Des ponts concrets entre aujourd’hui et demain
Dans son récit plein d’espoir, de force et de rage, Entre les deux il n’y a rien, l’écrivain
Mathieu Riboulet évoquait celles et ceux qui « posent leurs
intelligences, leurs cœurs et leurs corps au milieu du chemin pour que
le cours des choses dévie[1]. »
Que le cours des choses dévie : plus que jamais, nous en éprouvons
aujourd’hui non seulement l’envie, mais la nécessité. Cet incroyable
temps en suspens met en crise les certitudes les plus établies et les
préceptes les plus chevillés. C’est un moment historique, au point que
certains le perçoivent comme le vrai début du siècle[2]. Printemps 20 : un tournant du temps. Qu’en ferons-nous, collectivement ?
D’ores
et déjà une foisonnante intelligence en acte se déploie. Les luttes ne
cessent pas. On l’a vu dès les premiers exercices des droits de retrait,
les grèves, les propositions d’actions, la vaste collecte de
témoignages pour documenter la situation et fédérer la défense des
droits. Le confinement n’est pas un écrasement et les injonctions à
l’« union sacrée » ne dupent pas. Le « Circulez y a rien à voir » ne
sera jamais de saison, pas plus que les assignations : à approuver, se
taire, s’aligner. Nos capacités critiques sont intactes, comme notre
force de riposte.
Deux pôles se forgent dans cette ébullition, qui
ne sont pas sans lien. D’abord, il y a les plans d’urgence, les appels
dont l’importance est immense sur ce dont nous avons besoin sans
attendre, ici et maintenant : pour les services publics de la santé et
du soin, contre les attaques faites au droit du travail, contre les
violences exacerbées, policières et sécuritaires, en solidarité active
avec les personnes les plus touchées. Et puis il y a les élaborations
fécondes, puissantes, fortes de leur savoir et de leurs savoir-faire,
sur ce que pourrait être « le monde d’après ». Face à un capitalisme
destructeur et mortifère, face aux inégalités vertigineuses que la crise
sanitaire révèle à plein degré, comment ne pas aspirer à une société
qui en serait débarrassée ? Car quels que soient nos mots d’ordre et nos
slogans, dans le capitalisme nos vies vaudront toujours moins que leurs
profits.
Rien d’« extrême »
La
démonstration en est faite à la puissance vingt ou cent ces derniers
temps. Et nous avons toute légitimité à récuser le cortège d’épithètes
qui vient à la tête de qui a peu d’arguments : « lunaire » ou
« extrême », c’est selon. Nous ne sommes ni l’un ni l’autre. Extrême,
quoi de plus extrême que ce que nous vivons ? Quoi de plus extrême que
cette violence au nom d’impératifs économiques et de compétition ? Que
ces mensonges d’État ? Que le cynisme morbide d’un préfet Lallement ?
Que la privation d’eau pour les migrant-es contraint-es de boire l’eau
d’un canal, dans notre capitale ? Que des personnes laissées sans soin
parce qu’elles ont plus de 70 ans ? Que des stocks d’armes à foison, par
contraste avec les stocks de masques ? Que ces dépenses
militaires – les 46 milliards du Rafale représentent quarante ans de
salaire pour 46 000 infirmières[3] ?
Que ces trains de banlieue bondés en pleine épidémie, parce que des
milliers et des milliers de personnes sont contraintes d’aller
travailler, sans la moindre protection et sans considération de leur
santé, souvent pour des productions sans rapport avec les exigences
vitales ? Que ces dividendes par milliards distribués aux grands
actionnaires – parmi lesquels tant de fonds de pension – quand nous
manquons de l’élémentaire[4] ? Que cette bataille d’États-voyous qui se volent leurs cargaisons de masques – et viendront ensuite invoquer leur Union européenne[5]…
Quand des gens meurent à petit feu dans des camps, femmes, hommes et
enfants, ou périssent pour cause de frontières, ou bien encore noyé-es
dans nos mers ? « Lunaire » ? Ce qui est lunaire, c’est de penser que
cette organisation des rapports sociaux, de la production, de la
consommation, des atteintes mortelles faites à la terre et au vivant,
pourrait n’avoir pas de fin. Lunaire, de croire que tout cela serait
inévitable, inéluctable, aussi évident que l’air respiré – de plus en
plus infecté. Que tout ceci, donc, pourrait n’avoir pas de fin, sinon
celle de notre destruction.
Mais entre les deux ? Entre aujourd’hui et demain ? Entre les deux il ne saurait y avoir rien.
Tant de collectifs, d’associations, de syndicats, d’organisations
politiques, et tout simplement tant de celles et ceux qui agissent au
présent réfléchissent à l’urgence et au jour d’après. Restent un manque
– et une frustration. À quelles conditions concrètes, sociales et
politiques, pourraient être réalisées ces revendications et ces
aspirations ? Quels sont les ponts à jeter entre nos exigences de
l’urgence et le monde que nous voulons ? Souvent il n’en est rien dit,
rien pensé ni imaginé. Le mot est peut-être imposant, mais lançons-le :
il nous faut nous emparer de questions stratégiques. Elles n’auront pas
de réponses toutes faites, clés en mains ou recettes. Mais sans elles,
le jour d’après n’aura pas lieu ; il restera abstrait, espéré, désiré.
Surtout qu’en face – car c’est vrai Monsieur Lallement, « nous ne sommes
pas du même camp » –, la stratégie est bien établie ; elle est féroce,
implacable et redoutable. Or, nous avons perdu la familiarité de ces
enjeux, comme s’ils nous inquiétaient ou nous paralysaient. On les
trouvait d’abondance à diverses époques fertiles en espérances réelles
pour un futur émancipé, et par exemple dans les « années 1968 ». Mais
pendant des décennies on nous a dit et répété qu’il n’y avait non
seulement pas d’alternative, mais plus guère d’espoirs à avoir. C’était
ce monde-là et rien d’autre, tel qu’il va et ne va pas – « c’est comme
ça ». Cette imposition, qui a tant détruit sur son passage, a aussi en
partie abîmé notre capacité créatrice en matière de stratégie.
Stratégie : prenons ce mot sans grandiloquence[6],
comme les manières concrètes de nous réapproprier, là où nous sommes,
des formes de décisions sociales et politiques qui sont autant de coups
portés dans la cuirasse du système, autant de mises en cause de sa
fausse évidence – et de sa violence. S’il est vrai qu’« il est de la
nature des déclarations de principe de rester muettes quant aux
conditions de réalisation des principes[7] »,
il nous faut pourtant, collectivement, dans le mouvement le plus vaste
qui soit, réfléchir à ces conditions et leurs premières mises en
pratique. Pour cela, des alliances sont nécessaires. Nos forces sont si
belles puisées aux luttes d’entreprises, engagements féministes, combats
pour l’émancipation des sexualités, mouvements antiracistes,
soulèvements écologistes… La crise terrible que nous vivons, pour
qu’elle nous soit salutaire, exige des unes et des autres, organisations
de toutes sortes, qu’elles modifient leurs pratiques, acceptent de
dépasser les divergences, de jeter les clivages par dessus les moulins
et travaillent ensemble pour « changer de base ». Et ce d’autant plus
face à la crise économique qui vient, d’une violence sans précédent si
nous ne combattons pas frontalement ses fondements : saurons-nous ne pas
la payer ? Tout événement historique métamorphose les consciences, par
un effet d’accélération souvent fascinant. Si nous sommes d’accord pour
dire que « rien ne sera plus comme avant », alors nous non plus, nous ne
pourrons plus être comme avant : partis et formations politiques
attendant patiemment les prochaines échéances électorales pour se
présenter à l’identique, comme si de rien n’était et comme si rien
n’avait changé ; collectifs menant un travail de terrain formidable,
mais chacun dans son couloir ; certains ne voyant que « par le bas » ;
d’autres ne jurant que dans l’État. Il nous faut faire front commun et
s’entendre sur ce qui pourrait, justement, faire commun.
Comment ?
Aucun texte évidemment, jamais, n’apportera de réponse à une telle
question. Tout l’enjeu est déjà de se sentir légitimes à la soulever.
Des expérimentations, hier et aujourd’hui, ont creusé des brèches
essentielles qui donnent de quoi avancer. Elles articulent
l’auto-organisation et l’enjeu du pouvoir. Car il faut bien le poser. Si
nos solidarités sont foisonnantes, aujourd’hui en particulier, dans nos
immeubles, dans nos communes, dans nos quartiers, là où l’on est, elles
ne suffiront jamais tant qu’on n’aura pas affronté ce système délétère.
Pour exemple, grâce à des réseaux d’entraide, des sans-logis et des
migrant-es sont relogé-es dans des appartements laissés vacants, avec
l’accord de leurs locataires ou de leurs propriétaires. Mais pour
combien de temps ? Et avec quelle pression épuisante, comme un rocher de
Sisyphe qui menace sans cesse de nous écraser ? Alors, s’il nous faut à
toute force exalter ces solidarités parce qu’elles nous donnent une
belle idée de ce que serait et sera le monde d’après, nous ne pouvons en
rester là.
Moins d’autos, plus d’auto-
Osera-t-on
ceci : il faut moins d’autos et bien plus d’auto : la mise en pratique
de contre-conduites puisées au refus de la passivité et à
l’auto-organisation, une manière de s’habituer à prendre ses affaires en
mains. Nous vivons généralement une double dépossession : des
conditions de notre travail, sur le plan socio-économique, et de la
décision démocratique, sur le plan politique. Sur ces deux plans et de
manière imbriquée, il nous faut poser les conditions de la
réappropriation. C’est aussi une façon de briser la scission entre le
politique et l’économie. Expérimenter les assemblées générales, les
comités de grève élus, les comités d’action et de base, c’est tracer un
profond sillon démocratique. D’autres expériences vont encore dans ce
sens, celui d’une réappropriation ordinaire pensée dans sa
quotidienneté : autoréductions dans les supermarchés, réquisitions de
logements vacants, refus collectifs de loyers trop élevés, actions
directes dans les transports avec jonction entre les travailleur-ses du
secteur et les usager-es, formation de comités d’action populaire,
collectifs de grands ensembles, de quartiers et de localités… Autant de
refus opposés à la passivité, façons de partager des savoirs et des
savoir-faire, manières de ne pas s’abandonner aux seuls spécialistes et
experts. Un avocat vient de lancer un référé pour faire interdire la
distribution des dividendes aux actionnaires, en déployant une solide
argumentation juridique mais aussi, bien sûr, politique[8].
C’est une brèche, là encore : une manière de fragiliser le système en
refusant d’y adhérer, en dévoilant son fonctionnement, en rendant
tangible et concrète la possibilité de faire autrement.
Nous
l’entendons plus que jamais, il faut repenser le travail de manière
radicale – à la racine – quant à ses formes, son sens et son utilité
sociale. Le repenser à la fois dans ce qu’il a de réjouissant et de
créateur hors du rapport salarial contraint et aliénant, et de
destructeur dans tant d’existences (maladies professionnelles,
souffrances au travail, jusqu’aux suicides sur le lieu même de cette
souffrance) mais aussi pour l’environnement[9].
Le repenser en faisant accepter ce qui devrait pourtant être une
évidence : il nous faut travailler beaucoup moins pour faire bien autre
chose de nos existences, pour leur réserver bien d’autres réjouissances,
et tout simplement pour des raisons d’équité et de partage. Diminuer
considérablement le temps de travail permet de libérer un autre temps,
différent, voué à tous les épanouissements ; il offre aussi de dissocier
le droit à un revenu suffisant et l’occupation permanente et stable
d’un emploi ; il suppose enfin de refuser la soumission de nos vies aux
impératifs de la rentabilité du capital et de la compétitivité. « Le
temps de travail [peut cesser] d’être le temps social dominant »[10].
Mais comment repenserons-nous le travail[11] ?
Par des comités d’action et de décision dans les services publics et
dans les entreprises, par celles et ceux qui travaillent et produisent. À
l’hôpital, c’est le personnel soignant qui doit pouvoir décider, et non
des directrices et directeurs d’hôpitaux recruté-es pour leur profil de
managers. Mais c’est valable dans chaque secteur. L’autogestion n’est
pas réservée au passé. On peut imaginer des commissions chargées
d’étudier la formation, la définition des postes, les méthodes de
travail, le budget, ce qu’il faut produire ou non, ce qui est utile ou
non… On peut aussi concevoir des associations de
producteurs-consommateurs[12].
Et bien sûr des circuits courts pour redonner pleine place au vivant.
Il est bien des étapes intermédiaires qui peuvent familiariser avec le
droit de regard et le droit de décider. Exiger l’ouverture des livres de
comptes et la fin du secret bancaire est le moyen de révéler et
contester la formation des profits et l’absurdité des dividendes aussi
vertigineux qu’insensés. Imaginer un droit de veto sur les cadences et
les licenciements, c’est concevoir un pouvoir embryonnaire face au
commandement jusque-là inaltéré des employeurs. Dans tous les cas, il
faut pouvoir se réapproprier la capacité à agir par nous-mêmes. La
démocratie véritable, la démocratie vraie peut se concevoir comme une
participation active et créative, sans pouvoir « extérieur ». « La
démocratie, en ce sens à la fois politique et social, est le pouvoir des
gouvernés qui se découvrent collectivement gouvernés, et qui dans cette
découverte refusent ensemble l’assujettissement[13]. »
Assemblée constituante et nouveaux États généraux ?
Il
y a des questions à poser en pleine sincérité aux organisations de
gauche, en particulier à toutes celles et tous ceux qui y engagent leur
temps et leurs espoirs. C’est le cas notamment de La France insoumise.
Évidemment c’est la force de gauche incontournable dans le paysage
électoral et on ne saurait balayer ce cadre d’un revers de main, au
risque de l’irréalisme, mais à condition d’imbriquer ce cadre-là dans
d’autres cercles bien plus vastes. Les onze mesures d’urgence avancées
par LFI sont pour beaucoup justes et importantes dans les circonstances.
C’est vrai, « le salut commun doit l’emporter sur la loi du marché[14] ».
On ne discutera pas ici du détail[15]
mais bien plutôt des moyens. Comment se mettront en œuvre ces mesures
d’urgence ? Et qui le fera ? LFI ne le dit pas, et ne dit pas non plus
qu’il faut attendre 2022. Mais la question est posée. 2022, d’accord, ne
le négligeons pas puisque des millions de personnes s’y reconnaissent.
LFI met en cause, à juste raison, les institutions de la Cinquième
République. De fait, ces institutions écornent la démocratie. Elles
permettent de concentrer le pouvoir entre les mains d’un seul homme.
Elles réduisent le parlement à une fonction de croupion. Et, on le voit
avec Emmanuel Macron, elles permettent qu’un président terriblement mal
élu puisse appliquer une politique destructrice des conquis sociaux à la
manière d’un rouleau compresseur. Mais alors, faut-il qu’un autre homme
seul se présente à ces élections ? Ferons-nous, collectivement, des
propositions différentes, alternatives, à la mesure de ce qu’exige la
crise ?
Voilà ce qu’on pourrait imaginer : qu’importent les
institutions de la Cinquième République et leur personnalisation autour
d’un supposé homme providentiel. Si des forces de gauche proclament
qu’elles veulent rompre avec ces institutions, alors qu’elles le fassent
en brisant aussi avec ce qu’exigent ces élections présidentielles
conduisant au choix entre peste et choléra. Présentons une candidature
collective, avec des figures connues ou non des organisations politiques
et du mouvement social. On nous rétorquera que la Constitution
l’interdit ? Qu’à cela ne tienne. Au jour où il faudra selon le
calendrier électoral donner un nom et une identité, on tirera au sort.
Car au fond qu’importe la personne, puisque porter cette force au
pouvoir, c’est aller immédiatement vers la dissolution de ces
institutions et la convocation d’une assemblée constituante, en lien
étroit avec le mouvement et les luttes sociales. Pour cette assemblée
convoquée à la manière de nouveaux États généraux, nos cahiers de
doléances seront des cahiers d’espérances. Ça paraît irréel ? Pas
vraiment : plutôt cohérent et conséquent. Il nous faut de toute façon
trouver des chemins stratégiques qui soient à la hauteur de la situation
– de sa violence, de sa gravité, mais aussi des espoirs qu’elle porte.
De
fait, parmi les questions majeures figure celle du rapport de forces
décisif à instaurer face au pouvoir d’État. En bien des moments
historiques, l’enjeu d’un contre-pouvoir s’est posé, qui puisse
déboucher sur une situation de double pouvoir. Ce contre-pouvoir
pourrait être la fédération des forces auto-organisées localement, une
manière tout à la fois de sortir les expériences locales de leur
isolement et de forger une vaste force qui pose concrètement la question
d’un pouvoir commun et émancipateur.
Lieux communs, lieux du commun
En
2005, lors du débat sur le Traité constitutionnel européen, nous avons
fait vivre une démocratie de quartier. Des comités de discussion et
d’action se sont créés. Nous avons rendu active cette formidable
intelligence collective qui permet d’examiner ce qui nous est proposé
comme une évidence incontestée, d’élaborer une puissante
contre-expertise et de nous organiser. Reproduisons ces expériences à
large échelle, dans nos communes, dans nos quartiers, comme les
mouvements des places occupées en ont fait la démonstration. La
démocratie est bel et bien là, les lieux communs aussi, lorsque
précisément nous les rendons vraiment communs.
Avec les
occupations de places, les zones à défendre, Nuit debout, le soulèvement
des gilets jaunes, les assemblées de lutte et de grève, le politique se
déplace dans d’autres espaces que les lieux de pouvoir, des espaces
d’autonomie où il s’agit de débattre et décider. La démocratie y est
repensée. Le Référendum d’initiative citoyenne (RIC) est ainsi âprement
discuté. Pour certaines et certains, c’est un moyen de se réapproprier
la démocratie. Pour d’autres, ce pourrait tout autant être un leurre :
le référendum a des origines bonapartistes, il peut servir un
gouvernement autoritaire qui saurait faire preuve d’une propagande
massive pour en détourner le principe. Quoi qu’il en soit, une réflexion
se dessine pour démocratiser la démocratie, la revivifier, lui rendre
substance et consistance là où elle est tant abîmée. C’est tout l’enjeu
des assemblées populaires et des appels concrets à les généraliser en
les fédérant, depuis Commercy, Saint-Nazaire, Montceau-les-Mines et
Montpellier avec les « assemblées des assemblées », jusqu’à la Commune
des communes organisée en janvier 2020 à Commercy. Il s’agit là de
reprendre confiance en sa force démocratique, en l’intelligence
collective aussi, porteuse de capacité créatrice et émancipatrice, par
un « autogouvernement des gens ordinaires[16] ».
Dans un contexte où l’État se fait de plus en plus policier, où la « possibilité du fascisme[17] »
devient une hypothèse politique plausible, on ne peut plus continuer
comme avant, notamment en termes électoraux. Il y a un niveau
d’abstention impressionnant qui ne signifie pas du tout une
dépolitisation mais souvent des convictions et un engagement déplacés,
mis ailleurs. Dans ce cadre, le communalisme fondé sur des assemblées
populaires décisionnaires est une voie essentielle : décider là où on
est. Mais ce n’est évidemment pas suffisant : des communes libres ne
permettront pas en elles-mêmes de modifier les rapports sociaux, et
notamment les rapports de production, dans leur structure même. Il faut
donc des projets plus vastes, qui rompent avec l’organisation
capitaliste de la vie en tant que rapport de propriété et
d’exploitation.
Adieux au capitalisme
Le capitalisme est parvenu à faire de presque tout un marché[18].
C’est sa logique et son principe. Car sa capacité à faire du monde une
« immense accumulation de marchandises » est aussi puissante que
redoutable, aussi impressionnante qu’implacable. C’est la matrice
maximisatrice d’un profit incessamment recherché jusqu’à épuisement
total – des ressources et du travail, de la planète et de nos vies. Le
capital procède par captations, promoteur d’un monde où toute valeur
d’usage peut être happée par une valeur d’échange désaccordée, vissée à
l’obsession du chiffre et de la compétition, au management par objectifs
et à la performance évaluée. Il alimente l’évolution en apparence
inéluctable où nos existences et ce qui en fait la saveur pourraient
être tout entières placées dans un rapport marchand, sous l’égide d’un
calcul économique. En cela, le capital n’a aucune valeur, entendue ici
au sens d’un principe moral – une éthique d’existence. Il nourrit la
dépossession.
Il faut se le rappeler, cependant : non seulement,
évidemment, le capitalisme n’est pas de tout temps, mais il aura un jour
fait son temps. C’est ce que la péremptoire affirmation du TINA[19]
entend faire taire. L’économie, en soi, n’est rien moins qu’une
organisation de la production et un partage des richesses historiquement
déterminés. Si le capital est une puissance dont la souche est le
profit tiré du travail et son acharnement à le soumettre, il est situé.
En cela, il est fort mais fragile, si tant est qu’on veuille bien le
considérer comme tel : localisé dans le temps, quand bien même il
puiserait sa solidité à vouloir le faire oublier.
Même si le
néolibéralisme continue d’être combattu en étant souvent déconnecté de
son ancrage dans un capitalisme dont il pousse la logique jusqu’au bout,
l’imbrication d’une opposition antilibérale dans une opposition
anticapitaliste plus radicale est en train de se faire, comme le suggère
Jacques Rancière : « nous sommes parvenus au terme d’une grande
offensive, que certains appellent néolibérale, et que je nommerais
plutôt l’offensive du capitalisme absolu, qui tend à la privatisation
absolue de tous les rapports sociaux et à la destruction des espaces
collectifs où deux mondes s’affrontaient »[20].
Il ne faut pas être Jacques Rancière pour le penser. Selon un sondage
réalisé il y a quelques années, 26 % des personnes interrogées
estimaient « que le capitalisme fonctionne mal et qu’il faut
l’abandonner » ; 54 % jugeaient « qu’il fonctionne mal mais qu’il faut
le conserver parce qu’il n’y a pas d’alternative »[21].
On aimerait savoir ce qu’il en est aujourd’hui. À présent que l’on en
apprend chaque jour : « La destruction progressive des systèmes de santé
publique et des stocks stratégiques de masques répondent à une
rationalité : celle du capitalisme. On ne fait pas de stock, cela coûte
cher sans générer de profits immédiats ; cela immobilise du capital[22]. »
Il y a deux ans à peine, un rapport mené sous l’égide de l’OMS alertait
sur le danger d’une telle pandémie, décrivant rigoureusement ce qui
nous arrive aujourd’hui. Aucun compte n’en a été tenu. « Pourquoi ? Il y
a d’abord la croyance aveugle dans les capacités du marché. S’y rajoute
ensuite l’insouciance à l’égard des conséquences sociales. Enfin, parce
l’ordre politique en place doit d’abord servir les intérêts de
l’oligarchie financière[23]. »
En
adressant ses « adieux au capitalisme », Jérôme Baschet retrace
l’expérience zapatiste dont il est familier. Il définit le capitalisme
comme une organisation sociale – et non pas seulement comme un système
économique – à la « redoutable plasticité », capable d’intégrer toutes
les contestations. C’est bien pourquoi il faut lui rétorquer par des
formes d’existence absolument différentes, qui lui échapperaient. Cette
expérience pratique existe dans les zones zapatistes du Chiapas au
Mexique, sans qu’elle soit vue là comme un schéma à appliquer voire à
plaquer. Des formes non étatiques de gouvernement y sont proposées dans
les communes autonomes, sur la base d’une rotation rapide de mandats
révocables à tout moment et d’un rejet de toute
spécialisation/professionnalisation des tâches politiques – vues
davantage comme des charges (cargos), des services rendus –,
dans la perspective d’un autogouvernement. Le pouvoir, dans ces
conditions, devient à son tour obéissant : s’y abolit la séparation
entre « gouvernés » et « gouvernants ». Le principe est alors celui
d’une dignité partagée, dans un monde non pas compétitif mais
coopératif. La connaissance de sociétés non capitalistes peut inspirer
des projets, sans être considérées comme des modèles. L’« âge du faire » remplacerait le travail, nous
mettrions nos savoirs en commun et les choix seraient arrêtés
collectivement. Nos pratiques seraient moins spécialisées, nous nous
sentirions moins amputé.es à n’être que ceci ou cela, philosophe ou
ébéniste, artiste ou charpentier, éboueur ou journaliste, dans le
clivage cinglant du manuel et de l’intellectuel qui en réalité nous
dépossède. Outre les gadgets de plastique qui envahissent nos vies
ordinaires, tant de choses deviendraient inutiles une fois la logique
marchande extirpée : armement, banques, finance, assurances, marketing
et publicité[24].
Ce seraient de nouvelles façons de s’interroger sur ce qui est parasite
dans ce monde-ci, quand on y réfléchit. Une manière aussi d’établir et
de restaurer la gratuité, là où elle apparaît encore comme un rêve
aberrant – et pourtant… Pour exemple, la gratuité des transports
publics, outre la justice sociale et écologique qu’elle érigerait en
principes intangibles, ferait disparaître des dispositifs de contrôle
coûteux autant qu’humiliants.
Le thème du « commun », des
« communs », apparaît central dans ces réflexions renouvelées, pour
partie inspirées des notes de Marx en 1844 : « Supposons que nous
produisions comme des êtres humains : chacun de nous s’affirmerait
doublement dans sa production, soi-même et l’autre… J’aurais dans mes
manifestations individuelles la joie de créer la manifestation de la
vie, c’est-à-dire de réaliser et d’affirmer dans mon activité
individuelle ma vraie nature, mon être-commun. Nos productions seraient
autant de miroirs où nos êtres rayonneraient l’un vers l’autre ». Les
communs – commons – sont certes des ressources et des biens,
parmi lesquels des ressources naturelles menacées par la crise
écologique ; mais ils renvoient tout autant à une façon de s’occuper de
ces biens. Les communs ne sont pas forcément ou pas seulement des
choses, des objets ou des biens : plutôt et tout autant des actions
collectives et des formes de vie – des relations sociales fondées sur le
partage et la coproduction. Les communs constituent moins un donné
qu’une intelligence collective en acte[25].
*
Ces
espoirs portent en eux des volontés de solidarité, d’association et de
coopération. Ils aspirent à une vie bonne, juste, humaine – sans
négliger sa beauté et le plaisir qu’elle inspire. Ils changent les
critères de référence : non plus le marché mais le partage, non plus la
concurrence mais la solidarité, non plus la publicité mais l’art par et
pour chacun, non plus la compétition mais le commun. Tout cela n’a rien
de lunaire ni d’extrême. Et nous avons pleine légitimité à le dire, à le
tenter, à l’organiser : plus que jamais. Bien sûr, nous ne savons pas
dans quelle mesure cela « prendra ». Mais le temps présent requiert
absolument que nous le mettions au débat[26].
Notes
[1] Mathieu Riboulet, Entre les deux il n’y a rien, Lagrasse, Verdier, 2015, p. 29.
[2] « Les historiens considèrent volontiers que le XXe siècle débute en 1914. Sans doute expliquera-t-on demain que le XXIe siècle a commencé en 2020, avec l’entrée en scène du SARS-CoV-2. » (Jérôme Baschet, « Le XXIe siècle a commencé en 2020, avec l’entrée en scène du Covid-19 », Le Monde, 2 avril 2020, https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/02/jerome-baschet-le-xxie-siecle-a-commence-en-2020-avec-l-entree-en-scene-du-covid-19_6035303_3232.html)
[3] Le programme du Rafale a coûté 46 milliards d’euros aux contribuables (https://omnirole-rafale.com/le-rafale-en-chiffres/).
Cela correspond au salaire chargé de 46 000 infirmièr-es pendant 40
ans. Les armes thermonucléaires coûtent 4,7 milliards d’euros chaque
année. Cela correspond à 100 000 lits en soins intensifs + 10 000
ventilateurs + 20 000 infirmier-es + 10 000 médecins pendant un an. Je
dois ces précisions à Mathias Delori, que je remercie.
[4]
Le 30 mars, Gérald Darmanin en appelle à nos dons pour soutenir les
entreprises. Le 1er avril, Total distribue 1,8 milliard d’euros à ses
actionnaires (dont beaucoup de fonds de pension).
[5]
« Incapables de produire des masques en nombre suffisant en pleine
pandémie de coronavirus, les États se livrent à une guerre sans merci
pour récupérer ces précieux sésames […] La compétition pour l’achat de
masques contre le virus est sans pitié. […] La France a saisi le 5 mars
dernier sur son territoire des masques appartenant à la société suédoise
Mölnlycke, qui étaient destinés à l’Espagne et l’Italie. » (AFP,
« Coups bas, escroqueries, guerre sans pitié… Quand le besoin vital de
masques vire à l’anarchie entre États », 3 avril 2020,
https://www.latribune.fr/economie/international/coups-bas-escroqueries-guerre-sans-pitie-quand-le-besoin-vital-de-masques-vire-a-l-anarchie-entre-etats-844293.html)
[6] La stratégie peut être vue comme non « pas d’abord par l’invention ex nihilo
d’un contenu neuf, mais avant tout par un nouveau rapport au savoir
existant, visant à sa réappropriation individuelle et collective », la
« réinvention patiente et offensive des médiations et transitions
nécessaires à la sortie politique du capitalisme ». (Isabelle Garo, Communisme et stratégie, Paris, Éditions Amsterdam, 2019, p. 281 et 14).
[7] Frédéric Lordon, « Orientations », Le Monde diplomatique, « La pompe à phynance », 7 avril 2020 https://blog.mondediplo.net/orientations
[8] Il s’agit de Christophe Lèguevaques, avocat au Barreau de Paris.
[9]
« En temps normal, et depuis longtemps déjà, notre civilisation a
transformé le travail, qui pourrait être une activité secondaire plus ou
moins joyeuse, en une névrose collective dont les taux de toxicité (du
point de vue de la santé psychique, de l’utilité sociale, de la
destruction des métiers, des conséquences écologiques) n’ont cessé de
croître depuis des décennies. » (Quentin Hardy, « Coronavirus : un saut
de l’ange existentiel et politique », Terrestres, 31 mars 2020 https://www.terrestres.org/2020/03/31/coronavirus-un-saut-de-lange-existentiel-et-politique/)
[10] André Gorz, Misères du présent. Richesse du possible, Paris, Galilée, 1997, p. 123-124 et 151.
[11] Cf. Bernard Friot, Le travail, enjeu des retraites, Paris, La Dispute, 2019 ; Alexis Cukier, Le travail démocratique, Paris, PUF, 2018.
[12] Razmig Keucheyan, « La sobriété ne peut s’organiser que collectivement », entretien avec Fabien Escalona, Mediapart, 28 mars 2020. https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/280320/razmig-keucheyan-la-sobriete-ne-peut-s-organiser-que-collectivement Cf. Razmig Keucheyan, Les besoins artificiels. Comment sortir du consumérisme, Paris, La Découverte, Zones, 2019.
[13] Samuel Hayat, Démocratie, Paris, Anamosa, 2020, p. 74.
[14] https://lafranceinsoumise.fr/2020/03/20/coronavirus-11-mesures-durgence/
[15]
Il semble néanmoins nécessaire d’échanger sur ces propositions. L’une
d’elles, le « versement d’une prime exceptionnelle pour les travailleurs
des services essentiels (santé, alimentaire, logistique, etc.) »,
néglige le problème intrinsèque à toute prime, par contraste avec des
augmentations substantielles de salaires.
[16] Jérôme Baschet, Une juste colère. Interrompre la destruction du monde, Paris, Éditions Divergences, 2019, p. 14.
[17] Ugo Palheta, La Possibilité du fascisme. France, la trajectoire du désastre, Paris, La Découverte, 2018.
[18] Je reprends ici quelques éléments proposés dans Révolution, Paris, Anamosa, 2019.
[19] There is no alternative.
[20]
Jacques Rancière, « La transformation d’une jeunesse en deuil en une
jeunesse en lutte », entretien mené par Joseph Confavreux pour
Mediapart, 30 avril 2016 https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/300416/jacques-ranciere-la-transformation-d-une-jeunesse-en-deuil-en-jeunesse-en-lutte?onglet=full
[21] Cité in Benoît Borrits, Au-delà de la propriété. Pour une économie des communs, Paris, La Découverte, 2018, p. 15.
[22] Pierre Bronstein, « Pour que rien ne soit plus comme avant », Contretemps, 4 avril 2020, https://www.contretemps.eu/covid19-sortir-capitalisme/
[23] Stephen Bouquin, « Une tempête parfaite. Covid-19 et crise du capitalisme », Contretemps, 30 mars 2020, https://www.contretemps.eu/tempete-parfaite-covid19/
[24] Jérôme Baschet, Adieux au capitalisme. Autonomie, société du bien vivre et multiplicité des mondes, Paris, La Découverte, 2014, notamment p. 9 et 13, 53, 57-58, 63, 72, 95-96.
[25] Pierre Dardot et Christian Laval, Communs. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014.
[26]
Je remercie tout particulièrement Daniel Blondet, Benoît Borrits, Yves
Cohen, Mathias Delori, Stéphane Lavignotte, Laurent Lévy, Camille Louis,
Ugo Palheta et Michel Seigneuret pour leur lecture d’une première
version et pour leurs suggestions.
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