Tribune. Surprenant renversement de situation au Maroc où la crise générée par le Sars-CoV-2 a donné lieu à des scènes inattendues. Des hôtels de luxe transformés en foyers médicaux, des agents pénitentiaires raccompagnant des prisonniers à leur domicile, des médecins et des policiers en uniforme applaudissant des patients convalescents à leur sortie de l’hôpital, des aides financières distribuées en quelques semaines aux travailleurs informels, des grandes fortunes locales dépensant sans compter au nom de la solidarité, comment expliquer ces mesures dans un pays, acquit il y a quelques semaines encore à une des formes les plus socialement violentes de néolibéralisme en Afrique du Nord ?

Quadrillage sanitaire sans précédent du territoire

Un cadre d’analyse, tiré du travail de l’économiste américain Mancur Olson (1932-1998) permet de mieux comprendre la logique des efforts consentis dans l’urgence par les autorités marocaines et leurs alliés économiques. Olson utilise la métaphore du bandit immobile pour expliquer la fonction de l’Etat. Pour Olson, l’Etat n’est rien d’autre qu’un bandit dont l’objectif est de maximiser ses ressources en taxant la population. Contrairement à un voleur à la tire, qui ne peut généralement dérober sa victime qu’une seule fois, ou une organisation criminelle qui extorque les profits d’un petit commerce mais ne soucie pas de sa viabilité à long terme, l’Etat cherche à maximiser le niveau de ressources qu’il peut extraire de la population en s’assurant que celle-ci soit éduquée, en bonne santé et donc productive. Pour Olson, l’Etat serait donc un bandit dont les investissements dans la santé ou l’éducation permettent de créer les conditions permettant de maximiser l’extraction des ressources de la population sur le long terme.

Confronté pour la première fois à la perspective d’une crise sanitaire et socio-économique ayant la capacité d’altérer durablement la nature extractive du rapport qui lie l’Etat à ses citoyens, l’Etat a donc décidé d’investir massivement afin de garantir la survie du système. Pour ce faire, l’Etat a mobilisé l’ensemble des intérêts économiques dont il dispose (soit en propre soit au travers du jeu d’alliances habituels) pour s’assurer que rien ne change. Ayant imposé un couvre-feu sévère mettant en cause la survie économique de larges pans de la population, l’Etat s’est empressé de distribuer des aides financières aux employés affectés par la crise ainsi qu’aux nombreux travailleurs informels. Avec la collaboration des industriels locaux, les autorités ont piloté le lancement d’un ambitieux programme de production de masques sanitaires, subventionnés par les fonds publics et distribués sur l’ensemble du territoire à prix réduit.
Les autorités ont également procédé à la stérilisation des espaces publics et des moyens de transport collectifs, pris en charge les sans-abri, tout en s’assurant de la continuité de l’approvisionnement en denrées alimentaires et de la stabilité des prix. Ces actions louables se sont accompagnées d’un quadrillage sanitaire sans précédent du territoire avec mobilisation de centres médicaux privés et d’hôpitaux militaires sommés de participer aux efforts publics. Plus surprenant encore, les actions des autorités ont également été accompagnées de mesures de communication nouvelles dans le pays. Les téléspectateurs ont ainsi pu suivre les mises à jour quotidiennes du chef du service d’épidémiologie du pays et même de représentants de la police et de la justice, invités sur les plateaux pour présenter les dernières mesures législatives et pénales.

Une logique de survie sécuritaire

Cette mobilisation sans précédent en temps de paix voit l’écrasante majorité des élites économiques, politiques et médiatiques se ranger unanimement derrière les directives de l’Etat. Les grandes fortunes dont l’avenir est lié à la survie du régime extractif en place, sont les premières à mettre la main à la poche tant elles sont conscientes que leurs profits futurs ne seront assurés que par un retour au statu quo ante. Celles-ci participent généreusement au fond de solidarité crée par l’Etat avec les plus grandes fortunes rivalisant en donations. 200 millions de dirhams sont ainsi promis par M. Moulay Hafid Elalamy, ministre de l’Industrie. Son collègue au ministère de l’Agriculture, M. Aziz Akhannouch promet quant à lui un milliard de dirhams qui se rajoutent aux donations généreuses de grands groupes fortunés du pays. 


 https://www.liberation.fr/debats/2020/05/04/au-maroc-la-crise-sanitaire-au-service-de...

Les hôteliers mettent leurs établissements à disposition des autorités sanitaires et transforment des chambres abandonnées par les touristes en chambres d’hôpitaux. Les médias publics ne sont pas en reste et se mobilisent pour relayer en continu les directives étatiques. Même les médias privés applaudissent la stratégie de l’Etat, qualifiée d'«irréprochable» par un des hebdomadaires les plus lus du pays.

La rhétorique de solidarité ou de sacrifice cache en réalité une logique de survie sécuritaire car nulle discussion des conditions ayant mené à la situation actuelle n’a eu lieu. L’objectif de l’Etat n’est pas d’offrir des conditions dignes à la population mais simplement de préserver un degré de subsistance minimal qui permettrait aux institutions extractives de l’Etat de continuer à fonctionner. Alors qu’hier encore l’Etat n’avait cure des extorsions des cliniques privées, des hôpitaux publics délabrés, des sans-abri, du mépris des agents de l’ordre envers les plus démunis, la multiplication d’exemples grotesques de sollicitude étatique laisse songeur. Le contraste est d’autant plus violent que les prémisses d’un retour au monde d’avant se font déjà sentir : certaines cliniques privées, unanimement honnies pour leurs pratiques prédatrices demandent d’avoir accès au fonds de solidarité nouvellement créé, les services de sécurité développent et implémentent des outils de surveillance et de traçage à grande échelle alors que le gouvernement prépare une nouvelle loi punitive encadrant l’usage des réseaux sociaux.

Matraquage médiatique

Pis encore, l’application des mesures sanitaires d’urgence suit la logique de mépris habituel des autorités envers les citoyens perçus plus comme un fardeau à gérer que comme des partenaires de développement. Alors même que les grands groupes de recherche mettaient en garde contre l’utilisation précipitée de l’hydroxychloroquine, les autorités sanitaires ont décidé de l’utiliser comme protocole de base dès le 23 mars. La fermeture abrupte des frontières qui a séparé des familles et mis en danger la vie de nombreux citoyens forcés d’interrompre des traitements médicaux d’urgence, le refus des autorités de prendre en compte des cas humains déchirants et le refus de rapatrier plus de 20 000 Marocains à l’étranger, souvent laissés à eux-mêmes dans le plus grand dénuement illustrent la logique de mépris qui dicte les décisions politiques au pays.
A l’image de ces patients convalescents filmés à leur sortie des hôpitaux du royaume l’air déboussolé sous les ovations des forces de l’ordre, la population marocaine est tout aussi désorientée par le matraquage médiatique dont elle est l’objet et les politiques de gestion autoritaire dont elle fait les frais. Si les 167 décès cumulés au 27 avril (que les autorités marocaines peuvent avantageusement comparer aux décomptes plus morbides de ses voisins) laissent croire que la stratégie sécuritaire et sanitaire du pays est un succès, une minorité d’observateurs s’interroge déjà sur le nouveau régime autoritaire qui se consolide sous ses yeux.
Merouan Mekouar politologue et professeur agrégé au département de sciences sociale de l’université York de Toronto