(New York) – La Cour d’appel de Casablanca,
qui doit rejuger des manifestants et activistes du Rif, devrait tenir
compte d’éléments prouvant que la police avait torturé des accusés, a
déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Le procès en appel s’est ouvert
le 14 novembre 2018.
Le 26 juin, un tribunal de première instance avait condamné
l’ensemble des 53 accusés à des peines allant jusqu’à 20 ans de prison
après avoir retenu leurs « aveux » comme preuves à charge, et balayé
leurs réfutations desdits « aveux », qu’ils disaient arrachés sous la
contrainte. Dans son jugement de 3 100 pages, le tribunal n’a pas
expliqué pourquoi il avait écarté des rapports médicaux suggérant qu’au
moins une partie des accusés avaient subi des violences policières
pendant ou après leurs arrestations.
« Un tribunal ne peut pas tout simplement ignorer des preuves de torture », a déclaré Ahmed Benchemsi, directeur de la communication et du plaidoyer pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord chez Human Rights Watch. « La cour d’appel se doit d’écarter tout aveu suspect, et de garantir que personne ne soit condamné si ce n’est pour des crimes réels. »
Le Hirak, un mouvement de protestation socioéconomique né en 2016
dans la région du Rif, dans le nord du Maroc, avait organisé plusieurs
grandes manifestations pacifiques jusqu’à ce qu’une vague de répression
policière en mai 2017 se solde par l’arrestation de plus de 400
activistes. Cinquante-trois d’entre eux, dont les leaders du mouvement,
ont été transférés à Casablanca puis jugés dans un procès collectif qui a
duré plus d’un an. Le 26 juin 2018, le tribunal de première instance de
Casablanca les a tous reconnus coupables de divers chefs d’accusation
– notamment atteinte à la sécurité intérieure de l’État, incendie
criminel, rébellion, agression d’agents de police dans l’exercice de
leurs fonctions, dégradation de biens publics et organisation de
manifestations non autorisées – et les a condamnés à des peines allant
d’un à vingt ans de prison.
En août, le roi Mohammed VI a gracié 116 prisonniers du Hirak, dont 11 du groupe de Casablanca – mais parmi eux, aucun leader.
Les 17 et 18 juin 2017, des médecins légistes mandatés par le Conseil
national des droits de l’homme (CNDH), un organe étatique indépendant,
ont ausculté 34 détenus du Hirak, dont 19 du groupe de Casablanca. Leurs
rapports médicaux indiquent que les blessures subies par certains
détenus présentaient un « degré de concordance élevé » ou « moyen » avec leurs allégations d’abus policiers. Le 3 juillet 2017, des médias marocains ont fait fuiter ces rapports.
Le CNDH a déclaré ce jour-là que les rapports n’avaient pas été
finalisés donc n’étaient pas officiels. Mais le lendemain, le ministre
de la Justice Mohamed Aujjar annonçait qu’il avait ordonné que des copies soient envoyées aux procureurs des tribunaux d’Al Hoceima et de Casablanca « afin d’inclure ces expertises aux dossiers […] et ce afin de prendre les mesures légales qui s’imposent ».
Human Rights Watch a examiné les sections pertinentes du jugement du
tribunal de première instance de Casablanca, ainsi que 41 rapports
d’expertise médicale – dont 19 rédigés par les médecins mandatés par le
CNDH et 22 par celui mandaté par le tribunal –, assisté à 17 des 86
audiences du procès, consulté 55 documents judiciaires du dossier Hirak,
et interrogé dix avocats de la défense et six proches des activistes
emprisonnés.
Selon les procès-verbaux de leurs audiences devant le juge
d’instruction chargé de l’affaire, 50 des 53 accusés ont déclaré que
durant leurs interrogatoires au siège de la Brigade nationale de la
police judiciaire (BNPJ), à Casablanca, des policiers avaient fait
pression sur eux, d’une façon ou d’une autre, afin de leur faire signer
des aveux auto-incriminants sans même lire leur contenu.
Parmi ces
accusés, 21 ont déclaré que les policiers avaient menacé soit de les
violer, soit de violer leurs épouses ou leurs filles mineures. Bouchra
Rouissi, une avocate de la défense, a déclaré à Human Rights Watch que
17 d’entre eux lui avaient confié avoir subi des violences physiques
lors de leur interrogatoire — notamment qu’on les avait giflés, battus,
qu’on leur avait donné des coups de poing au visage alors qu’ils étaient
menottés, ou encore introduit des serpillères sales dans la bouche.
Les accusés ont ainsi « avoué » avoir commis des actes de violence à
l’égard de policiers, mis le feu à des véhicules de police et à une
résidence de policiers à Imzouren, une bourgade près d’El Hoceima, et
organisé des manifestations non autorisées. Mais tous se sont rétractés,
que ce soit devant le juge d’instruction ou plus tard, pendant le
procès.
Dans son jugement écrit, le tribunal a estimé que les allégations de torture des accusés n’étaient « pas sérieuses » et étaient « infondées », et que par conséquent la requête d’invalidation de leurs aveux, présentée par la défense, « devait être rejetée ».
Le tribunal a fondé cette décision sur 22 examens médicaux ordonnés par
le juge d’instruction et réalisés le 6 juin 2017, et dans certains cas
sur des examens réalisés par un médecin travaillant dans la prison
d’Oukacha à Casablanca. Mais les rapports du médecin mandaté par le
tribunal et de celui de la prison diffèrent sur des points clés de ceux
rédigés par l’équipe du CNDH.
La Convention contre la torture et autres peines ou traitements
cruels, inhumains ou dégradants, que le Maroc a ratifiée, énonce que « toute
déclaration dont il est établi qu'elle a été obtenue par la torture ne
[peut] être invoquée comme élément de preuve dans une procédure ». Le Code de procédure pénale du Maroc prévoit qu’« aucune déclaration obtenue par la violence ou la contrainte ne saurait être admise comme preuve ».
Le tribunal a aussi violé les droits de la défense d’autres façons,
selon le collectif de défense des prévenus. En effet, il a refusé
d’entendre des témoins que la défense considérait comme cruciaux,
puisqu’ils fournissaient des alibis à au moins deux accusés. Le tribunal
a certes entendu trois autres témoins fournissant des alibis, mais a
jugé que leurs témoignages n’étaient pas convaincants. Il a également
refusé que la défense ait accès à des dizaines de vidéos et
enregistrements d’écoutes téléphoniques que le jugement a retenu comme
preuves à charge fondamentales, a déclaré à Human Rights Watch Mohamed
Messaoudi, un des principaux avocats de la défense.
« Ignorer des preuves de torture n’a été qu’une des multiples
violations graves qui ont entaché le procès de première instance du
Hirak », a déclaré Ahmed Benchemsi. « Avec l’appel qui
commence, nous verrons bientôt à quoi rime ce procès : rendre justice,
ou écraser tout activisme pour la justice sociale au Maroc. »
Informations complémentaires
Allégations de torture et de menaces de viol
Les rapports de médecine légale commandés par le CNDH notent les
récits des détenus sur ce qui leur est arrivé, y compris les mauvais
traitements qu’ils disent avoir subis, et évaluent leur état
psychologique de façon détaillée. Le manuel des Nations Unies pour
enquêter sur la torture et ses conséquences, dit protocole d’Istanbul,
exige ce type d’évaluations détaillées. Les rapports du médecin légiste
mandaté par le tribunal, en revanche, fournissent peu d’informations de
ce type.
Jamal El Abbassi, le médecin légiste mandaté par le tribunal, a bien
constaté des marques de violence sur les corps de 3 détenus sur les 22
qu’il a auscultés, dont Nasser Zefzafi, le leader du Hirak. Mais le
médecin n’a pas établi de lien entre ces marques et les violences
policières illégales que les trois hommes disent avoir subi. Le tribunal
a refusé une motion de la défense pour invalider les aveux de ces trois
hommes.
Dans le jugement, le tribunal a déterminé, en se fondant sur
l’évaluation des blessures de Zefzafi par le médecin qu’il avait
mandaté, qu'elles résultaient de « sa résistance violente contre les agents de police »
lors de son arrestation le 29 mai 2017, plutôt que de violences
policières illégales. Le jugement ne dit mot des causes des blessures
constatées par le Dr. El Abbassi sur les deux autres hommes.
Hicham Benyaïch et Abdallah Dami, les deux médecins légistes mandatés
par le CNDH, ont ausculté 34 prisonniers du Hirak. Parmi eux, 16
avaient également été examinés, 10 ou 11 jours auparavant, par le
médecin légiste mandaté par le tribunal. Sur ces 16, le Dr. Benyaïch et
le Dr. Dami ont trouvé des traces de violence sur neuf hommes, qui selon
eux concordaient à divers degrés avec les violences policières qu’ils
ont déclaré avoir subi. Les deux médecins ont également décrit le « stress aigu » et la « détresse psychologique » ressentis par beaucoup de ces détenus, et affirmé que « certaines
allégations [de violence physique et psychologique en détention
étaient] crédibles [parce que] corroborées par de nombreux témoignages
concordants ».
Rabie Al Ablaq, 31 ans
Selon le procès-verbal de l’audience du journaliste Rabie Al Ablaq
devant le juge d’instruction Abdelwahed Majid, le 17 juillet 2017, Al
Ablaq a déclaré que le sixième jour de son interrogatoire au siège de la
BNPJ de Casablanca, un agent l’a conduit dans une salle où se tenaient
cinq hommes masqués non identifiés. Ces derniers auraient menacé de le
violer avec une bouteille s’il refusait de signer le procès-verbal
d’interrogatoire que lui avait présenté la police. Il a signé. Al Ablaq a
également déclaré au juge qu’un policier l’avait forcé à brandir un
drapeau marocain et à clamer : « Vive le roi ! »
Quant au rapport du médecin mandaté par le CNDH, il affirme qu’Al
Ablaq, durant son examen médical le 15 juin 2017, a déclaré que lors de
son interrogatoire à la BNPJ, il avait été frappé au visage alors qu’il
était menotté, et qu’un policier lui avait ordonné d’enlever sa chemise
puis lui avait fourré une serpillère sale dans la bouche en menaçant de
le violer. Même si le rapport d’expertise conclut que « l’examen médical de ce jour n’a pas montré de signes de violence sur [son] corps », il constate qu’Al Ablaq était au moment de l’examen « angoissé, avec des pleurs incessants » et que ses allégations de mauvais traitements étaient « globalement crédibles par leur concordance et leur cohérence ».
Le juge d’instruction avait également ordonné un examen médical.
Celui-ci avait été effectué le 6 juin 2017, soit dix jours avant
l’examen du CNDH, par un médecin légiste mandaté par le tribunal. Ce
dernier avait conclu que « l’examen [médical], ce jour, ne décèle pas de signe de violence corporelle ». Il ne faisait aucun commentaire sur l’état psychologique de l’accusé.
Dans son jugement écrit, le tribunal a écarté les allégations de
mauvais traitements d’Al Ablaq, notant qu’aucune marque n’avait été
trouvée sur son corps lors des examens médicaux. Le jugement n’évoque
pas les menaces et intimidations qui avaient été rapportées au juge
d’instruction. Al Ablaq a été condamné à 5 ans de prison.
Mohamed Bouhnouch, 21 ans
Selon le procès-verbal de son audience complémentaire par le juge
d’instruction, le 28 juin 2017, l’électricien Mohamed Bouhnouch a
déclaré que les policiers l’ont giflé, frappé au cou et lui ont tiré la
barbe pendant son interrogatoire. Après qu’il ait refusé de signer le
procès-verbal qu’on lui a présenté, les policiers l’ont menacé de le
violer avec une bouteille, et de mettre le feu à sa barbe avec un
briquet. Il a signé.
Le médecin légiste mandaté par le juge d’instruction a ausculté
Bouhnouch le 6 juin. Il a rapporté qu’il était en « état d’égarement et
de torpeur », souffrait du dos et avait du mal à garder la tête droite.
Le rapport ne s’interroge pas sur la cause de ces symptômes et ne fait
pas le lien avec les mauvais traitements que Bouhnouch dit avoir subis.
Dans son rapport, le médecin légiste mandate par le CNDH a rapporté
que les marques physiques qu’il avait constatées sur le corps de
Bouhnouch, lors de son examen le 14 juin 2017, concordaient avec ses
allégations, qui, « si [elles] sont confirmées, [constituent] des faits de torture et des mauvais traitements ».
Dans son jugement écrit, le tribunal a rejeté ces allégations en se
fondant sur un troisième examen réalisé le 6 juillet 2017 par un médecin
travaillant à la prison d’Oukacha à Casablanca, qui écrivait qu’il
n’avait constaté aucune trace de violence sur le corps de Bouhnouch.
Bouhnouch a été condamné à 15 ans de prison.
Youssef El Hamdioui, 34 ans
Selon le compte-rendu de son audience par le juge d’instruction, le
13 juillet 2017, l’enseignant Youssef El Hamdioui a déclaré que lors de
son interrogatoire par la BNPJ, les policiers l’avaient giflé au visage,
lui avaient tiré les cheveux, et l’avaient menacé de le violer avec une
bouteille et de l’enfermer dans un placard, sachant qu’il est
claustrophobe. Il a déclaré au juge d’instruction qu’il avait signé son
procès-verbal d’interrogatoire sans le lire.
Le tribunal n’a ordonné aucun examen médical et dans son jugement,
n’évoque pas les allégations d’abus physique d’El Hamdioui. Le jugement
se contente de noter que le médecin travaillant à la prison d’Oukacha a
rapporté le 6 juillet 2017 qu’il présentait des troubles psychiques. El
Hamdioui a été condamné à 3 ans de prison.
Rachid Aamarouch, 28 ans
D’après le compte-rendu de son audience du 19 juillet 2017 par le
juge d’instruction, le vendeur de rue Rachid Aamarouch a déclaré
qu’après leur avoir dit qu’il n’avait jamais pris part aux
manifestations du Hirak, les policiers qui l’interrogeaient l’avaient
forcé à crier : « Vive le roi ! » Toujours selon le même
document, les policiers lui ont plus tard présenté un procès-verbal,
qu’il a lu et refusé de signer; après quoi un policier lui a violemment
frappé la tête sur la table en lui demandant : « Ah oui ? Pourquoi, tu ne nous fais pas confiance ? ». Aamarouch a signé le procès-verbal.
Le juge d’instruction avait ordonné un examen médical à l’issue de
l’audience préliminaire d’Aamarouch. Le médecin qui l’a ausculté à cet
effet, le 6 juin 2017, a noté que le prévenu a déclaré n’avoir « pas été violenté » et conclu que « l’examen [médical], ce jour, ne décèle pas de signe de violence physique ».
Onze jours plus tard, un autre médecin légiste, mandaté cette fois par
le CNDH, a ausculté à son tour Aamarouch, notant ses allégations selon
lesquelles les policiers lui avaient assené des gifles, des coups de
poing et de pied pendant son interrogatoire, et observant qu’un de ses
doigts était déboîté.
Dans son jugement écrit, le tribunal a rejeté les allégations de
torture en s’appuyant sur l’examen médical du 6 juin. Le rapport du CNDH
n’a pas été mentionné. Aamarouch a été condamné à 2 ans de prison.
Hussein El Idrissi, 27 ans
Hussein El Idrissi, 27 ans
D’après le compte-rendu de son audience du 19 juillet 2017 par le
juge d’instruction, le journaliste Hussein El Idrissi a déclaré qu’un
policier l’avait frappé très fort dans le dos avec une agrafeuse, puis
qu’un autre lui avait assené des gifles et des coups de poing. Puis ils
lui ont présenté un procès-verbal de 150 pages en lui demandant de le
signer, sans le laisser lire le document au préalable. Il a refusé. Les
policiers l’ont alors menacé de le violer avec une bouteille. Il a
signé.
Toujours selon ses déclarations au juge d’instruction, les policiers
ont prélevé la salive d’El Idrissi, relevé ses empreintes digitales et
l'ont filmé en sous-vêtements sans son consentement. Un examen médical,
ordonné par le juge d’instruction après l’audience préliminaire d’El
Idrissi, « n’a révélé aucun signe de violence physique »
selon le rapport du médecin en date du 6 juin 2017. Onze jours plus
tard, un autre médecin, mandaté cette fois par le CNDH, a ausculté El
Idrissi et rapporté des marques de blessures sur trois doigts de sa main
gauche, « concordant avec la date alléguée de leur survenue […] rapportées à des coups par la pointe d’une agrafeuse ».
Dans son jugement écrit, le tribunal a pris acte des allégations
d’abus policiers d’El Idrissi, mais les a rejetées en se fondant sur
l’examen médical du 6 juin, sans mentionner l’autre rapport. El Idrissi a
été condamné à 5 ans d’emprisonnement.
Zakaria Adahchour, 27 ans
D’après le compte-rendu de son audience complémentaire du 28 juin
2017 par le juge d’instruction, le plâtrier Zakaria Adahchour a déclaré
qu’après avoir refusé de signer le procès-verbal présenté par les
policiers, ces derniers l’avaient giflé, lui avaient donné des coups de
poing et avaient allumé un briquet tout près de sa barbe en menaçant d’y
mettre le feu. Adahchour a signé.
Un médecin légiste mandaté par le juge d’instruction avait ausculté Adahchour le 6 juin et noté que l’examen « n’a[vait] révélé aucun signe de violence physique ».
Onze jours plus tard, un médecin mandaté par le CNDH a ausculté le même
homme, enregistré son témoignage et rapporté des marques d’irritation
au menton, qui selon lui concordaient à la fois avec le récit
d’Adahchour et le témoignage d’autres détenus sur la menace de mettre le
feu à sa barbe.
Dans son jugement écrit, le tribunal a pris acte des allégations
d’abus policiers d’Adahchour, mais les a rejetées en se fondant sur
l’examen médical du 6 juin, sans mentionner l’autre rapport. Adahchour a
été condamné à 15 ans de prison.
Omar Bouhras, 27 ans
D’après le compte-rendu de son audience du 3 juillet 2017 par le juge
d’instruction, le mécanicien Omar Bouhras, a déclaré que lors de son
arrestation à Al Hoceima, les policiers l’avaient frappé au visage et
lui avaient abîmé deux dents. Il a ajouté que lors de son interrogatoire
à Casablanca, les policiers lui avaient donné des coups de poing au
visage en exigeant qu’il leur fournisse « 30 noms d’activistes du Hirak »,
et lui avaient fait sauter deux dents. Selon le même document, quand
Bouhras a refusé de signer le procès-verbal présenté par les policiers,
ils ont menacé de le violer avec une bouteille et lui ont assené des
gifles et des coups de poing au visage à plusieurs reprises, y compris
alors qu’il était menotté. Il a signé.
Le juge n’a pas ordonné d’examen médical de Bouhras. Le jugement
écrit du tribunal ne mentionne pas les abus physiques qu’il a rapportés,
mais indique tout de même qu’un dentiste lui a « prodigué les soins nécessaires suite à d’intenses douleurs dentaires » à la prison d’Oukacha le 6 juin 2017. Bouhras a été condamné à 10 ans d’emprisonnement.
Mohamed Majaoui, 47 ans
D’après le compte-rendu de son audience du 18 juillet 2017 par le
juge d’instruction, l’enseignant Mohamed Majaoui a déclaré qu’après
l’avoir interrogé, les policiers lui avaient présenté un procès-verbal
pour signature. En le lisant, il a réalisé qu’il comportait des
déclarations qu’il n’avait jamais faites, notamment incriminant Nasser
Zefzafi, le leader du Hirak. Lorsque Majaoui a refusé de signer, un
policier a menacé de violer sa femme et ses filles mineures, dont des
photographies se trouvaient sur le bureau de cet agent. Il a signé. Le
juge d’instruction n’a ordonné aucune enquête sur les allégations de
Majaoui, et le jugement écrit du tribunal ne mentionnait pas de menaces
de viol. Majaoui a été condamné à 10 ans de prison.
Abdel Khair Yasnari, 39 ans
Le compte-rendu de l’audience du boucher Abdel Khair Yasnari devant
le juge d’instruction, le 19 juillet 2017, rapporte qu’il avait refusé
de signer son procès-verbal d’interrogatoire présenté par les policiers,
après y avoir lu des déclarations qu’il n’avait jamais faites,
incriminant Zefazfi. Plus tard dans la soirée, a déclaré Yasnari au juge
d’instruction, un policier a menacé de le violer avec une bouteille,
tandis qu’un autre commençait à le déshabiller comme s’il allait mettre
la menace à exécution. Yasnari a signé. Plus tard, il a réfuté le
contenu du procès-verbal devant le juge d’instruction, mais ce dernier
n’a ordonné aucune enquête sur ses allégations. Le tribunal n’a pas
mentionné les allégations de menaces de viol dans son jugement écrit, et
a condamné Yasnari à 2 ans de prison.
D’après le compte-rendu de leurs audiences respectives, les 13 et 17 juillet 2017, le vendeur Brahim Bouziane, 32 ans, et le boucher Karim Amghar, 34 ans, ont
déclaré au juge d’instruction que les policiers avaient menacé de les
violer avec une bouteille s’ils refusaient de signer les procès-verbaux
qu’ils avaient préparés. Ils ont signé. D’après le compte-rendu de son
audience du 17 juin 2017, le boulanger Abdelaziz Khali, 33 ans,
a déclaré au juge d’instruction que les policiers lui avaient dit,
après son refus de signer le procès-verbal qu’ils lui présentaient : « On va amener ta femme ici, et tu verras des choses qui n’arrivent qu’en Syrie. »
Khali a signé le procès-verbal sans le lire. Le tribunal n’a pas
ouvert d’enquête sur ces allégations de menaces de viol, et le jugement
écrit ne les a pas mentionnées. Le tribunal a condamné Bouziane, Amghar
et Khali à respectivement 3 ans, 10 ans et 2 ans de prison.
Human Rights Watch a également consulté le compte-rendu des audiences de dix autres prisonniers devant le juge d’instruction : Wassime El Boustati, 25 ans, vendeur ; Salah Lachkhem, 27 ans, étudiant ; Samir Ighid, 31 ans, plâtrier ; Mohamed Haki, 32 ans, gérant de café ; Abdelhak Sadik, 27 ans, vendeur ; Fouad Saidi, 32 ans, technicien ; Othman Bouziane, 29 ans, vendeur ; Soulaimane Fahili, 31 ans, agent de sécurité ; Bilal Ahabad, 20 ans, étudiant ; et Jamal Bouhdou, 43 ans, sans emploi.
Tous ont déclaré au juge d’instruction que lors de leur
interrogatoire, les policiers leur avaient donné des gifles, des coups
de poing et de pied, et les avaient menacés de viol s’ils refusaient de
signer les procès-verbaux. Ils ont tous signé. Le médecin mandaté par le
CNDH qui a ausculté Ahabad, Fahili, Saidi et Sadik a rapporté des
marques physiques qui selon lui « pourraient être corrélées aux allégations [de violence] ou auraient pu survenir dans d’autres contextes ».
Onze jours plus tôt, le médecin légiste mandaté par le juge
d’instruction avait ausculté les mêmes hommes et conclu qu’Ahabad,
Fahili et Saidi ne présentaient « aucun signe de violence physique », tandis que Sadik avait une blessure au-dessus de l’œil gauche, qui, d’après le rapport, « aurait pu survenir suite à des violences physiques ».
Pour autant, le rapport n’établissait pas de lien entre la blessure et
les allégations de torture de Sadik. Dans son jugement écrit, le
tribunal a rejeté les allégations de violences des dix hommes et les a
condamnés à des peines de prison allant de 3 à 20 ans.*
Allégations de pression et de falsification
Nabil Ahamjiq, 34 ans, étudiant ; Mohamed Asrihi, 31 ans, journaliste ; Abdelmohsine Attari, 25 ans, ouvrier du bâtiment ; et Abdelali Houd, 29 ans,
serveur, ont déclaré au juge d’instruction que les policiers les
avaient trompés pour obtenir qu’ils signent des procès-verbaux
d’interrogatoire dans lesquels ils s’auto-incriminaient.
Le compte-rendu de l’audience rapporte qu’Ahamjiq a déclaré, le 12
juillet 2017, qu’après quatre jours et quatre nuits d’interrogatoire
presque non-stop, les policiers étaient entrés dans sa cellule à 2
heures du matin pour le réveiller, l’amener dans une autre salle et
l’interroger encore, puis avaient fait pression sur lui pour qu’il signe
un document de 200 pages, bien qu’il soit visiblement exténué. Il a
signé.
De son côté, Asrihi a déclaré, le 11 juillet 2017, que les policiers
lui avaient fourni de multiples exemplaires de son procès-verbal
d’interrogatoire et l’avaient pressé de les signer rapidement en raison
de l’approche du ftour, le moment rituel où les musulmans
rompent le jeûne au coucher du soleil, au mois de ramadan. Il a signé,
pour découvrir plus tard que le procès-verbal incluait des déclarations
auto-incriminantes qu’il n’avait jamais faites.
Attari, le 11 juillet 2017, et Houd, le 28 juin 2017, ont décrit des
expériences similaires. Après plusieurs jours et nuits d’interrogatoire
non-stop, des policiers leur ont présenté des procès-verbaux quelques
minutes avant le ftour, la rupture du jeûne du ramadan. Les
accusés ont déclaré qu’ils étaient épuisés et qu’ils avaient signé sous
la pression, après avoir lu seulement les premières pages.
Devant le juge d’instruction, les quatre hommes ont réfuté le contenu
de leurs procès-verbaux d’interrogatoire de police. Cependant, le
tribunal n’a ordonné aucune enquête sur leurs allégations de pression et
de falsification, et ne les a pas mentionnées dans le jugement écrit.
Le tribunal a condamné Ahamjiq à 20 ans, Asrihi et Houd à 5 ans, et
Attari à 2 ans de prison.
Refus de citer des témoins clés de la défense
Le procureur a accusé l’étudiant Bilal Ahabad, 20 ans,
d’avoir mis le feu à un fourgon de police et à un bâtiment où vivaient
des familles de policiers à Imzouren, une bourgade proche d’El Hoceima,
le 26 mars 2017. Il a inculpé le plâtrier Samir Ighid, 31 ans,
de tentative de meurtre sur un policier, affirmant qu’il avait lancé
une brique sur l’agent depuis le toit d’une maison à Al Hoceima, le 26
mai 2017.
Les deux accusés ont nié ces accusations. Ighid a déclaré qu’au
moment de l’incident, il était à l’enterrement d’un membre de sa
famille. Quant à Ahabad, il a déclaré qu’il était à la plage avec deux
amis. Les avocats de la défense ont demandé au tribunal de convoquer les
proches d’Ighid et les amis d’Ahabad comme témoins. Le tribunal a
rejeté les deux requêtes sans explication, et ne les a pas mentionnées
dans son jugement écrit. Le tribunal a condamné Ahabad à 10 ans de
prison et Ighid à 20 ans.
Le plâtrier Zakaria Adahchour, 27 ans, a
été accusé d’incendie criminel à Imzouren dans les mêmes circonstances
qu’Ahabad, le 26 mars 2017. Pendant le procès, la défense a cité trois
de ses collègues, qui ont témoigné qu’au moment des faits, Adahchour
était avec eux, sur leur lieu de travail à Al Hoceima, à quelque 20 km
d’Imzouren. Pourtant, dans son jugement écrit, le tribunal a rejeté ces
témoignages, estimant que « le fait que les témoins [...] n’étaient pas présents [sur le lieu du crime], et donc n’ont pas pu voir [les actes d’incendie criminel] et ne savent rien des personnes qui ont commis ces actes, rend leur témoignage inutile ». Adahchour a été condamné à 15 ans de prison.
Refus de laisser les accusés consulter les preuves
Le jugement indique que le tribunal de première instance de
Casablanca a également fondé ses verdicts de culpabilité sur des
dizaines de vidéos et d’enregistrements d’écoutes téléphoniques.
Quelques vidéos et enregistrements ont d’ailleurs été diffusés pendant
les audiences. Pourtant, en dépit de multiples requêtes émises aussi
bien par écrit qu’oralement, pendant les audiences du procès, le
tribunal a refusé de fournir ces fichiers audio et vidéo à la défense, a
déclaré à Human Rights Watch Mohamed Messaoudi, un des principaux
avocats des 53 prisonniers du Hirak. Le jugement ne justifie pas – ne
mentionne même pas, en fait – le refus du tribunal de communiquer à la
défense ces preuves supposément à charge.
Le tribunal a seulement communiqué à la défense les transcriptions
écrites de conversations téléphoniques sur écoute entre activistes du
Hirak, traduites du tarifit (variante de la langue amazighe
parlée dans la région du Rif) à l’arabe. Or, selon Messaoudi, plusieurs
accusés, dont Zefzafi, avaient dit au juge d’instruction, au procureur
et au juge du procès que ces transcriptions d’écoutes contenaient des
traductions en arabe erronées. Les transcriptions avaient été rédigées
et traduites par des policiers, et non pas par des traducteurs
assermentés, comme ce devrait être le cas pour qu’elles soient admises
comme preuves au tribunal, a ajouté Messaoudi.
En vertu du droit à un procès équitable, tel qu’il est garanti par
les traités de l’ONU et africains, la défense a le droit de présenter au
tribunal ses témoins clés au même titre que l’accusation. De la même
façon, les accusés ont le droit de voir, mais aussi d’avoir la
possibilité d’examiner et de remettre en cause, toutes les preuves et
témoins à charge clés utilisés pour le dossier d’accusation.
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