le “scoop journalistique” pour diffuser des charges judiciaires
officielles, ce qui confirme que ces « médias » ont essentiellement,
comme source, les services de sécurité. Plusieurs rapports internationaux(*)
confirment que le Maroc investit beaucoup dans l’achat d’équipements
sophistiqués pour espionner les journalistes et les opposants.
Ici, je voudrais donner deux incidents qui nous confirment cette donne:
Le premier, quand nous étions en train de mettre les touches
finales d’une conférence internationale, en partenariat avec la
Fondation Friedrich Naumann pour la Liberté : afin de faire pression sur
l’organisation partenaire, le site Le360,
très proche de Mounir Majidi, le Secrétaire particulier du Roi Mohammed
VI, publie un article attaquant personnellement, Andrea Nuesse, la
directrice de ladite fondation. Toutefois, l’article s’est
trompé sur le titre de la conférence. De fait, l’auteur, trop bien
informé mais un peu trop précocement, a repris non le titre final mais
celui provisoire. Nous étions seulement trois personnes
chargées de l’organisation de la conférence et qui avions échangé ce
titre provisoire via la messagerie électronique.
La deuxième expérience, que j’ai vécue en prison est liée à la
rédaction d’un article concernant «l’application de Story Maker».
Celle-ci est l’objet de notre actuel procès où nous sommes poursuivis
pour «atteinte à la sécurité intérieure de l’Etat». J’ai contacté ma
sœur via le téléphone portable d’un prisonnier afin de rectifier
certaines erreurs, avant d’envoyer la matière au quotidien «Akhbar Al
Yaoum» pour la publier.
Accompagné de plusieurs gardiens, le directeur de la prison est
arrivé tôt le matin pour chercher le téléphone que j’ai utilisé la
veille. J’ai nié la possession de portable, mais le directeur m’a dit :
«Nous savons très bien que vous ne disposez pas d’un téléphone, mais
vous l’avez utilisé !». Les gardiens ont fouillé toute la cellule
jusqu’à ce qu’ils le trouvent.
En guise de conclusion je peux affirmer que ce genre de «journalisme» représente un grand problème pour la liberté d’expression.
Il y a l’émergence, par exemple, d’une
série de sites adoptant la même «ligne éditoriale» mais qui s’est créée à
l’échelle provinciale ou régionale. Ces nouveaux «médias» utilisent le
soupçon de la proximité d’avec les services secrets pour toucher aux
financements occultes généreux et pour échapper à la justice. Un
gouverneur, ou même un maire ne peut, en règle générale, refuser d’être
«gentil» avec un journaliste ostensiblement trop bien informé et
intrépide.
Nous sommes donc face à deux catégories de ces «médias» : l’une
est créée par les services de sécurité, l’autre est le produit de
l’environnement promu par la première.
(*) Lire notamment: "Les Yeux du Pouvoir – Rencontres avec des citoyens marocains sous-surveillance" et ""Their Eyes On Me: Stories of Surveillance in Morocco" (Privacy International)
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