Mustapha Kharmoudi, Sidi Kaouki, octobre 2018, Mediapart, 10/6/2025
J’avais faim, et en attendant mon tajine végétarien, je
lisais Une Chute infinie de Mohamed Leftah, à mes yeux le meilleur
écrivain marocain de ma génération.
Elle arrive conquérante, s’assoit à la table d’à côté, tout en se rapprochant
de moi. Elle allume une cigarette et le vent me baigne de toute sa fumée. Je
change de place et me mets de l’autre côté. Elle ne s’excuse même pas, ça se
voit qu’elle n’a pas les yeux en face des trous. Ici il y a beaucoup de gens
comme elle.
Le jeune serveur arrive avec l’entrée : des olives, du piment fort et une purée
d’aubergine. Je râle, je lui rappelle qu’il me faut juste des aubergines. Mais
elle me coupe sèchement la parole en réclamant un café au lait. Et tout de
suite, dit-elle, comme si sa vie en dépendait. Le garçon ne l’écoute pas, il
continue à me parler en s’excusant. Puis, sans le moindre regard dans sa
direction, il s’en va s’engouffrer dans le coin cuisine, au fond à gauche.
A droite c’est la mer, la grande mer, même si je n’en vois qu’un tout petit
bout à cause d’elle.
Il revient avec du pain et une assiette d’aubergine. Elle lui rappelle avec
irritation qu’il lui faut absolument son café, elle insiste d’une voix métallique
:
- Et tout de suite !
Il se contente de lui sourire, un sourire jaune, ça l’irrite et elle se met à l’engueuler
vulgairement et à haute voix.
Aussitôt le père du serveur s’en vient relever son fiston, sans doute sait-il à
qui il a à faire. Mais au lieu de s’occuper de ma voisine, le voici qui me
redemande - à nouveau - comment s’était passé mon voyage, et si tous les miens
vont bien. Et vas-y donc avec des rafales de salam, de labass, et de tas d’autres
labass et de tas d’autres salam.
Ma voisine râle encore, et le serveur lui offre un sourire poli qu’une
moustache élégante rend quelque peu séduisant, malgré une dentition qui a dû
souffrir d’une jeunesse pauvre ou négligente. Je la vois ronger son frein en se
défoulant sur un sac en papier laissé par un consommateur. Je sens qu’elle va
exploser, et je demande au serveur de lui servir son café en premier. Mais
malgré tout, après un vif aller-retour à la cuisine, nous voici, la fille et
moi, servis en même temps.
Au moment où il dépose son café, elle lâche d’une voix autoritaire, celle que
les Marocaines citadines adressent à leurs très jeunes bonnes rurales :
- Encore un !
Mais elle ne l’aura qu’après mon tajine tout chaud tout brûlant. Elle s’en
irrite davantage en me fusillant du regard. Elle ingurgite à la hâte sa boisson
toute chaude.
Puis peu à peu elle se détend, et fini par me parler. Avec familiarité.
Et alors seulement je comprends que c’est la même fille d’hier soir, chez
Larbi, celle avec son beau chapeau et son châle blanc. Je l’avais remarquée sur
la terrasse avec toute une bande bruyante autour d’elle.
Là, on la dirait en pyjama, tout gris tout chiffonné.
Je lâche :
- Ah mais je t’ai pas reconnue !
Elle fait d’une voix lasse :
- Toi non plus t’es pas du matin ?
- Si, si je suis très matinal...
Je l’observe avec attention. Elle est loin d’être aussi jeune que je l’avais
supposé dans la pénombre et la fumée. Elle a des rides partout, qui ne la
rendent pas moche du tout, mais qui en font une autre. Elle fredonne avec condescendance
:
- Moi je suis qu’un papillon de nuit...
On aurait dit qu’elle a lu dans mes pensées.
On échange des propos vaseux sur la soirée de la veille. Elle me demande
pourquoi je n’étais pas resté jusqu’à l’arrivée des musiciens. Je réponds que j’étais
trop fatigué puisque je venais juste d’arriver de France. Elle s’insurge :
- Quoi ? Et pourquoi t’as reproché au garçon de pas s’être souvenu...
- Ben ouais, mais la fois d’avant....
- C’était quand?
- Il y a six mois, je crois...
Elle s’en offusque encore plus, elle hoche lourdement la tête en grimaçant. Ses
lèvres sont très sensuelles et ses yeux plissés lui donnent un air rusé certes
mais séduisant. Elle doit le savoir puisqu’elle a gardé la pause tout le temps
que je l’ai dévisagée, avec désir...
Je ne finis pas mon tajine, il y en a trop. Et au moment où je commande le
café, elle en profite pour demander un troisième. Je signale au garçon que j’aimerais
emporter le reste. Elle s’en étonne. Il s’en va avec le plat et me le rapporte
très vite. Avec mon café, mais sans le sien. Je soulève le couvercle par acquit
de conscience, il a rajouté des légumes. Elle s’en aperçoit et s’insurge :
- Putain, tu te fais servir deux fois pour le prix d’un, toi...
Je ris, je hausse les épaules en précisant que j’ai demandé juste pour mes
restes...
Et aussitôt je me décide à partir. Le garçon m’apporte la note, je fouille dans
mes poches et je me rends compte que mon porte-monnaie a dû rester dans l’autre
pantalon. Je dis au serveur que je n’ai rien sur moi, et il hausse les épaules
avec amusement, il a l’habitude de mes oublis.
Mais pour quelqu’un comme elle qui ne connaît pas les circonstances, le sourire
moqueur peut prêter à confusion. Si bien qu’elle m’a lancé d’une voix écœurée,
comme si elle me prenait la main dans le sac :
- Et en plus t’as même pas de quoi payer...
- Non... c’est pas ça... c’est juste que là, j’ai pas d’argent, c’est tout...
Elle me gratifie d’un sourire amusé, du genre c’est pas à moi que tu ferais
gober tes sornettes.
Je lui offre un très beau sourire, et je m’en vais avec mon tajine à la main.
Finalement très réjoui du quiproquo...
Plus tard je la croise sur la plage déserte. Je marchais lentement avec quelque
obsession d’écriture en tête. Elle courait.
Elle s’arrête à mon niveau, tout essoufflée. Elle dit qu’il y a trop de vent et
que ça la rend toute folle. Elle me demande où je loge, je dis à l’Auberge,
elle s’étonne :
- Ah mais c’est un truc de bourge ! J’y suis allée qu’une fois pour voir un mec...
Je laisse échapper un rictus amusé. J’ai immédiatement pensé à ces nombreuses
Marocaines, que je croise tous les jours, qui savent offrir quelques plaisirs
au touriste européen, en échange de quelques malheureux dirhams. Je tente de me
retenir, mais c’est trop tard, elle saisit tout au vol.
Elle enrage :
- Connard, tu crois quoi ? C’était juste pour randonner ensemble...
Tout son corps indique qu’elle est vraiment furieuse. Surtout son visage qui
ferme et ses mains qui se crispent. Elle se détache nerveusement, et reprend sa
course à vive allure. Comme pour vite m’oublier. Je reste avec le mot connard
qui continue à résonner dans mes oreilles. Et dans ma tête. Ma gaffe me fait
envahir de mauvaise conscience, de celles dont on ne sait jamais comment s’en
débarrasser.
Elle se retourne. Me fixe longuement. Puis elle visse son index sur sa tempe,
pour me signifier que je dois avoir quelque chose qui cloche dans ma tête. Je
lève les bras au ciel, en vaines excuses. Elle donne un violent coup de pied au
sol, dans ma direction, comme pour me lapider d’un nuage de sable. Mais le
sable est encore humide, et ça la contrarie davantage.
Elle s’éloigne en courant plus vite encore.
Je marche en essayant de retrouver mes pensées d’avant. C’est que j’étais sorti
pour m’aérer du rude travail que j’ai à peine entamé, et qui déjà me peine
tant...
Une demi-heure plus tard, elle réapparaît au loin sur la plage, son corps
flottant dans le vide à cause de la lumière éblouissante. Tel un mirage...
Elle s’arrête à mon niveau.
Et reprend la marche à mes côtés. En se plaignant du trop de vent.
Peu à peu nos pas se synchronisent, comme des gens qui s’apprécient. Ou des
amoureux heureux d’être ensemble, mais inconscients qu’ils sont en train de se
constituer un bon petit souvenir commun. Tu te souviens, mon cœur ?
Nous parlons de choses et d’autres. Et de rien.
Elle finit par me demander pourquoi je n’ai pas payé mon repas. Je répète que
je n’avais pas d’argent sur moi. Elle m’interroge :
- C’est quoi ton boulot ?
Je dis que je suis retraité. Elle laisse s’étaler sur son visage un rictus de
compassion. Et confie d’une voix tendre :
- Ah ça, les petites retraites d’immigrés...
Je suis surpris. Je m’apprête à rectifier, mais quelque chose me dit que ce n’est
pas nécessaire. Je ris et je confirme d’un hochement de tête. Je repense au
nouveau film de Philippe Faucon, dont je suis coscénariste, et en particulier à
l’un de ses personnages, Abdelaziz, tiré d’une de mes vieilles nouvelles.
Elle se remet à courir. Et soudain je l’appelle. Elle se retourne. Je lui
montre le sol:
- Regarde ce que tu as fait !
Elle a entendu, et me parle à son tour. Mais ses paroles ne m’arrivent pas à
cause du vent qui souffle dans sa direction.
Je montre toujours le sol. Elle revient en courant. Et je vois à son arrivée qu’elle
est inquiète, son visage est froissé et ses rides se sont creusées plus encore.
Je lui montre la trace de son pied nu :
- Regarde ! T’as failli écraser un cœur !
- Quoi ?
Je ne répète pas, mais ma main et mon index gardent leur position accusatrice.
Elle finit par sourire :
- C’est joli !
- Oui mais, t’as failli l’écrabouiller...
- Mais c’est en pierre !
- Et même !
Elle rit. Elle rit aux éclats en me fixant d’un regard
nouveau, comme si soudain elle découvrait que j’étais un autre homme. Puis elle
repart en courant. Pour tout de suite revenir vers moi. Très près de moi. Comme
pour m’embrasser. Ou me donner un coup de tête. Et au bout d’un bon round d’observation,
elle s’esclaffe :
- Putain, tu dis que chez Larbi et chez Omar c’est que des déchirés, mais c’est
toi le plus déchiré de tous...
On rit tous les deux.
On marche. Je lui dis que je viens marcher ici très tôt le matin. Je l’ai dit
avec l’arrière-pensée que ce serait bien de voir un lever du jour en sa
compagnie. Elle dit que c’est n’importe quoi. Et elle rit. Et rit encore. Puis
elle finit par se reprendre :
- Sérieux ?
Je fais oui de la tête. Alors elle se hasarde :
- Je veux bien essayer... Mais là, demain on doit partir avec des potes à
Agadir...
- Ben... après-demain ?
- Non, on reste trois jours...
On marche encore en silence. Elle a l’air de s’inquiéter, d’hésiter. Je
détourne mon regard pour la laisser avec ses pensées et avec elle-même.
Finalement elle lâche:
- T’as qu’à venir avec nous au fait... ça te dit ?
- Non, non j’ai du travail...
- Où ça ?
- Ben... je reste à l’Auberge...
Et à nouveau un autre regard se dessine sur son visage, un regard sombre et
intrigué qui semble m’ausculter de fond en comble. Je ne réalise qu’après coup
qu’elle me prend encore pour le personnage Abdelaziz. Je ne sais quoi dire, ni
comment rattraper les choses, ni même si ça vaut le coup de clarifier quoi que
ce soit. Après tout, je suis là en incognito pour enfin écrire ce testament qui
me hante depuis quelques mois. Alors, passer pour un ouvrier qui est logé en
échange de ses services, c’est plutôt honorable.
On se quitte parce que je dois aller travailler un peu. Elle me concède un bon
courage sincère et compatissant
Le soir je la retrouve chez Larbi, habillée en belle de nuit. De toute beauté.
Elle m’attendait, car à peine elle m’a vu que déjà elle demande à son beau
jeune de me céder la place à ses côtés. Ils sont six ou sept hommes de tous
âges à papoter avec elle, de tout et n’importe quoi, sauf de choses sérieuses.
Ou sensées. Je m’assois sur la banquette et aussitôt ses jambes viennent au
contact des miennes, comme pour s’assurer de ma présence. Un réflexe
quasi-maternel.
Ils rient beaucoup, je ris très peu. Mais j’observe tout. Surtout les regards
des hommes qui sont totalement centrés sur elle. Des regards de désir. Je n’ai
aucun doute que le mien devrait être pareil, sauf qu’il m’est difficile de la
fixer constamment de biais. Mais bon, je me rattrape avec sa main qui vient
fréquemment flirter avec la mienne.
A plusieurs reprises, elle remet en place les hommes qui dérapent. J’apprécie
son côté femme libre qui ne se laisse pas marcher sur les pieds.
On commande des lentilles, mais juste elle et moi. Elle me lance avec autorité
que c’est elle qui va me payer le repas. Je la gratifie d’un sourire gêné, et d’un
vague haussement d’épaules.
Quand, bien plus tard, les plats de lentilles finissent par nous arriver, il n’y
a déjà plus qu’elle et moi à notre table. Le vent fort ne cesse de jouer avec
son châle et son chapeau. Et ça m’excite. Elle le voit et se laisse prendre au
jeu. Comme pour me montrer combien sa chevelure était belle, noire et touffue.
Une crinière de cheval.
Je lui dis que je ne dois pas m’éterniser à cause du lever du jour. Elle me
prend en peine:
- Tu bosses tôt ?
Je réponds que oui, elle se pince les lèvres. Puis elle feint de me consoler :
- On ne part pour Agadir qu’en fin d’après-midi. Je viens te chercher pour
manger à midi ?
- Non, c’est mieux qu’on se retrouve directement au même restaurant...
Elle pense sûrement que la patronne de l’Auberge ne doit pas être arrangeante.
Je m’en amuse au fond de moi.
Je me lève dès que Larbi est sorti prendre un peu l’air. Je commence à lui
expliquer qu’elle va payer pour moi, mais il ne me laisse pas parler :
- Arrête ! Tu viens à peine d’arriver que déjà t’es dans les sous !
Elle s’étrangle :
- Quoi ? Tu veux pas qu’il paie... euh... que je paie pour lui ?
- Toi non plus Lalla [princesse], ce soir tu paies pas... en son honneur...




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