samedi 7 octobre 2017

Maati Monjib : « Le Hirak, un mouvement populaire autonome, non séparatiste et prodémocratique »


Entretien réalisé par Pierre Barbancey
L'Humanité! 3/10/2017

Photo : Fadel Senna/AFP
Photo : Fadel Senna/AFP
L’historien marocain, qui préside une association pour la liberté de la presse, revient sur les caractéristiques de la révolte du Rif, qui a démarré en octobre 2016.
Quelles sont les véritables racines de la révolte actuelle dans le Rif ?
Maati Monjib L’une des raisons de la révolte rifaine, c’est l’injustice que représente la mort du jeune poissonnier Mouhcine Fikri dans des conditions abjectes. Une grande partie de son corps a été broyée par un camion poubelle. La population demandait tout d’abord une véritable enquête pour clarifier les causes directes et profondes de sa mort. Les manifestants ont montré du doigt dès le début du mouvement la corruption qui règne dans le secteur de la pêche et qui fut l’une des raisons indirectes de ce crime indicible. Ils ont donc demandé la tête d’Aziz Akhannouch, le ministre de tutelle et proche ami du roi Mohammed VI. Le régime a refusé ces revendications somme toute raisonnables et faciles à réaliser.
Il y a aussi des raisons culturelles liées au système de valeurs « groupal » des Rifains : ce sont tout d’abord des gens très fiers, sur le plan individuel mais également collectif. Ils ont la haine du makhzen, car le mépris du peuple fait partie de son ADN. Les Rifains disposent aussi d’un fonds mémoriel commun très riche et dont la lutte contre le pouvoir central despotique est l’un des traits distinctifs. Il y a bien sûr les conditions socio-économiques peu brillantes. 40 % des jeunes sont au chômage. Il y avait dans la zone près d’une vingtaine d’unités de production industrielles il y a quelques décennies. Aujourd’hui, une ou deux survivent seulement. Le régime autoritaire s’est trompé en essayant de faire des Rifains le fer de lance d’un parti créé par le palais et dont les dirigeants locaux – de véritables béni-oui-oui – sont inféodés au ministère de l’Intérieur et à ses services. Ainsi, à la corruption économico-financière, le régime a ajouté la corruption politique. 


C’en était trop pour les Rifains. Ils ne pouvaient accepter un tel affront qui pouvait faire d’eux la risée du reste des Marocains. J’ai parlé d’erreur du régime, il s’agit d’une erreur d’appréciation ; car celui-ci pensait se réconcilier avec les Rifains en leur offrant sur un plateau d’argent la direction de ce parti créé de toutes pièces par l’État et l’administration territoriale. À cause de cela, les jeunes Rifains se sont sentis humiliés que le régime ait essayé de faire d’eux des pions du pouvoir corrompu et répressif.
 
On peut citer aussi parmi les raisons profondes de la révolte le long martyrologe du Rif et des Rifains durant le XXe siècle, la guerre coloniale espagnole, puis franco-espagnole, qui a décimé la population, la répression féroce de l’insurrection de 1959 par Hassan II et son âme damnée, le général Oufkir. Puis le matage sanglant par le même roi et sa main droite, Driss Basri, des manifestations de 1984. Pour tout dire, il y a une relation exécrable entre le Rif et le pouvoir central, et cela dure depuis des décennies, voire des siècles. L’obstruction entretenue par le palais, durant des mois, pour empêcher le dirigeant populaire Abdelilah Benkirane de former un gouvernement a jeté de l’huile sur le feu et a affaibli la médiation entre l’État et la population…
Quelles sont les principales caractéristiques du Hirak du Rif ?
Maati Monjib Il s’agit tout d’abord d’un mouvement populaire qui a montré une grande autonomie par rapport aux partis. Il a produit son propre leadership, dont une bonne partie se compose de travailleurs, de chercheurs d’emploi et d’intellectuels opposants. C’est aussi un mouvement pacifiste et multi-idéologique. Il est également pluriethnique puisque des arabophones et des amazighophones y manifestent côte à côte. Le mouvement se caractérise par son « unionisme » prodémocratique, autrement dit son attachement à l’intégrité territoriale malgré les accusations du pouvoir qui traitent ses animateurs de séparatistes. Le pouvoir a provoqué une grande crise diplomatique avec La Haye en exigeant du gouvernement des Pays-Bas de lui remettre un citoyen marocain officiellement accusé de trafic de drogue et de séparatisme, l’objectif étant bien entendu de diffamer le Hirak et de l’isoler. L’un des traits du Hirak est le rôle important qu’y jouent les femmes malgré le fait que la société rifaine reste majoritairement conservatrice. Des jeunes filles comme Nawal Benaissa et Salima Zayani, dite Siliya, ont pris la relève pour un certain temps après l’arrestation de Zefzafi.
C’est aussi un mouvement radical mais non extrémiste. Il rejette la façade pseudo-démocratique du régime et veut négocier directement avec les représentants du roi et non avec un gouvernement fantoche sans pouvoir et sans crédibilité. Il reconnaît Mohammed VI mais le défie en même temps. Zefzafi n’a pas hésité à critiquer le roi directement, il a fait allusion à ce qu’il appelle son « absentéisme », alors que le Rif est en flammes depuis des mois.
Plus largement, ce mouvement reste-t-il conscrit au Rif ?
Maati Monjib De fait, dès le début, fin octobre-début ­novembre 2016, le mouvement de colère contre la mort de Mouhcine Fikri avait un caractère national. Des dizaines de villes, dont Rabat et Casablanca, y ont participé. Mieux, la plus grande marche de soutien aux prisonniers du mouvement a eu lieu à Rabat le 11 juin. C’est aussi la plus grande manifestation politique organisée par l’opposition à Rabat depuis la montée sur le trône du roi Mohammed VI.
Le mouvement se produit alors qu’existe une crise entre le roi et les islamistes.

Comment ces derniers se comportent-ils vis-à-vis des manifestations du Rif ?
Maati Monjib La réponse ne peut être simple car les islamistes forment plusieurs groupes et partis. Il y a tout d’abord le PJD, qui dirige un gouvernement sans pouvoirs réels. Le chef du gouvernement, qui est aux affaires depuis moins de cent jours, n’a pas encore pris ses marques. Il essaie de faire dans l’équilibrisme. Il a présenté ses excuses aux victimes de la répression, il y a quelques jours. Mais il a fait la même chose pour les éléments blessés de la police. Le PJD local à Al Hoceïma soutient les revendications et a condamné la politique de diffamation et de répression menée par l’État contre le Hirak et ses leaders. Il y a la grande association islamique Al Adl Wal Ihssane, modérée mais oppositionnelle, qui a appelé, aux côtés de la gauche radicale, à la grande manifestation du 11 juin. Il y a les islamistes du makhzen, qui sont d’anciens salafistes au service du régime et qui condamnent les manifestants comme rebelles à l’autorité du commandeur des croyants. Benkirane, l’ancien chef du gouvernement, aimerait soutenir le Hirak mais il a peur de diviser son parti car le palais cherchait justement à semer la zizanie au sein du PJD afin de l’affaiblir et de l’intégrer entièrement au sein du régime.
Comment le roi utilise-t-il la question religieuse et de quelle manière se pose-t-elle dans le Hirak ?
Maati Monjib Le ministère des Affaires islamiques, qui reçoit ses « instructions », dans cette affaire, des services de la police politique, a utilisé de manière honteuse la religion pour essayer d’isoler le mouvement sur le plan national et local. Ce ministère a dicté des sermons de vendredi qui condamnent le Hirak et ses leaders comme fauteurs de troubles. Ceux-ci ont réagi en appelant la population à boycotter les mosquées du makhzen. C’est la première fois que cela arrive dans le Maroc indépendant. Les Marocains sont croyants à plus de 90 %. Et plus de 80 % d’entre eux sont pratiquants, réguliers ou occasionnels. Et du fait que le Hirak soit vraiment populaire, certains des animateurs du mouvement utilisent parfois des concepts religieux et des références à l’histoire islamique, pour condamner l’injustice (dholm) qu’ils subissent.
Peut-on établir un lien avec le Mouvement du 20 février (M20F) au moins dans les revendications ?
Maati Monjib Bien entendu. D’ailleurs, plusieurs des leaders du Hirak, comme Nasser Zefzafi et Mortada Iamracha, avaient pris part aux manifestations du M20F en 2011. Et pour revenir à la manipulation de la question religieuse par le régime, Iamracha, qui est un activiste démocrate plutôt laïque, a été arrêté sous la fallacieuse accusation de terrorisme car il porte une barbe qui ressemble à celle des islamistes. L’objectif du régime est de diffamer le Hirak. Une partie des revendications du Hirak sont les mêmes que celles du M20F comme « la fin du despotisme et de la corruption », qui est le slogan central et commun des deux mouvements.
Qu’est devenu le Mouvement du 20 février ?
Maati Monjib Il s’est affaibli à cause de ses divisions internes, du fait aussi que le régime a réagi intelligemment et tactiquement en promettant de réaliser ses principaux objectifs. Le M20F se réveille aujourd’hui grâce au Hirak et il manifeste depuis des mois dans les différentes villes du Maroc pour soutenir les Rifains… et revendiquer la démocratie, car le pays est en pleine régression sur le plan des libertés publiques et des droits humains. La même clique qui gouvernait seule jusqu’en 2011 reprend la totalité des pouvoirs actuellement.
Quelles voix, quelle voie pour l’ensemble des progressistes dans votre pays ?
Maati Monjib Les progressistes sont condamnés, s’ils veulent être entendus par la population, à s’unir pour exiger la fin de l’autoritarisme corrompu qui nous gouverne ainsi que le respect des libertés publiques et l’établissement d’un régime démocratique. La seule façon pour la gauche de renaître est d’affronter courageusement la junte au pouvoir, qui est incarnée par le trio El Himma-Majidi-Akhannouch, qui monopolise le pouvoir politique et abuse des ressources du pays et de l’épargne nationale. Beaucoup de progressistes ont peur de montrer ce trio du doigt car ils ont peur de subir une campagne de diffamation, qui est la principale arme politique utilisée aujourd’hui par la police politique. Plusieurs familles d’opposants ont été détruites à cause des dizaines de sites et de journaux à la solde des services qui mènent un combat quotidien contre l’opposition populaire en fouillant dans la vie privée des gens et en diffusant des fausses informations et des photos préfabriquées. ­Personnellement, j’ai été montré en uniforme militaire complotant avec des forces hostiles étrangères contre le pays. J’ai aussi été accusé par le journal le plus important du pays, Al Akhbar, mais qui est sous contrôle de la police politique, d’avoir reçu 2 milliards de l’étranger. De même, je suis poursuivi pour atteinte à la sécurité intérieure de l’État et je risque cinq ans de prison. C’est pour vous dire que la diffamation et le harcèlement judiciaire sont massivement utilisés par le régime pour faire taire les voix critiques.
Les progressistes, afin de renverser le rapport de forces en faveur du peuple, doivent se coordonner avec les tendances islamiques pacifiques et qui acceptent un cahier des charges démocratiques. Cela est possible au Maroc comme cela l’a été en Tunisie. Et en France aussi, où des progressistes se sont alliés à des catholiques patriotes contre l’occupation étrangère et en vue d’établir un régime au service du peuple à la fin de la guerre. Certains de nos progressistes se comportent comme des chapelles qui possèdent la vérité et des dogmes infaillibles valables pour tout temps et tout lieu. Cela a d’ailleurs un aspect religieux, cela est issu en partie de la religiosité de notre société. Nous avons besoin d’un large front pluri-idéologique qui inclue toutes les bonnes volontés, toutes les forces populaires qui acceptent une charte démocratique en vue d’un Maroc progressiste, où le pays ne sera plus traité comme une ferme des gouvernants par ceux qui mettent le pays en coupe réglée. Ceux-ci font fuir des milliards de dollars, résultat du labeur du peuple, à l’étranger et abusent de leur pouvoir pour s’enrichir de manière éhontée. Nous vivons sous une véritable ploutocratie.

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