Le projet de loi sur la fin de vie brisera-t-il le tabou de l’euthanasie ?
Le texte sur la fin de vie sera porté par un duo désaccordé : Catherine Vautrin (opposée à l’euthanasie) et Agnès Pannier-Runacher (favorable)
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Le projet de loi sur le modèle français de la fin de vie devrait être présenté au Parlement courant février 2024, peu après l’annonce d’un plan décennal sur les soins palliatifs. Prédire quel sera l’influence du récent changement de titulaires au ministère de la Santé relève de la boule de cristal. Le texte sera en effet porté par un tandem composé de Catherine Vautrin, ministre de plein exercice, notoirement opposée à l’euthanasie et Agnès Pannier-Runacher, non moins notoirement connue pour y être favorable.
On sait que le projet de loi n’est pas encore finalisé dans les détails mais les fuites sur son contenu et les événements qui l’ont préparés, comme la Convention citoyenne sur la fin de vie, et le Comité consultatif national d’éthique, ne laissent guère de doute sur son contenu.
En effet, pour la première fois en France, ce projet de loi devrait rendre possible « l’aide active à mourir », c’est-à-dire d’une part, le « suicide assisté », situation dans laquelle le médecin fournit les substances létales à une personne qui se les administre elle-même, et d’autre part « l’euthanasie », consistant en l’administration par un médecin de médicaments ou de substances à une personne en fin de vie, à la demande de celle-ci, dans le but de soulager ses souffrances en entraînant son décès.
Bien sûr, le texte encadrera cette aide à mourir de multiples garde-fous et mettra en avant le développement des soins palliatifs « pour toutes et tous et partout ». Mais le fait est là, c’est bien un tabou majeur qui serait brisé, puisqu’il deviendrait dorénavant possible de favoriser le suicide de personnes désireuses de mourir mais aussi, dans certains cas, de leur donner la mort dans le cadre des soins.
Consensus et prudence
Ce projet de loi, engagement de la campagne présidentielle d’Emmanuel Macron en 2022, aurait dû être déposé à l’été 2023, mais il a été repoussé à plusieurs reprises. La ministre a déjà prévenu qu’il faudrait probablement 18 mois de débats au Parlement avec des allers-retours entre l’Assemblée nationale et le Sénat, ce qui repoussera l’application pratique de cette loi au mieux pour la seconde partie de 2025.
Ces délais, vécus comme des tergiversations insupportables par les militants du droit à l’euthanasie, montrent, s’il en était besoin, la complexité de toute prise de décision politique sur ce sujet particulièrement clivant, qui se compare aux grandes lois de société comme la loi sur l’interruption volontaire de grossesse (1974), ou celle autorisant le mariage pour tous (2013).
En apparence pourtant, ce sujet fait consensus, puisque toutes les enquêtes montrent qu’une très grande majorité des Français – entre 70 % et 93 % suivant la façon dont est posée la question – est favorable à une aide médicalisée à mourir.
La prudence du gouvernement s’explique par la crainte d’une opposition résolue à cette loi de deux secteurs de l’opinion qu’il ne peut s’aliéner : les catholiques d’une part, pour des raisons politiques, et les professionnels de santé d’autre part, dont l’adhésion est indispensable à la réussite de cette mutation éthique majeure.
Le Pape, combien de divisions ?
« Le pape, combien de divisions ? » se moquait Staline, mais c’est bien un pape qui, 45 ans après, a été l’acteur principal de la chute du pouvoir qu’il avait mis en place, le communisme soviétique.
Aucun dirigeant politique d’un pays de tradition catholique ne peut négliger l’influence de la religion majoritaire sur les sujets dits de société qu’elle considère comme son pré carré, comme l’avait appris à ses dépens François Mitterrand, obligé de retirer sa loi de nationalisation de l’école privée en 1984, avec démission à suivre du Premier ministre et du ministre de l’Éducation nationale.
Bien sûr, le monde catholique n’est pas monolithique, et sa majorité non pratiquante s’aligne à peu près sur la majorité de la population française dans son souhait d’une possibilité légale d’aide active à mourir.
Mais plus on a affaire à des convaincus, à des pratiquants, et plus les opinions s’inversent, et plus les opposants farouches à l’euthanasie sont nombreux et déterminés, à l’image des militants de la Manif pour tous, rebaptisée Syndicat de la famille.
Sous des dehors de modération, le clergé français est vent debout contre l’idée même d’euthanasie, vécue comme une énième transgression faustienne après la contraception, l’interruption volontaire de grossesse, le clonage, le mariage des personnes de même sexe, ou encore la procréation médicalement assistée. Cette opposition radicale est d’ailleurs partagée par les deux autres grandes religions abrahamiques influentes dans notre pays, le judaïsme et l’islam.
Un tel sujet est donc potentiellement explosif, et le camp du président de la République ne peut se permettre une rupture avec un électorat catholique qui a massivement quitté la droite classique pour le parti présidentiel, et est tenté par les sirènes de l’extrême droite.
Le Styx, Charon et son obole
L’autre secteur de l’opinion qu’une telle loi peut venir bousculer est celui des professionnels de santé, déjà éprouvés par la pandémie de Covid-19, les conséquences de la désertification médicale, et la crise de l’hôpital public qui n’en finissent pas de payer l’archaïsme d’une gestion publique à bout de souffle.
Là aussi les apparences sont rassurantes, et la majorité des professionnels de santé est plutôt favorable à l’évolution de la loi dans ce domaine. Mais, à y regarder de plus près, on observe plusieurs sujets d’inquiétude pour les législateurs.
D’abord, même si une majorité de médecins est favorable, nous l’avons dit, au principe de la loi, seule une minorité se dit prête à pousser elle-même la seringue de produits létaux en cas de permission d’une euthanasie active. Toutes les législations déjà existantes dans d’autres pays permettent d’ailleurs une objection de conscience pour les professionnels de santé, et la France ne devrait pas déroger à cette règle. Combien de médecins accepteront concrètement de mettre en œuvre cette nouvelle dimension de l’accompagnement de la fin de vie ?
La question se pose d’autant plus que les professionnels des soins palliatifs, qui sont les meilleurs connaisseurs de ces sujets, sont très opposés à une telle évolution.
La loi actuelle dite Claeys Léonetti (2016) leur paraît en effet suffisante, puisqu’elle permet à chaque malade d’exprimer à l’avance des directives sur sa fin de vie, et autorise une sédation profonde et continue jusqu’au décès, quand celui-ci est jugé proche.
Ils soulignent aussi que les majorités favorables à l’euthanasie sont faites de personnes saines qui fantasment leur fin de vie, et que celles en situation sont en réalité très peu nombreuses à demander la mort, entre 0,7 et 3 % suivant les études.
Plutôt qu’une fuite en avant vers l’aide active à mourir, ils réclament donc des moyens pour appliquer la loi actuelle, en soulignant, par exemple, que 21 départements ne possèdent à ce jour aucune équipe de soins palliatifs.
Enfin, les organismes professionnels chargés par la loi d’actualiser et de faire respecter l’éthique, comme le Conseil de l’ordre des médecins, sont eux aussi, très opposés au franchissement de ce qu’ils considèrent comme un véritable Styx éthique dont il refusent de devenir les Charon en blouse blanche, attendant leur obole sur le bord de la rive.
Ces oppositions expliquent la grande prudence des gouvernants et leurs tentatives de déminage vers ces secteurs de l’opinion. Elles ne devraient toutefois pas remettre en cause le vote d’une loi plébiscitée à l’avance par une majorité de Français, et déjà présente dans plusieurs pays proches (Belgique, Pays-Bas, Suisse, Espagne, Luxembourg…).
La liberté et la mort
Qu’ont à apporter les libéraux dans ce débat qui va probablement s’amplifier dans les prochains mois ?
« Dans tous les cas, l’aide active à mourir répondra à la volonté libre et éclairée d’une personne atteinte d’une maladie grave et incurable, face à des souffrances inapaisables » écrivent des professionnels de santé favorables à l’évolution de la loi.
En adhérant massivement à l’idée de l’aide active à mourir, les citoyens revendiquent l’exercice de leur liberté personnelle au moment de leur mort, comme ils la revendiquent pour toutes les décisions concernant leur vie. Tout en demandant l’aide des experts, en l’occurrence les professionnels de santé, ils refusent l’idée que ceux-ci puissent prendre à leur place une décision dont ils seront seuls, avec leurs proches, à assumer les conséquences.
Nous sommes là au cœur même de la doctrine libérale, et on ne voit pas bien comment un libéral pourrait refuser cette liberté ultime à un de ses semblables.
Cela dit, la question qui subsiste, et qui n’est pas moins libérale, concerne les conditions d’exercice de cette liberté à ce moment crucial de l’existence, et particulièrement l’évaluation du discernement de la personne en demande de sa propre fin.
Comment juger du caractère éclairé de la demande d’un mineur, d’une personne démente ? Un suicidaire n’est-il pas toujours un dépressif, comme le pensent de nombreux psychiatres ? Doit-on accepter la première demande d’aide à mourir d’un patient quand on sait que 40 % des personnes en situation palliative ne réitèrent pas leur demande après une prise en charge complète de leurs symptômes ? Qui doit évaluer, instruire et décider : un médecin, plusieurs médecins, un juge ?
On le voit, la revendication de la liberté individuelle n’épuise pas le sujet, et il y a place pour un vrai débat, non seulement éthique, mais aussi technique, médical, juridique, politique sur cette question. Espérons qu’il pourra avoir lieu dans de bonnes conditions.
Une pédagogie de l’euthanasie ?
Dans son article « Une pédagogie de la guérison est-elle possible », Georges Canguilhem, philosophe et médecin du XXe siècle expliquait que la guérison restait, en dernière instance, une décision du patient lui-même, malgré tout l’arsenal objectif de la médecine scientifique pour la décréter.
Le citoyen du XXIe siècle, né de la libre décision de parents disposant de la contraception et l’IVG, n’acceptera sans doute pas, à tort ou à raison, de se voir confisquer ce qu’il considère comme l’avatar ultime de sa liberté individuelle : le droit de décider sa mort.
Les professionnels de santé, et d’abord les médecins, n’auront d’autre choix que de l’accompagner sur ce chemin : une pédagogie de l’euthanasie est souhaitable, voire souhaitée, mais est-elle possible ?
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