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mardi 10 juin 2025

L’histoire vue depuis les marges : femmes, régions, révoltés

Adnan Debbarh, quid.ma, 8/6/2025

Le Street Art mêle graffiti, expression picturale et révolte sociale, transformant les murs en manifestes urbains. Une expression moderne de la marge, du moins à ses débuts, parmi tant d’autres, anciennes. En vérité, la marge est le cœur. Le Maroc ne s’est jamais tenu dans ses édifices luxueux — il a toujours germé dans ses fissures. Ce sont elles qui ont absorbé les douleurs, porté les aspirations, renouvelé les langages.

Souvent reléguées aux marges du récit national, les voix oubliées du Maroc — femmes, régions périphériques, révoltés — ont pourtant forgé l'âme du pays. De la résistance silencieuse des tatouages amazighs aux chants engagés du Rif, en passant par les mémoires tribales du Moyen Atlas, Adnan Debbarh pose un regard tendre sur ces forces invisibles qui nourrissent l’histoire autrement. Il décentre le regard sur ces acteurs éclipsés, pour éclairer une modernité marocaine en devenir, façonnée dans les interstices du pouvoir.

Ce que le centre oublie, la périphérie le transforme.

L’histoire officielle est un miroir qui ne reflète que les vainqueurs. Mais un miroir, aussi poli soit-il, ne dit jamais toute la vérité. Il laisse dans l’ombre les éclats brisés, les silhouettes floues, les voix murmurées qui, pourtant, à leur manière, ont écrit le Maroc en creux.

Il est temps de décentrer le regard, de déplacer le projecteur vers ceux que le récit national a relégués à la périphérie : les femmes, les régions oubliées, les révoltés. Non pas comme une revanche mémorielle, mais comme une quête de justesse.

Car ceux que l’histoire a exclus ont aussi façonné l’âme du pays.

Souvent, c’est depuis des territoires relégués, périphérisés, que ces figures ont émergé, comme si l’effacement géographique avait convoqué une puissance de survie et d’invention.

Ce n’est pas un hasard si, dans les chroniques précédentes, ce triangle fondateur - pouvoir, tribu, spiritualité - nous avait retenu: il formait une géométrie d’équilibres instables de marges négociées.

Le Maroc s’est construit sur le dialogue entre le centre et ses bordures, entre la norme et l’exception. Aujourd’hui, il s’agit d’aller plus loin, de comprendre comment les oubliés, femmes, régions, insurgés, ont pesé dans la balance, parfois en silence, souvent dans la douleur, mais toujours avec force.


Les femmes, par exemple, ont longtemps été les archivistes de l’invisible. Gardiennes des seuils, elles ont transmis des savoirs sous des formes que les scribes ignoraient : contes, remèdes, rituels. Dans les cérémonies nuptiales, les ‘ars, se glissaient des bribes d’histoire, de conseils, de mémoire orale. À Fès, au XIXe siècle, certaines chouafates, voyantes consultées en secret par les plus influents, murmuraient l’avenir des hommes de pouvoir. Plus que des devineresses, elles étaient des médiatrices discrètes entre le politique et le mystique.

Mais ces femmes furent aussi des résistantes. Dihya, la Kahena, fut d’abord une stratège, une cheffe de guerre, avant d’être récupérée comme mythe. Plus près de nous, les ouvrières du textile à Casablanca dans les années 1980 n’ont pas seulement défié leurs patrons : elles ont interpellé le système, souvent au prix de l’anonymat et de l’oubli.

Leurs corps mêmes devinrent des terrains de lutte : les tatouages amazighs, loin d’être folkloriques, racontaient une cartographie de la résistance, gravée dans la chair.

Souvent, les corps féminins ont été investis comme porteurs de mémoire ou comme armes symboliques dans la lutte contre l’exclusion. Le hijab des jeunes femmes de Sidi Moumen, bien loin de la caricature de soumission, fut parfois une ruse, un code d’accès à l’espace public, une stratégie de mobilité dans des univers rigides.

Les régions périphériques, elles aussi, furent des foyers de contestation et de création.

Le Rif, éternel dissident, en porte encore les stigmates. La révolte de 1958-1959, sévèrement réprimée, a laissé des cicatrices profondes, prélude aux secousses plus récentes du Hirak. Même le cannabis, condamné puis récupéré par les discours officiels, s’est imposé comme un outil de survie, une forme de résistance économique dans un territoire marginalisé.

Plus au sud, les Gnaoua, anciens esclaves sahéliens, ont réinventé une forme d’islam mystique où le corps et la transe défient les dogmes.

La Marche Verte, souvent présentée comme une manœuvre centrale, fut aussi l’expression sur le terrain, l’expression d’un soulèvement Sahraoui contre le joug madrilène. [??? aucun Sahraoui n'a participé à la marche verte]

Le Moyen Atlas, quant à lui, a longtemps tenu tête à toutes les centralités. Mouha ou Hammou Zayani, chef tribal des Zayanes, infligea aux Français une résistance telle que Lyautey lui-même dut composer avec lui.

La langue amazighe, portée par des siècles de silence et d’effacement, est passée des gravures rupestres de Taza aux luttes pour l’officialisation, obtenue de haute lutte en 2011.

Mais ce silence apparent était un langage de résistance : chaque vallée, chaque douar, chaque crête reculée gardait une mémoire têtue, que le centre refusait d’écouter. C’est là que l’idée même de territoire prend un autre sens — celui d’un socle de continuité malgré la dislocation institutionnelle.

Ces terres dites "reculées" furent en réalité les forteresses de la mémoire.

Puis, il y a les révoltés, les hérétiques, les insoumis. Ceux qui ne rentraient dans aucun moule. Ibn Tumart, que les Almohades célébrèrent comme Mahdi, fut aussi un prédicateur radical dont le discours dérangea. Avant lui, Sufyan al-Thawri, mystique de Tanger, refusa toute compromission avec le pouvoir, même quand celui-ci lui offrait le prestige.

Les poètes aussi portèrent la dissidence.

Leurs mots naissaient dans les interstices, là où l’État se faisait rare et où les institutions se taisaient. C’est dans ces zones dites “délaissées” que la poésie faisait peuple et que le verbe suppléait au droit.

Mohamed Khaïr-Eddine, avec Agadir, fit de la catastrophe sismique de 1960 une métaphore du séisme colonial. Aujourd’hui, les jeunes du Rif reprennent, à leur manière, les izlan ancestraux et les réinventent en rap électro, avec des beats pour dire la douleur, la rage, l’espoir.

La parole poétique n’a jamais cessé d’être politique.

Aujourd’hui encore, c’est dans les lieux de moindre visibilité que les transformations les plus vives s’amorcent. Non pas malgré la marginalisation territoriale, mais parfois à cause d’elle. Là où l’infrastructure manque, l’ingéniosité s’aiguise. Là où l’État tarde, la solidarité esquisse ses propres formes.

Et que dire des nouveaux révoltés ? Les jeunes diplômés chômeurs qui occupent les forêts, nés du 20 février 2011, sont les enfants de la Harka, figures d’un malaise et d’une créativité politique. À Casablanca, le collectif Azinhas mêle graffiti et révolte sociale, transformant les murs en manifestes urbains.

En vérité, la marge est le cœur. Le Maroc ne s’est jamais tenu dans ses édifices luxueux — il a toujours germé dans ses fissures. Ce sont elles qui ont absorbé les douleurs, porté les aspirations, renouvelé les langages.

Les marges ne sont pas des anomalies du système — elles en sont le laboratoire vivant.

Elles sont aussi le révélateur d’un déséquilibre ancien entre centre décideur et territoires exécutants. Le récit national n’a jamais intégré pleinement ces espaces, sinon pour les administrer. Pourtant, ce sont eux qui dessinent les lignes de fuite du futur.

Si vous voulez savoir où ira le Maroc, ne regardez pas le centre. Regardez les marges. Là où, depuis le Néolithique, tout a toujours commencé.

Et si ces marges, après avoir porté la mémoire et la dissidence, détenaient aussi les clés d’une modernité plus juste ?

C’est ce que nous tenterons de comprendre dans la prochaine chronique : « Modernité marocaine : l’horizon et l’ombre du projet colonial ».

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