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mercredi 3 février 2021

Campagne de vaccination : allons-nous tolérer encore longtemps la toute-puissance des géants pharmaceutiques ?

Ces derniers jours on a beaucoup commenté l’annonce faite par Pfizer et AstraZeneca de livrer moins de vaccins. Cette décision unilatérale, leur motivation futile et la communication abrupte dévoilent les rapports de force brutaux auxquels nous expose notre système de santé. N’est-il pas grand temps d’y mettre un peu d’ordre ?


 

Le résultat de ces développements est une oligarchie de capitalistes
dont la formidable puissance ne peut effectivement être refrénée,
pas même par une société qui a une organisation politique démocratique.
Albert Einstein

 A la merci des monopoles

Nous sommes confrontés à la plus grande crise sanitaire de ces cent dernières années. Toutes les six secondes quelqu’un meurt du COVID-19. Pour parvenir à contrôler cette crise il est crucial d’administrer un vaccin à une grande partie de la population mondiale. Pourtant la réalité est que nous sommes presque totalement dépendants de quelques géants pharmaceutiques pour cette campagne de vaccination. Ils monopolisent la totalité de la production, de la fixation du prix et de la distribution des vaccins. Ils opèrent uniquement sur la base de leurs profits. Nos gouvernements restent spectateurs. 

Nous nous y sommes sans doute accoutumés, mais en fait il est invraisemblable voire inacceptable que pour les médicaments et les vaccins qui sauvent nos vies nous soyons totalement dépendants de gestionnaires non élus, par ailleurs guidés par des motivations économiques.

 Une véritable machine à profits

L’industrie pharmaceutique est très concentrée et dominée par une douzaine d’acteurs. Pour la production de vaccins, cette concentration est encore plus grande : presque tout le savoir-faire est entre les mains de quatre entreprises seulement : GSK, Johnson & Johnson, Pfizer et Sanofi.

Peu d’industries sont aussi choyées que l’industrie pharmaceutique. La recherche et le développement sont en grande partie financés par les contribuables dans les laboratoires gouvernementaux et universitaires. Le secteur peut également compter sur des crédits d’impôt et d’autres concessions financières pour se couvrir contre les risques éventuels. Une fois que les médicaments ont été développés, ils peuvent être brevetés. Les consommateurs et le gouvernement se voient alors imposer des prix élevés.

Pas étonnant que les géants pharmaceutiques aient les marges bénéficiaires les plus élevées de toutes les industries. Leur rendement est de 17,3 %, contre une moyenne de 11,5 % dans d’autres secteurs. En plus de leurs profits très élevés, ils « oublient » souvent de payer des impôts. Les 4 plus grands géants pharmaceutiques esquivent à eux seuls 3,8 milliards de dollars par an.

Si ces superprofits servaient ensuite pour l’innovation et l’investissement, nous serions déjà bien avancés. Malheureusement, c’est le contraire qui se produit. Les géants pharmaceutiques dépensent plus pour payer des dividendes et racheter leurs propres actions que pour la recherche et le développement. En outre, près d’un cinquième de tous les bénéfices est consacré au marketing et à la publicité. Enfin, sur toute la recherche et développement en Europe, seul un dixième est véritablement de l’innovation. Les 90 % restants sont des médicaments dits « me-too », c’est-à-dire des médicaments qui apportent des modifications minimes à un médicament déjà existant.

 Profiter de l’état d’urgence

Depuis l’apparition en 2002 du SRAS, autre coronavirus, les scientifiques nous ont mis en garde à plusieurs reprises contre une nouvelle pandémie. En 2016, l’Organisation mondiale de la santé plaçait les coronavirus parmi les huit principales menaces virales, nécessitant davantage de recherches. Les grandes entreprises pharmaceutiques ont refusé de faire des recherches sur le sujet parce qu’il n’y avait pas d’espoir de profit à l’époque.

Par conséquent, l’année dernière, nous n’étions pas du tout préparés à l’arrivée du SRAS-CoV-2, le dernier coronavirus. Par contre, cette fois les géants pharmaceutiques étaient prêts à se lancer dans la recherche. En fait, ils y ont vu une occasion unique d’engranger des méga-profits. La vaccination de l’ensemble de la population mondiale représente un marché de plusieurs dizaines de milliards de dollars. Ils ne peuvent pas se permettre passer à côté, surtout si les gouvernements sont prêts à couvrir beaucoup de risques et à aider avec de généreuses subventions.

Compte tenu de l’état d’urgence, ils ont pu conclure des accords avantageux et secrets avec les gouvernements depuis leur position de monopole. C’est ainsi que les entreprises pharmaceutiques sont protégées contre d’éventuels effets secondaires négatifs du vaccin. Le fait que le prix des différents vaccins varie entre 2 et 18 euros montre que des superprofits sont en jeu. Moderna, par exemple, prévoit des bénéfices de 13,2 milliards de dollars cette année. C’est 220 fois plus que le chiffre d’affaires total de l’année dernière…


Une faillite morale

Compte tenu de l’ampleur et de l’urgence du problème, une énorme capacité de production est nécessaire. Selon le professeur Oertzen de l’université de Lunebourg, les fabricants de vaccins n’ont guère intérêt à accroître rapidement et massivement leurs propres capacités de production. S’ils devaient augmenter leur capacité à approvisionner le monde entier dans les six mois, les installations nouvellement construites se trouveraient vides immédiatement après. Cela signifierait un profit bien moindre par rapport aux scénarios actuels, où les usines existantes produisent à leur capacité actuelle pendant des années.

Ils n’ont pas non plus intérêt à libérer le vaccin. Actuellement, les géants pharmaceutiques gardent secrets les résultats de leurs recherches, ce qui signifie que la production de vaccins reste entre leurs mains, mais est également limitée. S’ils partageaient leur vaccin avec d’autres producteurs, une distribution rapide et abordable des vaccins superurgents serait possible.

Le manque de capacité de production ne touche pas seulement le personnel soignant de nos hôpitaux ainsi que nos autres compatriotes. Il touche bien plus encore les habitants des pays du Sud. En l’état actuel des choses, 9 personnes sur 10 dans les pays les plus pauvres ne pourront pas être vaccinées cette année. Comme l’écrivent 50 experts de notre pays dans une lettre commune : « En plus des souffrances humaines que causera ce retard, il donnera au virus un temps supplémentaire pour se propager et muter ». Le directeur de l’Organisation mondiale de la santé avertit que le monde est au bord d’une « faillite morale catastrophique ».

 La faillite du marché

Il y a trois façons d’éviter cette faillite morale.

Premièrement, nous pouvons faire pencher davantage la balance au profit des géants pharmaceutiques en leur accordant des subventions supplémentaires et en leur donnant des primes pour des livraisons plus rapides. Ce scénario n’est probablement pas le bienvenu, car il renforcerait également le déséquilibre des pouvoirs.

Deuxièmement, nous pouvons annuler les brevets et partager les vaccins avec d’autres institutions de recherche et entreprises intéressées, avec ou sans paiements compensatoires. C’est de cette manière que le vaccin contre la grippe est produit depuis 50 ans. Cela devrait être le minimum.

Troisièmement, nous pouvons aller encore plus loin et, comme dans une économie de guerre, mettre les entreprises au travail pour fournir la production nécessaire. Ce scénario est sans doute le seul qui garantira une capacité de production suffisante. Cette approche a été utilisée massivement par la Chine au début de l’épidémie pour fabriquer des masques buccaux, des respirateurs et d’autres équipements de protection. C’est ce que les États-Unis font aujourd’hui. Récemment, l’administration Biden a invoqué le Defense Production Act (la loi sur la production de défense) pour forcer le secteur privé à accélérer la production et la distribution de vaccins.

La question de la lenteur de la production et de la distribution des vaccins met une fois de plus en évidence l’incapacité du secteur privé et des forces du marché à utiliser de manière optimale le potentiel de production existant et à donner la priorité aux besoins les plus urgents. Ceci a déjà été douloureusement démontré pendant le premier confinement, lorsqu’il y a eu une pénurie aiguë de masques buccaux et de matériel de test.

 Deux missions pour Big Pharma

Il est indécent que les géants pharmaceutiques profitent d’une situation d’urgence pour en faire leurs choux gras. On peut même qualifier de criminel le fait que dans leur recherche de profit, ils provoquent un retard de facto dans la campagne de vaccination.

Le moins que l’on puisse exiger des grandes entreprises pharmaceutiques, outre la mise à disposition des vaccins, c’est qu’elles partagent leurs superprofits. C’est ce que préconise Moon Jae-in, le président de la Corée du Sud. Les recettes devraient aller avant tout à Covax. C’est un programme qui veut offrir des vaccins abordables aux pays du Sud. En outre, ces fonds pourraient servir à atténuer les inégalités créées par la pandémie.

Mais nous devons également nous tourner vers l’avenir. Le coronavirus est en train de muter et il continuera de muter. Il n’est pas encore clair si et dans quelle mesure les vaccins actuels nous en protégeront. Dans tous les cas, nous avons besoin d’une sorte de « vaccin universel contre les coronavirus », qui offre une protection suffisante contre tous les variants possibles, et si possible aussi contre le SRAS et le MERS. Cela nécessite de la recherche fondamentale.

Si l’industrie pharmaceutique veut conserver un minimum de crédibilité, elle devra faire beaucoup d’efforts. Et si elle ne le fait pas, on peut se demander si le gouvernement ne devrait pas prendre le contrôle du secteur. L’enjeu est tout simplement trop important.

 Annexe : questions sans réponses

En raison de la courte durée de la phase de développement, il est impossible de savoir combien de temps le vaccin restera efficace. Une seule vaccination suffira-t-elle ou faudra-t-il l’administrer de temps en temps comme pour le vaccin contre la grippe ? En outre, nous ne savons pas (encore) si le vaccin va inhiber ou simplement réduire le risque de transmission. Les premiers vaccins qui ont été produits ont été principalement conçus pour réduire autant que possible les symptômes de COVID-19 et non pour arrêter la contagiosité. De plus, on ne sait pas encore si le vaccin est efficace dans toutes les tranches d’âge, y compris chez les enfants et les personnes très âgées. On ne sait pas non plus s’il est efficace chez les personnes présentant des facteurs de risque sous-jacents.

En Occident, il a été possible de développer un vaccin plus rapidement parce qu’il y avait – et qu’il y a encore – beaucoup d’autres infections, ce qui est bénéfique et nécessaire pour le processus de recherche. À l’inverse et pour cette raison, les pays asiatiques (ou Cuba) ont besoin moins rapidement d’un tel vaccin et ils se permettent le luxe de prendre plus de temps pour développer une campagne de vaccination. Dans l’intervalle, ils peuvent profiter de l’expérience acquise en Occident. D’une certaine manière, ils nous laissent faire des expériences et attendent de voir comment les choses vont se passer chez nous.

 

Souce originale: DeWereldMorgen

Traduction du néerlandais : Anne Meert pour Investig’action


 

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