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samedi 1 septembre 2018

L’Odyssée de l’Aquarius

Le navire Antigone

Le vertige. Face à ces vies englouties. Là, dans cette mer que nous aimons : la Méditerranée. Sur les bords de laquelle beaucoup d’entre nous, Européens, vivons ou passons des vacances. Cette mer qui est un lieu de culture, de repos, de tourisme, de beauté, cette mer sur laquelle nous naviguons, parfois, cette mer devenue cimetière à ciel ouvert pour des femmes, des enfants, des jeunes hommes qui y meurent en masse.
Le vertige face aux récits terrifiants qui nous parviennent de Libye. Des mots que l’on croyait appartenir au passé ressurgissent : « traite humaine », « esclavagisme », et toute la cohorte des crimes qui vont avec : viol, séquestration, extorsion, torture…
Le vertige face au temps qui passe. Cela fait près de quinze ans que l’on meurt en Méditerranée. Demandez à Pietro Bartolo, médecin de Lampedusa : il vous dira avec son sourire triste qu’il est l’homme qui a fait le plus d’autopsies en Europe. Demandez à Giusi Nicolini, l’ancienne maire : elle vous dira que pendant des années, elle a appelé de ses vœux, en vain, une réponse européenne à la détresse qui s’échouait sur les rives de son île. Les routes changent. Elles varient selon les accords bilatéraux et la géopolitique mais le scandale humanitaire continue. Et jour après jour, il faut se faire violence pour ne pas s’habituer. J’ai écrit mon roman « Eldorado » en 2005 parce que déjà alors, la colère nous saisissait face à ces tragédies humaines. Et depuis, qu’est-ce qui a changé ? Rien, si ce n’est l’accumulation. Rien si ce n’est l’habitude. Est-ce que notre écoute peut s’émousser ? Est-ce que notre capacité d’empathie peut s’assécher ? Et si oui, qui allons-nous devenir ?
Face à la colère du citoyen européen que je suis, face à la rage ou à la mélancolie qui me saisissent parfois (c’est selon les jours…) : il y a SOS Méditerranée. Des hommes et des femmes se sont retroussés les manches pour faire quelque chose. Juste cela – qui est énorme : faire quelque chose. Et ça marche. Au prix d’une énergie folle, de sueur, de batailles et d’obstination, ça marche. Des vies sont sauvées. Plus de 28000 depuis 2015…
Pendant ce temps, l’Europe brille par ses dissensions, ses tractations minables et son embarras. Je l’ai vu pourtant, moi, l’Europe. Deux fois. Ce n’était ni dans les discours de nos hommes politiques, souvent si frileux, ni dans les politiques d’accueil des Etats. La première fois, c’était dans les « jungles » du Nord de la France, celle de Calais ou celle de Grande Synthe où des centaines de bénévoles venus de France, d’Angleterre, de Belgique et d’Allemagne venaient aider, distribuer de la nourriture, démontrer par des gestes simples leur solidarité. Et puis, je l’ai vue une seconde fois : chez SOS Méditerranée. Là aussi, Italiens, Français, Allemands sont unis pour apporter une réponse à la tragédie humanitaire de la Méditerranée, une réponse européenne et citoyenne. L’énorme vertu de SOS Méditerranée est de nous rappeler que si le politique a fui devant la question du sauvetage, le monde citoyen peut s’en emparer. Que si l’Europe a peur, le monde citoyen peut, lui, regarder le problème droit dans les yeux et agir. Cela ne fait pas que sauver l’honneur. Cela sauve des vies.
Nous savons depuis qu’Antigone s’est dressée face à Créon, qu’il existe des « lois non écrites ». Elles ne sont pas là pour veiller au bon ordre de la cité, elles sont garantes de notre humanité. Elles nous rappellent que les lois des Etats ne sont pas tout - parce que les gouvernements sont parfois peureux ou parfois se trompent. Sauver des hommes et des femmes qui vont se noyer est une de ces lois non écrites. On pourra parler pendant des heures de la situation migratoire en Europe, des relations Nord-Sud, on pourra lancer tous les débats que l’on voudra en s’étripant entre partisans de l’accueil et partisans de l’Europe forteresse, on se heurtera toujours à cette réalité qui gifle notre humanité à chaque fois qu’on l’énonce : chaque année, des milliers de migrants meurent en Méditerranée.
SOS Méditerranée s’est mis d’emblée du côté de cette vieille loi sacrée : on ne laisse pas mourir quelqu’un sous ses yeux. C’est un impératif catégorique. Cela ne viendrait à l’idée de personne de passer son chemin devant quelqu’un en train de mourir dans la rue. C’est pareil pour la Méditerranée. Elle est sous nos yeux. Nos bateaux la connaissent, la sillonnent. C’est notre mer. Ne laissons pas un certain discours politique nous faire croire que sauver des vies ne résout pas le problème et que si on n’a pas de solution globale pour « régler » la crise migratoire, il ne faut pas se lancer dans des actions humanitaires soit disant incertaines qui pourraient envoyer de « mauvais signaux »... C’est faux. Sauver des vies, c’est sauver des vies. Et c’est un devoir.
L’Europe va pourrir sur place si elle oublie cela et déserte ce combat. C’est d’autant plus notre devoir que nous sommes nous, Européens, les fils et les filles d’un continent qui, plus que les autres, sait ce que c’est que la lutte entre barbarie et humanisme. Aujourd’hui, la barbarie, c’est l’indifférence et SOS Méditerranée nous rappelle que l’humanisme, souvent, doit d’abord prendre le visage d’un refus. Les hommes et les femmes qui patrouillent en notre nom sur l’Aquarius refusent de ne rien faire. Ils giflent, à chaque jour qui se lève, à chaque vie sauvée, à chaque main tendue, cette indifférence coupable qui par haine, par peur ou par paresse, enlaidit l’Europe où nous vivons. Que leur élan inspire et nourrisse notre propre engagement.
 http://www.kheper.org/L-Odyssee-de-l-Aquarius

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