Blog du Réseau de solidarité avec les peuples du Maroc, du Sahara occidental et d'ailleurs(RSPMSOA), créé en février 2009 à l'initiative de Solidarité Maroc 05, AZLS et Tlaxcala
Mediapart. Vous avez travaillé durant cinq ans à la frontière franco-italienne. Qu’est-ce qui la caractérise ?
Anne-Claire Defossez : D’abord, il y a la
montagne. La traverser, c’est à la fois s’exposer à un danger et pouvoir
échapper aux forces de l’ordre. C’est en effet une frontière plus
difficile à contrôler. Et dans ce petit territoire, on a vu une action
de solidarité se développer sur les cinq dernières années, avec une
mobilisation citoyenne très forte.
Didier Fassin : Le col de Montgenèvre, qui est
l’un des plus bas de cette région des Alpes, est un point de passage
depuis au moins deux mille ans entre ce qui est aujourd’hui l’Italie et
la France, qui a été à d’autres époques le Piémont et le Dauphiné. On y a
vu passer aussi bien des armées, des pillards, des commerçants ou des
travailleurs qui émigraient temporairement dans les deux sens que des
personnes cherchant une protection.
Anne-Claire Defossez : Elle a connu des
alternances d’ouverture ou de fermeture, avec à chaque fois des
personnes désirables et d’autres indésirables. On retrouve donc une
forme de continuité, avec des profils qui ont évolué au gré des
conditions historiques et politiques. Dans les archives, on trouve des
courriers adressés par les autorités pour lesquels on pourrait faire un
copier-coller avec certaines déclarations d’aujourd’hui sur la double
dimension rhétorique de l’hospitalité et de la fermeté.
L’année 2015 marque un tournant différent pour le territoire briançonnais. Pourquoi ?
Didier Fassin : 2015 et 2016 marquent en Europe
une arrivée importante de personnes venant de Syrie, à cause de la
guerre civile, mais aussi d’Afghanistan. Or, à ce moment-là, à la
frontière franco-italienne, on voit arriver des Africains subsahariens,
en très petit nombre et pour des raisons différentes. Ils arrivent
souvent dans des conditions peu adaptées, passant par un col difficile,
le col de l’Échelle, avec des blessures ou des gelures nécessitant
parfois des hospitalisations et des amputations, ce qui provoque un choc
parmi les habitants. Mais 2015, c’est aussi Aylan Kurdi, retrouvé mort
sur une plage de Turquie, qui va donner naissance au mouvement local Pas
en notre nom, qui deviendra un an plus tard Tous Migrants, la plus
grande association locale de défense des droits des exilés à la
frontière.
Selon vous, il n’y a pas une route des Balkans mais « des routes des Balkans ». Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?
Anne-Claire Defossez : Les routes changent au
gré des contraintes rencontrées sur le chemin, des indications des
passeurs et des informations échangées. Les exilés doivent adapter en
permanence leur itinéraire quand ils se heurtent à de nouveaux
obstacles. Ils peuvent donc passer plus au sud, plus au nord, parfois
tenter une des voies et revenir en arrière pour en tenter une autre.
Didier Fassin : La frontière croate est
extrêmement violente. Les policiers y sont souvent d’une grande
brutalité, détruisent les biens et les vêtements des exilés, qu’ils
rouent de coups avant de les renvoyer du côté bosniaque. On a vu ces
deux dernières années une partie de la route se faire plus côté Hongrie,
un pays très difficile à pénétrer.
Les exilés font aussi en fonction de leur objectif final. Ils
passeront plutôt par le sud pour rejoindre la France ou l’Espagne, et
plus au nord pour rejoindre l’Allemagne. Enfermés dans des camps ou des
prisons, faisant des haltes pour travailler et réunir les sommes
nécessaires à la suite de leur périple, ils sont souvent plusieurs
années sur la route.
Vous dites que les Maghrébins empruntent de plus en plus la route des Balkans pour éviter de prendre la mer. Mais les migrations depuis les côtes algériennes vers le sud de l’Espagne, ou de Dakhla (Sahara occidental) vers les Canaries, n’ont pas cessé, elles ont même augmenté. Avez-vous des chiffres à ce sujet ?
Anne-Claire Defossez : Il est difficile d’avoir des données
précises. Ceux que nous avons rencontrés à Briançon étaient
principalement des Marocains, venus par la route des Balkans via
Istanbul. Les Algériens et les Tunisiens étaient beaucoup moins
nombreux. Mais si nous avions enquêté au Pays basque, nous aurions vu
tous ceux qui arrivaient par l’Espagne.
En tout cas, vous constatez une évolution dans les nationalités, comme l’avait documenté Mediapart.
Anne-Claire Defossez : Cette évolution témoigne des désordres
du monde. Au départ, il s’agissait de jeunes hommes d’Afrique
subsaharienne, puis, pendant deux ans, ne sont arrivés que des Afghans
et des Iraniens, souvent en famille, puis des hommes maghrébins. En
2023, ce sont à nouveau des Africains, notamment des Soudanais, dont
certains s’étaient installés en Tunisie et en ont fui la politique
xénophobe actuelle. Il y a donc ces désordres du monde, mais aussi la
manière dont l’information circule et dont les dangers sont signalés.
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