L’arrêté préfectoral venu interdire
la distribution de repas aux personnes exilées est vécu comme une
indignité par les associations concernées, qui n’ont pas cessé leurs
actions d’aide pour autant. Chaque jour, la police tente de les en
empêcher.
Calais (Pas-de-Calais).– À l’entrepôt, c’est l’indignation. Dans ce hangar situé à l’est de la ville, siègent de nombreuses associations locales. Maya de l’Auberge des migrants retrouve Antoine et Pierre d’Utopia56. Ils sont, parmi d’autres, visés par l’arrêté préfectoral du 10 septembre visant à interdire « toute distribution gratuite de boissons et denrées alimentaires » aux organisations non mandatées par l’État dans le centre-ville, et ce jusqu’à la fin du mois. La préfecture invoquait notamment la crise sanitaire du Covid-19 et la salubrité publique, tout en estimant que les distributions effectuées par La vie active (association agréée) étaient « suffisantes ».
La semaine dernière au lendemain de l’arrêté, six bénévoles de l’association Salam Nord Pas-de-Calais ont été verbalisés quai de la Meuse pour avoir maintenu leur distribution de petits déjeuners, qu’ils ont pour habitude d’effectuer chaque matin. Ils ont depuis pris position quai de la Loire.
Car de nombreux migrants vivent dans des conditions inhumaines à Calais et n’ont toujours pas accès à l’eau et à la nourriture en quantité suffisante. C’est ce qu’une délégation de députés du groupe Écologie Démocratie Solidarité (EDS) ont pu constater, lors de leur visite de la ville mercredi matin, aux côtés de représentants associatifs.
« Il y a un énorme déficit social dans l’accès aux droits élémentaires pour les personnes exilées et nous n’avons pu que constater le manque de moyens humains sur place », note Delphine Bagarry, députée des Alpes-de-Haute-Provence. « Il est clair que le travail des associations agréées ne suffit pas », abonde le député du Rhône Hubert Julien-Laferrière. « Nous allons demander au ministère de l’intérieur le retrait de cet arrêté et l’arrêt des expulsions qui ont lieu tous les deux jours », promet Aurélien Taché, député du Val-d’Oise.
Hier, les représentants d’Utopia56, du Secours catholique, du Calais Food Collective et de l’Auberge des migrants ont été entendus au tribunal administratif de Lille, où ils ont déposé un référé-liberté mercredi pour « atteinte aux droits fondamentaux ».
« C’est le comble ! », assène Maya, bénévole à l’Auberge des migrants depuis plusieurs années. « Ce n’est déjà pas normal que nous devions faire ces distributions, alors se battre pour pouvoir les faire… on marche sur la tête. »
Depuis l’évacuation du camp de la zone industrielle des Dunes en juillet, les exilés se sont « éparpillés », se retrouvant plus nombreux dans la « hospital jungle » au niveau de la clinique du Virval, mais aussi sous les ponts dans le centre-ville.
« L’arrêté prend prétexte des mesures sanitaires et de la distanciation sociale. C’est un faux argument puisqu’on accepte l’idée que les migrants puissent être à quatre dans une tente, sans leur proposer de solutions d’hébergement dignes de ce nom », tranche Chloé, coordinatrice de Human Rights Observers (HRO), qui documente les expulsions et violences policières à Calais depuis 2017.
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À l’intérieur de l’entrepôt, où sont stockés le matériel et les réserves de denrées alimentaires, Margaret s’affaire au milieu des marmites géantes. Charlotte sur la tête, tenue de cuisine, cette Écossaise à la retraite est venue en renfort à Calais et prépare des repas chauds à destination des exilés au nom du Refugee Community Kitchen (RCK).
« J’ai pensé que je pourrais me rendre utile et ça me permet de créer du lien à la fois avec l’équipe de bénévoles et les migrants », dit-elle dans un sourire. Le RCK est actif depuis le démantèlement de la jungle de Calais, à Dunkerque et à Coquelles, une petite commune en périphérie où des migrants se sont installés il y a peu.
« C’est le jeu du chat et de la souris »
18 h 30, quai de la Colonne, des exilés sont déjà en train d’attendre, assis par terre ou debout, les yeux rivés sur la mer. Une majorité de Soudanais venus du centre-ville. Certains sont redirigés par Utopia, qui les informe des horaires et lieux de distribution lors de ses maraudes.
Pour pouvoir maintenir ses distributions sans encombres, l’association doit ruser. « On tente de nouveaux endroits qui ne figurent pas dans le cadastre, en espérant que la police ne vienne pas nous embêter. C’est le jeu du chat et de la souris », ironise Maya, qui descend du camion jaune en compagnie de Maddy et Hannah, toutes deux membres du Calais Food Collective.
Dès 19 h 15, à l’arrière du camion, les bénévoles piochent de la chorba au fond d’une grande marmite pour en verser dans une boîte à pâtes. Pain, fruits, bouteille d’eau… À chaque panier repas tendu, un « thank you » ou « merci » se fait entendre. Beaucoup des bénéficiaires vont s’asseoir près du camion, en cercle à même le sol, pour dîner.
Mais alors que le soleil commence à se coucher, deux camions de CRS surgissent. Plusieurs exilés, apeurés, se lèvent sans même avoir fini de manger. « Ça m’a coupé l’appétit, lâche Kamal*, un Soudanais sauvé par L’Aquarius il y a deux ans. Je ne comprends pas pourquoi ils font ça, on ne fait rien de mal. »
L’un des migrants dans la file ne peut se retenir : il invective les policiers. C’est François, le vice-président de l’Auberge des migrants, qui sera l’interlocuteur des forces de l’ordre. L’équipe sait ce qu’elle fait : « Nous savons que notre présence sur ce quai n’est pas illégale. » Les CRS se contenteront de prendre leur pièce d’identité pour un contrôle.
« Ils essaient constamment de nous intimider, souffle Maddy. Hier au quai Paul-Dévot, ils nous ont forcés à partir et ont été très agressifs. Deux bénévoles ont d’ailleurs eu une amende. Quand on est anglais comme moi, on s’entend dire qu’on ne connaît pas la loi française. » En fin de distribution, François-Marie passe avec un sac-poubelle pour y déposer les déchets. Ce soir, ils ont distribué près de 200 repas et ont dû repartir à l’entrepôt chercher des denrées pour répondre à la forte demande.
Le lendemain en fin de matinée, Adam, 25 ans, pianote sur son smartphone devant la gare de Calais. Il attend que ce soit l’heure pour prendre le bus en direction de l’hôpital, à environ 25 minutes d’ici. « Ils servent le déjeuner vers 14 heures, j’y vais tous les jours », confie ce Soudanais en s’engouffrant dans le véhicule. Une dizaine d’exilés font de même. Deux adolescentes lui signifient de ne pas s’asseoir près d’elles en positionnant leur jambe sur le siège d’à côté. « On ne peut pas se mettre là ? », interroge une femme blanche. « Vous, vous pouvez », répond l’une d’elles.
Adam retrouve quelques-uns de ses amis en arrivant au rond-point de la zone du Virval. Plusieurs camions de CRS ont déjà encerclé les lieux. L’arrivée du camion de La vie active invite tous les exilés à se précipiter pour faire la queue. Un enfant passe à vélo devant eux et s’amuse à les narguer. Vêtus d’un gilet orange fluo, les membres de l’association encadrent la file d’attente, qui ne cesse de s’allonger. « Ils disent distribuer 2 000 repas par jour, petit déjeuner compris. Et il n’y a qu’un seul point d’eau fixe sur la ville. Ce n’est pas suffisant quand on sait qu’il y a entre 1 500 et 2 000 migrants à Calais », relève Chloé, de HRO.
Quinze minutes plus tard, un autre camion de l’association mandatée par l’État se gare. Les bénévoles en extirpent un gros tuyau pour distribuer l’eau aux exilés, qui attendent avec un bidon vide. Adam va remplir sa petite bouteille d’eau. À l’entrée de la jungle, boulevard des Justes, un trentenaire fait sa lessive dans un seau en plastique, puis étend son linge sur des branches d’arbres. « On ne se sent pas vivants ici, on est comme des animaux. Pour se laver, une navette nous emmène au hammam le matin, on a droit à une douche de huit minutes mais on ne peut pas y aller tous les jours », précise-t-il, ajoutant que son passage en France l’a « dégoûté » et qu’il espère vite rejoindre l’Angleterre.
« La situation à Calais est assez paradoxale, note Hubert Julien-Laferrière. On fait tout pour dissuader les migrants de rester mais on les empêche aussi de partir. » Pour les députés venus en visite à Calais, il est impossible de « régler la question migratoire sans une politique commune de l’Union européenne ». « Le groupe EDS salue les prises de positions de Ursula von der Leyen au Parlement européen […] en faveur de l’abolition du règlement de Dublin, conditionnée à un nouveau mécanisme fort de solidarité », indique-t-il dans un communiqué.
Dans un courrier adressé à Emmanuel Macron, la présidente du Secours catholique, Véronique Fayet, interpelle le président sur la « portée dévastatrice d’une telle mesure », en référence à un arrêté qui « vient heurter des valeurs et des préceptes au fondement même de notre société ». « Nous vous demandons d’intervenir pour que [cette mesure sur la distribution alimentaire à Calais] soit abrogée dans les meilleurs délais », conclut-elle.
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