Fayçal El Amrani, La Vérité, 12/7/2025
À Torrepacheco, le ciel ne s’assombrit pas seulement à cause des tempêtes d’été. C’est une autre forme d’orage, plus insidieuse, plus brutale, qui s’abat sur cette petite ville agricole de la région de Murcie. Là où les champs d’artichauts et de melons racontent d’ordinaire les histoires de sueur et d’exil, les murs crient désormais la peur.
Le rassemblement à Torre Pacheco contre l'agression d'un retraité donne lieu à des attaques racistes promues par Vox
Tout a commencé par une agression. Un vieil homme, espagnol, blessé. Très vite, un nom de coupable circule. Pas un individu, mais une nationalité : « un Marocain ». Rien ne le prouve. Aucune enquête n’a encore abouti. Pourtant, la machine à accuser s’emballe. Sur les réseaux sociaux, des comptes anonymes diffusent rumeurs et montages. Des appels à la vengeance. Et puis Vox relaie. Les bras levés, les poings serrés, des hommes masqués défilent, incendient, frappent.
Les chiffres sont pourtant là. L’agresseur n’a pas été identifié. L’enquête est en cours. Les autorités se taisent. Mais déjà, les regards se durcissent, les insultes se propagent, les agressions s’enchaînent. Des ouvriers agricoles marocains voient leurs domiciles saccagés. Des voitures incendiées. Des femmes insultées dans les supermarchés. Des enfants pris à partie sur le chemin.
Dans les champs, on ne parle plus. On évite. On se cache. On attend que le jour passe. À Torrepacheco, une peur collective, précise, ciblée, s’est installée. Non pas la peur d’un agresseur isolé, mais la peur d’être l’étranger, celui qu’on rend coupable d’un monde qui se fracture.
Ce n’est pas la première fois. Ceux qui ont de la mémoire se souviendront d’El Ejido. Février 2000. Une agression, un drame, un migrant sénégalais accusé à tort. Puis l’embrasement. Trois jours d’émeutes. Des dizaines de blessés. Des serres incendiées. Des vies broyées. Et un pays sous le choc.
Vingt-cinq ans plus tard, les mêmes mécanismes resurgissent. Désinformation. Rumeurs. Déshumanisation. L’histoire se répète, et avec elle, la même indifférence institutionnelle. On attend. On minimise. On relativise.
La communauté marocaine de Torrepacheco ne nie rien. Elle ne fuit pas. Elle demande justice, vérité, apaisement. Elle collabore avec les autorités. Elle condamne l’agression initiale. Elle tend la main. Et pourtant, c’est elle que l’on frappe.
Des familles entières vivent retranchées. Les travailleurs ne sortent que pour récolter ce que d’autres mangeront. Le soir, ils rentrent vite, sans bruit, dans des maisons dont les fenêtres sont devenues des cibles. Chaque regard devient un risque. Chaque silence, une approbation implicite.
Partout au Maroc, les premiers échos venus de Torrepacheco inquiètent et interpellent. Dans quelques cafés, sur certains réseaux sociaux, au détour des conversations intimes, le sujet commence à émerger. À Tanger, à Nador, à Béni Mellal, une inquiétude silencieuse monte. Ce n’est pas une agitation impulsive. C’est une indignation digne. Lucide.
Comment, en 2025, dans un pays européen, peut-on encore désigner un peuple comme ennemi public ? Comment admettre qu’un soupçon individuel suffise à jeter l’opprobre sur toute une communauté ? Pourquoi faut-il que chaque fait divers serve de prétexte à des surenchères politiques qui stigmatisent les innocents ?
À Torrepacheco, comme ailleurs en Europe, l’extrême droite avance avec méthode. Elle transforme les émotions en votes. Elle politise l’anecdote. Elle déchaîne les peurs pour mieux les exploiter. Vox n’est pas seul. Des groupuscules néonazis, des chaînes Telegram, des figures locales masquées dans les débats, orchestrent une campagne d’intimidation.
Ce qui se joue ici dépasse Torrepacheco. C’est un laboratoire de ce que devient l’Europe quand elle oublie sa promesse de fraternité. De la France à l’Italie, de la Hongrie à l’Espagne, le scénario est le même. On cible. On isole. On attaque.
Les Marocains d’Espagne ne demandent pas l’ingérence. Ils demandent qu’on les voie. Qu’on les nomme. Qu’on les soutienne. Que leur dignité soit défendue, au même titre que celle de tout citoyen européen. Le Maroc ne peut pas rester silencieux face à la violence organisée contre ses ressortissants. Mais au-delà de l’État, c’est la société civile marocaine qui doit faire front.
L’Espagne fraternelle existe encore. Celle des luttes ouvrières, des combats partagés, des résistances communes. Celle qui refuse la peur, la stigmatisation et les amalgames. Cette Espagne-là doit parler. Elle doit dire non.
Aujourd’hui, plus que jamais, les Marocains d’Espagne doivent sentir qu’ils ne sont pas seuls. Leur pays d’origine les porte. Pas par diplomatie, mais par solidarité. Ce qui se passe à Torrepacheco n’est pas un simple fait divers. C’est un symptôme. Un cri. Une alerte.
Il faut des mots. Des actes. De la mémoire. Et surtout, il faut que justice soit faite. Car chaque nuit où des familles dorment terrorisées est une nuit de trop. Et chaque silence devant la haine est une complicité.
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