Après l’hommage rendu par le président
Macron, le 7 novembre à Charleville-Mézières, à Pétain et à ses
“qualités de soldat”, Alain Ruscio rappelle que ce dernier, entre Verdun
et Vichy, fut également responsable de la mort de milliers de civils
marocains dans le Rif, en 1925 et 1926.
En 1921, Mohammed ben Abdelkrim El-Khattabi,
couramment appelé Abd el-Krim, un Rifain issu d’une grande famille,
vivant dans la partie du Maroc sous contrôle de Madrid, lève l’étendard
de la révolte contre le colonialisme espagnol. Puis, en avril 1925, la
guerre se généralise. La France coloniale, qui occupe la plus grande
partie du pays, mène une guerre impitoyable contre les insurgés. Cet
épisode, connu sous le nom de “guerre du Rif”, sera un des premiers
grands affrontements entre une population en armes et deux grandes
puissances, préfiguration de toutes les guerres de libération nationale
du siècle.
- Mohamed ben Abdelkrim el-Khattabi en couverture du Times, 1925
Dans un premier temps, la guerre est menée, côté
français, par le maréchal Hubert Lyautey, qui occupe depuis 1912 le
poste de Résident général. Mais l’armée française piétine. Aux yeux du
pouvoir politique parisien, Lyautey est un administrateur hors pair,
mais a-t-il les qualités d’un guerrier impitoyable ? C’est alors que
naît au sein du gouvernement dit du Cartel des gauches cette prodigieuse
idée : faire appel à celui qu’on appelle le « vainqueur de Verdun ».
Cette mission a également une signification diplomatique : la seule
parade imaginable est de sceller un pacte avec les Espagnols, politique à
laquelle Lyautey était hostile. C’est donc un gouvernement de gauche
qui va entamer le processus de coopération avec l’une des premières
dictatures d’extrême droite d’Europe (le général Miguel Primo de Rivera
avait pris le pouvoir par un coup d’État en septembre 1923).
Fin juillet 1925, ont lieu de premiers entretiens
Pétain-Primo de Rivera. C’est à cette occasion, semble-t-il, que Pétain
rencontrera pour la première fois Francisco Franco, alors colonel et
patron de la Bandera, la Légion espagnole. Les deux hommes avaient des
convictions communes. Nul doute que cette rencontre scellera, sinon une
amitié, du moins une complicité, qui se confirmera en mars 1939 quand,
Franco devenu maître de l’Espagne, Pétain sera envoyé près de lui comme
ambassadeur !
La presse conservatrice, qui critique discrètement
Lyautey depuis le début de l’offensive d’Abd el-Krim, exprime son
« soulagement » (Le Figaro, 17 juillet 1925). Le sens de la
mission Pétain est net : « Il faut renforcer les effectifs, il faut de
l’aviation, il faut intensifier notre action » (Le Petit Journal, 17 juillet 1925).
L’initiative concertée peut commencer : les Espagnols
débarquent au nord (Alhucemas, 8 septembre 1925) pendant que les
Français attaquent Abd el-Krim par le sud. Lors de l’hiver 1925-1926, le
territoire d’Abd el-Krim fait désormais figure de forteresse assiégée.
Comme il l’avait promis, Pétain mène une guerre de
grande envergure. Le gouvernement lui a accordé les moyens demandés.
Alors qu’en juillet, Lyautey n’avait obtenu que deux bataillons de
renforts, le nouveau commandant en chef en obtient trente-six ! Début
1926, la guerre prend une autre dimension. Les Français alignent
quarante-huit bataillons, dix-sept batteries, deux compagnies de chars
et trois escadrilles d’avions. Les armes chimiques font désormais partie
de l’arsenal français. Comme l’écrira, presque au terme des combats, le
général Niessel, Inspecteur général de l’aéronautique : « Nous
exécutons sur le front nord du Maroc de véritables opérations de
guerre » (Revue de Paris, 1er février 1926).
L’offensive finale est déclenchée le 8 mai 1926.
Finalement, face à la supériorité mécanique des armées française et
espagnole, Abd el-Krim se soumet, le 26 mai. La presse conservatrice
exulte : « La fin de l’aventure marocaine. Abd el-Krim s’est rendu. Il
s’est réfugié dans nos lignes » (Le Figaro, 27 mai)…
Si l’armée espagnole a subi lors de cette guerre de
lourdes pertes (13 000 à 19 000 morts), si l’armée française a vu 12 000
hommes mourir (dont 9 000 auxiliaires marocains, algériens, sénégalais
ou présentés comme tels), on ne connaît pas les chiffres des pertes
rifaines. Certaines sources, invérifiables, évoquent la mort de 100 000
personnes. Mais, au sein de cette masse, combien de combattants ? Et
combien de civils morts sous les bombardements de l’armée de la
République française ? Combien – question qui fâche – sont morts de
leurs brûlures du fait de la guerre chimique espagnole et française ?
Voilà une « glorieuse épopée » à laquelle le nom de
Philippe Pétain restera attaché. Entre les fusillés pour l’exemple de
1917 et les juifs envoyés dans les camps en 1942, il y eut les Marocains
fauchés par milliers en 1925-1926.
Alain Ruscio est historien, il a notamment dirigé l’ Encyclopédie de la colonisation française, 4 volumes, Les Indes Savantes, 2016-2019.
Source : Histoire coloniale
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