Par Kamel Daoud
Pour
l’écrivain algérien, le règne du président Bouteflika a entraîné une
« kadhafisation » de son pays. En deux décennies, l’Etat, en proie à un
« encanaillement généralisé », a glissé d’une fausse république à un
royaume tentaculaire, estime-t-il dans une tribune au « Monde »
Kamel
Daoud est connu et reconnu pour ses prises de position contre l’islam
politique ou le régime de Bouteflika. JOEL SAGET / AFP
Tribune. L’homme
qui déteste son peuple. C’est l’une des légendes muettes qui
accompagnent Abdelaziz Bouteflika depuis le début de son règne, en 1999.
Le roman politique algérien aime collectionner les anecdotes sur le
caractère rancunier de cet homme, son ancienne ambition devenue colère
après qu’il a été écarté, chassé du pouvoir en 1981, ses blagues
racontées aux visiteurs étrangers, dépeignant les Algériens sous le pire
des portraits, ses grimaces et ses envolées égocentriques. C’était au
temps où il parlait.
Aujourd’hui,
son silence, qui dure depuis son AVC, depuis son dernier discours
en 2012, où il promettait la transition et annonçait l’épuisement de sa
génération, est tout aussi interprété comme du mépris. Il a menti la
dernière fois qu’il s’est exprimé, depuis il n’a rien dit aux Algériens.
De rares mots, lors des audiences accordées aux étrangers. Les images
désastreuses d’une décomposition en live, que son frère surveille
comme monteur d’images à la télévision publique. Pour lui, le peuple ne
compte pas, ou seulement s’il dépasse les 90 % de « oui » pour le
réélire.
Son
règne est aussi celui d’une kadhafisation lente du pays depuis son
élection après la guerre civile : destruction des institutions,
encanaillement généralisé de l’Etat, de ses hommes, concentration
abusive des pouvoirs, monarchisation.
La
grande tradition d’un pouvoir collégial, sous la forme d’un « cabinet
noir » ou de « décideurs » à Alger, version occulte du consensus, a fini
en palais peuplé de courtisans, de clans, de clowns et de courtiers.
Une galaxie autour d’un homme et surtout de son frère, devenu le régent
de la République.
Mœurs de videur de boîte de nuit
Son époque est aussi celle de l’inflation des titres : « Son Excellence », « Fakhamatouhou ». La
traduction ne rend pas compte du grossier du titre. Il faut traduire
« Sa Grandeur ». Le mantra est obligatoire dans la bouche de chaque
ministre, de chaque haut fonctionnaire, en prologue ou en conclusion de
chaque déclaration publique, de chaque annonce de projet. Ceux qui ne
sacrifient pas à l’usage finissent mal. En témoigne un journaliste de la
télévision nationale qui, oubliant le titre, se fit remercier.
C’est
cet encanaillement, qui semble avoir atteint des sommets, qui a fini
par soulever les foules aujourd’hui. Tout est passé au filtre de ce
rapetissement de l’État. Le FLN, grand parti de la libération, auteur
d’une épopée de décolonisation unique au monde ? Il l’a réduit à un
carnaval avec des secrétaires généraux véreux, vénaux, amuseurs de
foules, menteurs, mégalomanes et courtisans jusqu’à l’obséquiosité.
« Insultez-moi, mais ne touchez pas à mon président », s’est écrié l’un d’eux un jour. « Vous êtes élégant ! », a lancé un journaliste à l’un des secrétaires généraux de ce parti. « Oui, a répondu l’apparatchik, célèbre pour sa mythomanie, mais vous n’avez pas encore vu l’élégance de mon président. » A
la mort de la mère de Bouteflika, l’un d’eux a quasiment élu domicile
dans le cimetière pour se signaler à l’œil de la présidence par son
deuil en parade. Bouteflika est déclaré président d’honneur du FLN ? Il y
impose un déshonneur permanent.
L’armée ?
De même : les généraux, honnis, détestés par le Palais, finissent mal. A
la fin, on les humilie jusqu’à la prison, on les arrête comme des
malfrats en pleine autoroute, on les accuse, on leur fait passer une
nuit ou deux en cellule puis on les relâche, brisés et étourdis par la
disgrâce inconcevable.
Le
Parlement ? Le règne de « Son Excellence » a veillé à y placer des
poupées à peine gonflables, des fantoches. Un député algérien de la
majorité, ce n’est pas « combien de voix ? », mais combien de sachets
d’argent liquide glissés aux instances dirigeantes de son parti. En
octobre 2018, le président de l’Assemblée populaire nationale, pour une
histoire de frais de mission et à cause d’une désobéissance au clan, a
été dégommé de la pire des manières : on a cadenassé, sous son nez,
l’entrée du Parlement. Les Algériens ont été choqués par l’image d’un
« Etat » qui en est venu aux mœurs d’un videur de boîte de nuit.
Le
Sénat ? C’est un Club Med sans vue sur mer, une maison de repos pour la
gérontocratie. C’est Bouteflika qui choisit, offre la pension, soutien
un président au perchoir depuis… dix-sept ans.
Le rêve de l’Algérie momifiée
Les
fameux « services » algériens ? Que ce fut beau et enthousiasmant de
les voir se dissoudre il y a quelques années sous la perestroïka de son
« Excellence ». On chassa le « Dieu d’Alger », le fameux général Toufik,
faiseur de présidents, on l’insulta en public, on lâcha les chiens.
Pour que vive la démocratie ? Non, juste pour que les services
deviennent une intendance familiale. « Le général est mort ? Vive le
roi. » La chute des services algériens ne fut pas l’annonce de la
démocratie, mais la confirmation d’une régence installée. Le frère
remplaça le « Dieu d’Alger ».
Un
gouvernement ? Pas question : on a très vite remplacé le chef du
gouvernement, comptable devant le Parlement, par un « premier ministre »
comptable devant le Palais. Tout a été contaminé et évidé par cette
monarchisation, vampirisé par cet encanaillement généralisé : patronat,
syndicats, universités, corps diplomatique, etc.
Le
pays a glissé, en deux décennies, d’une fausse république à un royaume
tentaculaire. On a transformé le patriotisme en dîme, en taxe
clandestine, en distribution de prébendes, en allégeance obligatoire et
publique. Tous se souviennent de ce patron des patrons qui filmait les
mains levées, lors d’un vote de son organisation patronale en faveur de
Bouteflika pour un quatrième mandat. Les « contre » le paieront cher.
Les
milieux d’affaires en Algérie peuvent raconter mieux que quiconque ces
deux décennies. Ils peuvent éditer le catalogue des noms, détailler les
pourcentages, les surfacturations, le racket. Rien n’a résisté à cette
tempête de l’avilissement programmé, ce souffle mauvais de la vengeance
et de la rancune. Rien. A peine si on pouvait, çà et là, encore crier
« non ».
Le
seul espace pour échapper à la monarchie était Internet. Mais là aussi,
la dictature a été féroce : arrestations de jeunes, prison, procès,
terrorisme médiatique et diffamations par des télévisions inféodées,
etc. Le rêve de l’Algérie momifiée n’était plus, dès lors,
l’indépendance ou le leadership africain, mais l’immobilité, le silence,
l’ombre, la peur. Tôt ou tard, cela devait exploser, car l’infanticide a
été terrible en Algérie.
Dans l’album de ces humiliations permanentes, on a retenu, début 2018, les images des médecins algériens tabassés,
violentés, arrêtés et jetés hors d’Alger, aux bords de l’autoroute,
pourchassés au faciès par la police. Le régime a gardé vive sa haine des
élites qui veulent s’autonomiser. Ces médecins au visage ensanglanté
vont rester dans la mémoire des manifestants d’aujourd’hui. En une
année, près de 4 000 d’entre eux ont choisi l’exil après ces
répressions. Bouteflika pouvait s’en passer, lui et ses hommes peuvent
se faire soigner en France ou en Suisse.
Le rite de la photo
Au
catalogue des reproches, on peut ajouter des objets qui définissent
l’Algérie d’aujourd’hui, sous le règne de l’immobilité : au début de
l’été 2018, 700 kg de cocaïne sont découverts sur le port d’Oran, dans
un conteneur. L’affaire est un scandale d’Etat et éclabousse jusqu’au
patron de la police, ses proches, son chauffeur et un importateur de
viande.
Le
scandale se double d’un autre : le « Boucher », comme l’appellent les
Algériens, avait enregistré des centaines d’heures de vidéo de clients
corrompus pour un passe-droit, une autorisation d’urbanisme, un verdict
de procès. Il s’agit de très hauts fonctionnaires d’Etat, de magistrats,
de préfets, de ministres, de fils d’apparatchiks, de directeurs
centraux… On découvre la réalité de ce régime, ses tarifs, sa décadence
accélérée.
D’autres
objets « signent » ce règne féroce : les communiqués contradictoires de
la présidence à propos des listes des nouveaux gouvernements, les
lettres de Bouteflika à la paternité douteuse, les nominations de
ministres qui durent dix minutes, comme celle d’un ministre du tourisme
nommé et remercié, deux fois, en moins d’une heure. Signes d’un
éclatement de l’autorité, d’une usurpation du mandat, preuves d’un usage
de faux au plus haut sommet du pays. On peut citer les images d’un
président au si lent trépas diffusées cycliquement pour prouver qu’il y a
une vie dans le palais et, dernièrement, surtout, le fameux « cadre ».
C’est
peut-être ce que l’histoire gardera de ce règne : le rite de la photo
de Bouteflika, un cadre présenté aux Algériens pour qu’ils l’embrassent
et l’élisent. Ce « cadre », portrait muet et « photoshopé » jusqu’à
l’outrance, est promené lors des défilés nationaux. On a vu le
gouvernement et la hiérarchie du pays se lever pour le saluer aux fêtes
de l’indépendance, on a vu le ministre de l’intérieur le décorer, on a
vu des foules se pousser du coude autour pour se reprendre en photo
avec… la photo, on a vu des tribus offrir un cheval au « cadre ». On a
vu de jeunes blogueurs condamnés à de la prison pour avoir moqué ce
portrait. Cette religion du « cadre » a été l’ultime mépris, l’insulte
suprême, le crachat absolu.
Les
nouvelles générations le ressentent comme l’humiliation de trop. C’est
donc le portrait le plus coûteux de l’histoire algérienne : il nous a
coûté des décennies d’immobilité et de rapine, il va nous coûter une
révolution lourde, dangereuse, belle et longue. « Si on doit être gouverné par un cadre, autant que cela soit Mona Lisa », brandissaient des jeunes lors des marches flamboyantes du 1er mars. Humour, blessure, fierté, danger, révolte, colère et inquiétude. C’est tout cela mon pays aujourd’hui.
Le
destin de Bouteflika sera celui des décolonisateurs en chef (et de
leurs courtiers), qui ne savent pas mourir, partir dignement, accepter
le temps. Il aurait pu sortir par la grande porte et préserver la
mémoire de sa personne et l’avenir des enfants de l’Algérie. Il ne l’a
pas fait.
Kamel Daoud est
un écrivain et journaliste algérien. Connu et reconnu des deux côtés de
la Méditerranée pour ses prises de position contre l’islam politique ou
le régime de Bouteflika, cibles de ses billets mordants réunis dans
« Mes indépendances » (Actes Sud, 2017), cet homme à la plume vive,
acérée, l’est tout autant pour ses romans dont « Meursault,
contre-enquête » (Actes Sud, 2014), récompensé du Goncourt du premier
roman, et « Zabor ou les Psaumes » (Actes Sud, 2017, prix Méditerranée
2018).
Kamel Daoud (Ecrivain)
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