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mercredi 12 décembre 2018

Maroc : Des verdicts entachés par des soupçons de torture





La Cour d’appel doit rendre "justice"
 aux activistes du Hirak

Rabat, Maroc, 15 juillet 2018 : Des manifestants arborent des masques à l’effigie d’activistes emprisonnés, pour protester contre leur condamnation à de lourdes peines de prison. © 2018 Fadel Senna/AFP/Getty Images
 Rabat, Maroc, 15 juillet 2018 : Des manifestants arborent des masques à l’effigie d’activistes emprisonnés, pour protester contre leur condamnation à de lourdes peines de prison.
(New York) – La Cour d’appel de Casablanca, qui doit rejuger des manifestants et activistes du Rif, devrait tenir compte d’éléments prouvant que la police avait torturé des accusés, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Le procès en appel s’est ouvert le 14 novembre 2018.
Le 26 juin, un tribunal de première instance avait condamné l’ensemble des 53 accusés à des peines allant jusqu’à 20 ans de prison après avoir retenu leurs « aveux » comme preuves à charge, et balayé leurs réfutations desdits « aveux », qu’ils disaient arrachés sous la contrainte. Dans son jugement de 3 100 pages, le tribunal n’a pas expliqué pourquoi il avait écarté des rapports médicaux suggérant qu’au moins une partie des accusés avaient subi des violences policières pendant ou après leurs arrestations.
« Un tribunal ne peut pas tout simplement ignorer des preuves de torture », a déclaré Ahmed Benchemsi, directeur de la communication et du plaidoyer pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord chez Human Rights Watch. « La cour dappel se doit d’écarter tout aveu suspect, et de garantir que personne ne soit condamné si ce n’est pour des crimes réels. »
Le Hirak, un mouvement de protestation socioéconomique né en 2016 dans la région du Rif, dans le nord du Maroc, avait organisé plusieurs grandes manifestations pacifiques jusqu’à ce qu’une vague de répression policière en mai 2017 se solde par l’arrestation de plus de 400 activistes. Cinquante-trois d’entre eux, dont les leaders du mouvement, ont été transférés à Casablanca puis jugés dans un procès collectif qui a duré plus d’un an. Le 26 juin 2018, le tribunal de première instance de Casablanca les a tous reconnus coupables de divers chefs d’accusation – notamment atteinte à la sécurité intérieure de l’État, incendie criminel, rébellion, agression d’agents de police dans l’exercice de leurs fonctions, dégradation de biens publics et organisation de manifestations non autorisées – et les a condamnés à des peines allant d’un à vingt ans de prison.
En août, le roi Mohammed VI a gracié 116 prisonniers du Hirak, dont 11 du groupe de Casablanca – mais parmi eux, aucun leader.

Les 17 et 18 juin 2017, des médecins légistes mandatés par le Conseil national des droits de l’homme (CNDH), un organe étatique indépendant, ont ausculté 34 détenus du Hirak, dont 19 du groupe de Casablanca. Leurs rapports médicaux indiquent que les blessures subies par certains détenus présentaient un « degré de concordance élevé » ou « moyen » avec leurs allégations d’abus policiers. Le 3 juillet 2017, des médias marocains ont fait fuiter ces rapports.
Le CNDH a déclaré ce jour-là que les rapports n’avaient pas été finalisés donc n’étaient pas officiels. Mais le lendemain, le ministre de la Justice Mohamed Aujjar annonçait qu’il avait ordonné que des copies soient envoyées aux procureurs des tribunaux d’Al Hoceima et de Casablanca « afin d’inclure ces expertises aux dossiers […] et ce afin de prendre les mesures légales qui simposent ».
Human Rights Watch a examiné les sections pertinentes du jugement du tribunal de première instance de Casablanca, ainsi que 41 rapports d’expertise médicale – dont 19 rédigés par les médecins mandatés par le CNDH et 22 par celui mandaté par le tribunal –, assisté à 17 des 86 audiences du procès, consulté 55 documents judiciaires du dossier Hirak, et interrogé dix avocats de la défense et six proches des activistes emprisonnés.
Selon les procès-verbaux de leurs audiences devant le juge d’instruction chargé de l’affaire, 50 des 53 accusés ont déclaré que durant leurs interrogatoires au siège de la Brigade nationale de la police judiciaire (BNPJ), à Casablanca, des policiers avaient fait pression sur eux, d’une façon ou d’une autre, afin de leur faire signer des aveux auto-incriminants sans même lire leur contenu. 

 Parmi ces accusés, 21 ont déclaré que les policiers avaient menacé soit de les violer, soit de violer leurs épouses ou leurs filles mineures. Bouchra Rouissi, une avocate de la défense, a déclaré à Human Rights Watch que 17 d’entre eux lui avaient confié avoir subi des violences physiques lors de leur interrogatoire — notamment qu’on les avait giflés, battus, qu’on leur avait donné des coups de poing au visage alors qu’ils étaient menottés, ou encore introduit des serpillères sales dans la bouche.
Les accusés ont ainsi « avoué » avoir commis des actes de violence à l’égard de policiers, mis le feu à des véhicules de police et à une résidence de policiers à Imzouren, une bourgade près d’El Hoceima, et organisé des manifestations non autorisées. Mais tous se sont rétractés, que ce soit devant le juge d’instruction ou plus tard, pendant le procès.
Dans son jugement écrit, le tribunal a estimé que les allégations de torture des accusés n’étaient « pas sérieuses » et étaient « infondées », et que par conséquent la requête d’invalidation de leurs aveux, présentée par la défense, « devait être rejetée ». Le tribunal a fondé cette décision sur 22 examens médicaux ordonnés par le juge d’instruction et réalisés le 6 juin 2017, et dans certains cas sur des examens réalisés par un médecin travaillant dans la prison d’Oukacha à Casablanca. Mais les rapports du médecin mandaté par le tribunal et de celui de la prison diffèrent sur des points clés de ceux rédigés par l’équipe du CNDH.
La Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, que le Maroc a ratifiée, énonce que « toute déclaration dont il est établi qu'elle a été obtenue par la torture ne [peut] être invoquée comme élément de preuve dans une procédure ». Le Code de procédure pénale du Maroc prévoit qu’« aucune déclaration obtenue par la violence ou la contrainte ne saurait être admise comme preuve ».
Le tribunal a aussi violé les droits de la défense d’autres façons, selon le collectif de défense des prévenus. En effet, il a refusé d’entendre des témoins que la défense considérait comme cruciaux, puisqu’ils fournissaient des alibis à au moins deux accusés. Le tribunal a certes entendu trois autres témoins fournissant des alibis, mais a jugé que leurs témoignages n’étaient pas convaincants. Il a également refusé que la défense ait accès à des dizaines de vidéos et enregistrements d’écoutes téléphoniques que le jugement a retenu comme preuves à charge fondamentales, a déclaré à Human Rights Watch Mohamed Messaoudi, un des principaux avocats de la défense.
« Ignorer des preuves de torture n’a été qu’une des multiples violations graves qui ont entaché le procès de première instance du Hirak », a déclaré Ahmed Benchemsi. « Avec l’appel qui commence, nous verrons bientôt à quoi rime ce procès : rendre justice, ou écraser tout activisme pour la justice sociale au Maroc. »
Informations complémentaires
Allégations de torture et de menaces de viol
Les rapports de médecine légale commandés par le CNDH notent les récits des détenus sur ce qui leur est arrivé, y compris les mauvais traitements qu’ils disent avoir subis, et évaluent leur état psychologique de façon détaillée. Le manuel des Nations Unies pour enquêter sur la torture et ses conséquences, dit protocole d’Istanbul, exige ce type d’évaluations détaillées. Les rapports du médecin légiste mandaté par le tribunal, en revanche, fournissent peu d’informations de ce type.
Jamal El Abbassi, le médecin légiste mandaté par le tribunal, a bien constaté des marques de violence sur les corps de 3 détenus sur les 22 qu’il a auscultés, dont Nasser Zefzafi, le leader du Hirak. Mais le médecin n’a pas établi de lien entre ces marques et les violences policières illégales que les trois hommes disent avoir subi. Le tribunal a refusé une motion de la défense pour invalider les aveux de ces trois hommes.
Dans le jugement, le tribunal a déterminé, en se fondant sur l’évaluation des blessures de Zefzafi par le médecin qu’il avait mandaté, qu'elles résultaient de « sa résistance violente contre les agents de police » lors de son arrestation le 29 mai 2017, plutôt que de violences policières illégales. Le jugement ne dit mot des causes des blessures constatées par le Dr. El Abbassi sur les deux autres hommes.
Hicham Benyaïch et Abdallah Dami, les deux médecins légistes mandatés par le CNDH, ont ausculté 34 prisonniers du Hirak. Parmi eux, 16 avaient également été examinés, 10 ou 11 jours auparavant, par le médecin légiste mandaté par le tribunal. Sur ces 16, le Dr. Benyaïch et le Dr. Dami ont trouvé des traces de violence sur neuf hommes, qui selon eux concordaient à divers degrés avec les violences policières qu’ils ont déclaré avoir subi. Les deux médecins ont également décrit le « stress aigu » et la « détresse psychologique » ressentis par beaucoup de ces détenus, et affirmé que « certaines allégations [de violence physique et psychologique en détention étaient] crédibles [parce que] corroborées par de nombreux témoignages concordants ».
Rabie Al Ablaq, 31 ans
Selon le procès-verbal de l’audience du journaliste Rabie Al Ablaq devant le juge d’instruction Abdelwahed Majid, le 17 juillet 2017, Al Ablaq a déclaré que le sixième jour de son interrogatoire au siège de la BNPJ de Casablanca, un agent l’a conduit dans une salle où se tenaient cinq hommes masqués non identifiés. Ces derniers auraient menacé de le violer avec une bouteille s’il refusait de signer le procès-verbal d’interrogatoire que lui avait présenté la police. Il a signé. Al Ablaq a également déclaré au juge qu’un policier l’avait forcé à brandir un drapeau marocain et à clamer : « Vive le roi ! »
Quant au rapport du médecin mandaté par le CNDH, il affirme qu’Al Ablaq, durant son examen médical le 15 juin 2017, a déclaré que lors de son interrogatoire à la BNPJ, il avait été frappé au visage alors qu’il était menotté, et qu’un policier lui avait ordonné d’enlever sa chemise puis lui avait fourré une serpillère sale dans la bouche en menaçant de le violer. Même si le rapport d’expertise conclut que « lexamen médical de ce jour na pas montré de signes de violence sur [son] corps », il constate qu’Al Ablaq était au moment de l’examen « angoissé, avec des pleurs incessants » et que ses allégations de mauvais traitements étaient « globalement crédibles par leur concordance et leur cohérence ».
Le juge d’instruction avait également ordonné un examen médical. Celui-ci avait été effectué le 6 juin 2017, soit dix jours avant l’examen du CNDH, par un médecin légiste mandaté par le tribunal. Ce dernier avait conclu que « lexamen [médical], ce jour, ne décèle pas de signe de violence corporelle ». Il ne faisait aucun commentaire sur l’état psychologique de l’accusé.
Dans son jugement écrit, le tribunal a écarté les allégations de mauvais traitements d’Al Ablaq, notant qu’aucune marque n’avait été trouvée sur son corps lors des examens médicaux. Le jugement n’évoque pas les menaces et intimidations qui avaient été rapportées au juge d’instruction. Al Ablaq a été condamné à 5 ans de prison.
Mohamed Bouhnouch, 21 ans
Selon le procès-verbal de son audience complémentaire par le juge d’instruction, le 28 juin 2017, l’électricien Mohamed Bouhnouch a déclaré que les policiers l’ont giflé, frappé au cou et lui ont tiré la barbe pendant son interrogatoire. Après qu’il ait refusé de signer le procès-verbal qu’on lui a présenté, les policiers l’ont menacé de le violer avec une bouteille, et de mettre le feu à sa barbe avec un briquet. Il a signé.
Le médecin légiste mandaté par le juge d’instruction a ausculté Bouhnouch le 6 juin. Il a rapporté qu’il était en « état d’égarement et de torpeur », souffrait du dos et avait du mal à garder la tête droite. Le rapport ne s’interroge pas sur la cause de ces symptômes et ne fait pas le lien avec les mauvais traitements que Bouhnouch dit avoir subis.
Dans son rapport, le médecin légiste mandate par le CNDH a rapporté que les marques physiques qu’il avait constatées sur le corps de Bouhnouch, lors de son examen le 14 juin 2017, concordaient avec ses allégations, qui, « si [elles] sont confirmées, [constituent] des faits de torture et des mauvais traitements ».
Dans son jugement écrit, le tribunal a rejeté ces allégations en se fondant sur un troisième examen réalisé le 6 juillet 2017 par un médecin travaillant à la prison d’Oukacha à Casablanca, qui écrivait qu’il n’avait constaté aucune trace de violence sur le corps de Bouhnouch. Bouhnouch a été condamné à 15 ans de prison.
Youssef El Hamdioui, 34 ans
Selon le compte-rendu de son audience par le juge d’instruction, le 13 juillet 2017, l’enseignant Youssef El Hamdioui a déclaré que lors de son interrogatoire par la BNPJ, les policiers l’avaient giflé au visage, lui avaient tiré les cheveux, et l’avaient menacé de le violer avec une bouteille et de l’enfermer dans un placard, sachant qu’il est claustrophobe. Il a déclaré au juge d’instruction qu’il avait signé son procès-verbal d’interrogatoire sans le lire.
Le tribunal n’a ordonné aucun examen médical et dans son jugement, n’évoque pas les allégations d’abus physique d’El Hamdioui. Le jugement se contente de noter que le médecin travaillant à la prison d’Oukacha a rapporté le 6 juillet 2017 qu’il présentait des troubles psychiques. El Hamdioui a été condamné à 3 ans de prison.
Rachid Aamarouch, 28 ans
D’après le compte-rendu de son audience du 19 juillet 2017 par le juge d’instruction, le vendeur de rue Rachid Aamarouch a déclaré qu’après leur avoir dit qu’il n’avait jamais pris part aux manifestations du Hirak, les policiers qui l’interrogeaient l’avaient forcé à crier : « Vive le roi ! » Toujours selon le même document, les policiers lui ont plus tard présenté un procès-verbal, qu’il a lu et refusé de signer; après quoi un policier lui a violemment frappé la tête sur la table en lui demandant : « Ah oui ? Pourquoi, tu ne nous fais pas confiance ? ». Aamarouch a signé le procès-verbal.
Le juge d’instruction avait ordonné un examen médical à l’issue de l’audience préliminaire d’Aamarouch. Le médecin qui l’a ausculté à cet effet, le 6 juin 2017, a noté que le prévenu a déclaré n’avoir « pas été violenté » et conclu que « lexamen [médical], ce jour, ne décèle pas de signe de violence physique ». Onze jours plus tard, un autre médecin légiste, mandaté cette fois par le CNDH, a ausculté à son tour Aamarouch, notant ses allégations selon lesquelles les policiers lui avaient assené des gifles, des coups de poing et de pied pendant son interrogatoire, et observant qu’un de ses doigts était déboîté.
Dans son jugement écrit, le tribunal a rejeté les allégations de torture en s’appuyant sur l’examen médical du 6 juin. Le rapport du CNDH n’a pas été mentionné. Aamarouch a été condamné à 2 ans de prison. 

Hussein El Idrissi, 27 ans
D’après le compte-rendu de son audience du 19 juillet 2017 par le juge d’instruction, le journaliste Hussein El Idrissi a déclaré qu’un policier l’avait frappé très fort dans le dos avec une agrafeuse, puis qu’un autre lui avait assené des gifles et des coups de poing. Puis ils lui ont présenté un procès-verbal de 150 pages en lui demandant de le signer, sans le laisser lire le document au préalable. Il a refusé. Les policiers l’ont alors menacé de le violer avec une bouteille. Il a signé.
Toujours selon ses déclarations au juge d’instruction, les policiers ont prélevé la salive d’El Idrissi, relevé ses empreintes digitales et l'ont filmé en sous-vêtements sans son consentement. Un examen médical, ordonné par le juge d’instruction après l’audience préliminaire d’El Idrissi, « na révélé aucun signe de violence physique » selon le rapport du médecin en date du 6 juin 2017. Onze jours plus tard, un autre médecin, mandaté cette fois par le CNDH, a ausculté El Idrissi et rapporté des marques de blessures sur trois doigts de sa main gauche, « concordant avec la date alléguée de leur survenue […] rapportées à des coups par la pointe dune agrafeuse ».
Dans son jugement écrit, le tribunal a pris acte des allégations d’abus policiers d’El Idrissi, mais les a rejetées en se fondant sur l’examen médical du 6 juin, sans mentionner l’autre rapport. El Idrissi a été condamné à 5 ans d’emprisonnement.
Zakaria Adahchour, 27 ans
D’après le compte-rendu de son audience complémentaire du 28 juin 2017 par le juge d’instruction, le plâtrier Zakaria Adahchour a déclaré qu’après avoir refusé de signer le procès-verbal présenté par les policiers, ces derniers l’avaient giflé, lui avaient donné des coups de poing et avaient allumé un briquet tout près de sa barbe en menaçant d’y mettre le feu. Adahchour a signé.
Un médecin légiste mandaté par le juge d’instruction avait ausculté Adahchour le 6 juin et noté que l’examen « na[vait] révélé aucun signe de violence physique ». Onze jours plus tard, un médecin mandaté par le CNDH a ausculté le même homme, enregistré son témoignage et rapporté des marques d’irritation au menton, qui selon lui concordaient à la fois avec le récit d’Adahchour et le témoignage d’autres détenus sur la menace de mettre le feu à sa barbe.
Dans son jugement écrit, le tribunal a pris acte des allégations d’abus policiers d’Adahchour, mais les a rejetées en se fondant sur l’examen médical du 6 juin, sans mentionner l’autre rapport. Adahchour a été condamné à 15 ans de prison.
Omar Bouhras, 27 ans
D’après le compte-rendu de son audience du 3 juillet 2017 par le juge d’instruction, le mécanicien Omar Bouhras, a déclaré que lors de son arrestation à Al Hoceima, les policiers l’avaient frappé au visage et lui avaient abîmé deux dents. Il a ajouté que lors de son interrogatoire à Casablanca, les policiers lui avaient donné des coups de poing au visage en exigeant qu’il leur fournisse « 30 noms dactivistes du Hirak », et lui avaient fait sauter deux dents. Selon le même document, quand Bouhras a refusé de signer le procès-verbal présenté par les policiers, ils ont menacé de le violer avec une bouteille et lui ont assené des gifles et des coups de poing au visage à plusieurs reprises, y compris alors qu’il était menotté. Il a signé.
Le juge n’a pas ordonné d’examen médical de Bouhras. Le jugement écrit du tribunal ne mentionne pas les abus physiques qu’il a rapportés, mais indique tout de même qu’un dentiste lui a « prodigué les soins nécessaires suite à dintenses douleurs dentaires » à la prison d’Oukacha le 6 juin 2017. Bouhras a été condamné à 10 ans d’emprisonnement.
Mohamed Majaoui, 47 ans
D’après le compte-rendu de son audience du 18 juillet 2017 par le juge d’instruction, l’enseignant Mohamed Majaoui a déclaré qu’après l’avoir interrogé, les policiers lui avaient présenté un procès-verbal pour signature. En le lisant, il a réalisé qu’il comportait des déclarations qu’il n’avait jamais faites, notamment incriminant Nasser Zefzafi, le leader du Hirak. Lorsque Majaoui a refusé de signer, un policier a menacé de violer sa femme et ses filles mineures, dont des photographies se trouvaient sur le bureau de cet agent. Il a signé. Le juge d’instruction n’a ordonné aucune enquête sur les allégations de Majaoui, et le jugement écrit du tribunal ne mentionnait pas de menaces de viol. Majaoui a été condamné à 10 ans de prison.
Abdel Khair Yasnari, 39 ans
Le compte-rendu de l’audience du boucher Abdel Khair Yasnari devant le juge d’instruction, le 19 juillet 2017, rapporte qu’il avait refusé de signer son procès-verbal d’interrogatoire présenté par les policiers, après y avoir lu des déclarations qu’il n’avait jamais faites, incriminant Zefazfi. Plus tard dans la soirée, a déclaré Yasnari au juge d’instruction, un policier a menacé de le violer avec une bouteille, tandis qu’un autre commençait à le déshabiller comme s’il allait mettre la menace à exécution. Yasnari a signé. Plus tard, il a réfuté le contenu du procès-verbal devant le juge d’instruction, mais ce dernier n’a ordonné aucune enquête sur ses allégations. Le tribunal n’a pas mentionné les allégations de menaces de viol dans son jugement écrit, et a condamné Yasnari à 2 ans de prison.
D’après le compte-rendu de leurs audiences respectives, les 13 et 17 juillet 2017, le vendeur Brahim Bouziane, 32 ans, et le boucher Karim Amghar, 34 ans, ont déclaré au juge d’instruction que les policiers avaient menacé de les violer avec une bouteille s’ils refusaient de signer les procès-verbaux qu’ils avaient préparés. Ils ont signé. D’après le compte-rendu de son audience du 17 juin 2017, le boulanger Abdelaziz Khali, 33 ans, a déclaré au juge d’instruction que les policiers lui avaient dit, après son refus de signer le procès-verbal qu’ils lui présentaient : « On va amener ta femme ici, et tu verras des choses qui narrivent quen Syrie. » Khali a signé le procès-verbal  sans le lire. Le tribunal n’a pas ouvert d’enquête sur ces allégations de menaces de viol, et le jugement écrit ne les a pas mentionnées. Le tribunal a condamné Bouziane, Amghar et Khali à respectivement 3 ans, 10 ans et 2 ans de prison.
Human Rights Watch a également consulté le compte-rendu des audiences de dix autres prisonniers devant le juge d’instruction : Wassime El Boustati, 25 ans, vendeur ; Salah Lachkhem, 27 ans, étudiant ; Samir Ighid, 31 ans, plâtrier ; Mohamed Haki, 32 ans, gérant de café ; Abdelhak Sadik, 27 ans, vendeur ; Fouad Saidi, 32 ans, technicien ; Othman Bouziane, 29 ans, vendeur ; Soulaimane Fahili, 31 ans, agent de sécurité ; Bilal Ahabad, 20 ans, étudiant ; et Jamal Bouhdou, 43 ans, sans emploi.
Tous ont déclaré au juge d’instruction que lors de leur interrogatoire, les policiers leur avaient donné des gifles, des coups de poing et de pied, et les avaient menacés de viol s’ils refusaient de signer les procès-verbaux. Ils ont tous signé. Le médecin mandaté par le CNDH qui a ausculté Ahabad, Fahili, Saidi et Sadik a rapporté des marques physiques qui selon lui « pourraient être corrélées aux allégations [de violence] ou auraient pu survenir dans dautres contextes ».
Onze jours plus tôt, le médecin légiste mandaté par le juge d’instruction avait ausculté les mêmes hommes et conclu qu’Ahabad, Fahili et Saidi ne présentaient « aucun signe de violence physique », tandis que Sadik avait une blessure au-dessus de l’œil gauche, qui, d’après le rapport, « aurait pu survenir suite à des violences physiques ». Pour autant, le rapport n’établissait pas de lien entre la blessure et les allégations de torture de Sadik. Dans son jugement écrit, le tribunal a rejeté les allégations de violences des dix hommes et les a condamnés à des peines de prison allant de 3 à 20 ans.*
Allégations de pression et de falsification
Nabil Ahamjiq, 34 ans, étudiant ; Mohamed Asrihi, 31 ans, journaliste ; Abdelmohsine Attari, 25 ans, ouvrier du bâtiment ; et Abdelali Houd, 29 ans, serveur, ont déclaré au juge d’instruction que les policiers les avaient trompés pour obtenir qu’ils signent des procès-verbaux d’interrogatoire dans lesquels ils s’auto-incriminaient.
Le compte-rendu de l’audience rapporte qu’Ahamjiq a déclaré, le 12 juillet 2017, qu’après quatre jours et quatre nuits d’interrogatoire presque non-stop, les policiers étaient entrés dans sa cellule à 2 heures du matin pour le réveiller, l’amener dans une autre salle et l’interroger encore, puis avaient fait pression sur lui pour qu’il signe un document de 200 pages, bien qu’il soit visiblement exténué. Il a signé.
De son côté, Asrihi a déclaré, le 11 juillet 2017, que les policiers lui avaient fourni de multiples exemplaires de son procès-verbal d’interrogatoire et l’avaient pressé de les signer rapidement en raison de l’approche du ftour, le moment rituel où les musulmans rompent le jeûne au coucher du soleil, au mois de ramadan. Il a signé, pour découvrir plus tard que le procès-verbal incluait des déclarations auto-incriminantes qu’il n’avait jamais faites.
Attari, le 11 juillet 2017, et Houd, le 28 juin 2017, ont décrit des expériences similaires. Après plusieurs jours et nuits d’interrogatoire non-stop, des policiers leur ont présenté des procès-verbaux quelques minutes avant le ftour, la rupture du jeûne du ramadan. Les accusés ont déclaré qu’ils étaient épuisés et qu’ils avaient signé sous la pression, après avoir lu seulement les premières pages.
Devant le juge d’instruction, les quatre hommes ont réfuté le contenu de leurs procès-verbaux d’interrogatoire de police. Cependant, le tribunal n’a ordonné aucune enquête sur leurs allégations de pression et de falsification, et ne les a pas mentionnées dans le jugement écrit. Le tribunal a condamné Ahamjiq à 20 ans, Asrihi et Houd à 5 ans, et Attari à 2 ans de prison.
Refus de citer des témoins clés de la défense
Le procureur a accusé l’étudiant Bilal Ahabad, 20 ans, d’avoir mis le feu à un fourgon de police et à un bâtiment où vivaient des familles de policiers à Imzouren, une bourgade proche d’El Hoceima, le 26 mars 2017. Il a inculpé le plâtrier Samir Ighid, 31 ans, de tentative de meurtre sur un policier, affirmant qu’il avait lancé une brique sur l’agent depuis le toit d’une maison à Al Hoceima, le 26 mai 2017.
Les deux accusés ont nié ces accusations. Ighid a déclaré qu’au moment de l’incident, il était à l’enterrement d’un membre de sa famille. Quant à Ahabad, il a déclaré qu’il était à la plage avec deux amis. Les avocats de la défense ont demandé au tribunal de convoquer les proches d’Ighid et les amis d’Ahabad comme témoins. Le tribunal a rejeté les deux requêtes sans explication, et ne les a pas mentionnées dans son jugement écrit. Le tribunal a condamné Ahabad à 10 ans de prison et Ighid à 20 ans.
Le plâtrier Zakaria Adahchour, 27 ans, a été accusé d’incendie criminel à Imzouren dans les mêmes circonstances qu’Ahabad, le 26 mars 2017. Pendant le procès, la défense a cité trois de ses collègues, qui ont témoigné qu’au moment des faits, Adahchour était avec eux, sur leur lieu de travail à Al Hoceima, à quelque 20 km d’Imzouren. Pourtant, dans son jugement écrit, le tribunal a rejeté ces témoignages, estimant que « le fait que les témoins [...] nétaient pas présents [sur le lieu du crime], et donc nont pas pu voir [les actes dincendie criminel] et ne savent rien des personnes qui ont commis ces actes, rend leur témoignage inutile ». Adahchour a été condamné à 15 ans de prison.
Refus de laisser les accusés consulter les preuves
Le jugement indique que le tribunal de première instance de Casablanca a également fondé ses verdicts de culpabilité sur des dizaines de vidéos et d’enregistrements d’écoutes téléphoniques. Quelques vidéos et enregistrements ont d’ailleurs été diffusés pendant les audiences. Pourtant, en dépit de multiples requêtes émises aussi bien par écrit qu’oralement, pendant les audiences du procès, le tribunal a refusé de fournir ces fichiers audio et vidéo à la défense, a déclaré à Human Rights Watch Mohamed Messaoudi, un des principaux avocats des 53 prisonniers du Hirak. Le jugement ne justifie pas – ne mentionne même pas, en fait – le refus du tribunal de communiquer à la défense ces preuves supposément à charge.
Le tribunal a seulement communiqué à la défense les transcriptions écrites de conversations téléphoniques sur écoute entre activistes du Hirak, traduites du tarifit (variante de la langue amazighe parlée dans la région du Rif) à l’arabe. Or, selon Messaoudi, plusieurs accusés, dont Zefzafi, avaient dit au juge d’instruction, au procureur et au juge du procès que ces transcriptions d’écoutes contenaient des traductions en arabe erronées. Les transcriptions avaient été rédigées et traduites par des policiers, et non pas par des traducteurs assermentés, comme ce devrait être le cas pour qu’elles soient admises comme preuves au tribunal, a ajouté Messaoudi.
En vertu du droit à un procès équitable, tel qu’il est garanti par les traités de l’ONU et africains, la défense a le droit de présenter au tribunal ses témoins clés au même titre que l’accusation. De la même façon, les accusés ont le droit de voir, mais aussi d’avoir la possibilité d’examiner et de remettre en cause, toutes les preuves et témoins à charge clés utilisés pour le dossier d’accusation.






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