Vivant entre le Maroc et les Etats Unis d’Amérique, Dr. Houda Abadi est une experte internationale dans l’approche genre, la réduction des conflits et la prévention de l’extrémisme violent. De 2014-2019, elle a été directrice associée au Centre Carter, fondé par l’ancien président américain Jimmy Carter. Elle a travaillé sur les conflits syriens et israélopalestinien, et a acquis une certaine maîtrise de la question des ex-Daéchiens.

Sur un plan international, la question du rapatriement des anciens combattants et de leurs femmes et enfants n’est pas encore résolue. Pourquoi, selon vous?
Les défis liés à la problématique du retour des anciens combattants de Daech et des membres de leurs familles requièrent non seulement une coopération internationale coordonnée et compréhensive, mais exigent beaucoup plus une approche nuancée reconnaissant la complexité de la réhabilitation et réintégration des retournés et de leurs familles. Le manque d’une approche internationale légale mais aussi compréhensive du phénomène des combattants étrangers de Daech a donné lieu à une variété de mesures, certaines plus répressives que d’autres.

Les réponses varient de la confiscation du passeport, incriminant le voyage en Syrie, la déchéance de nationalité à l’investissement dans de bonnes relations avec les communautés locales et le renforcement des contrôles frontaliers. Les enfants nés sur le territoire contrôlé par Daech ont un statut juridique précaire, et certains sont considérés comme apatrides. Plus de 70.000 femmes et enfants sont basés au camp du Hawl, situé au nord-est de la Syrie. La situation dans ce camp est catastrophique..

Les grandes victimes demeurent donc les enfants de ces anciens combattants?
Les enfants ont été exploités, traumatisés, malmenés physiquement et émotionnellement par la brutalité de la guerre. Selon un rapport indépendant sur la situation des droits de l’Homme en Syrie, produit pour le compte du Conseil des droits de l’Homme des Nations-Unies, les enfants ont été détenus, brutalisés, torturés, abusés et forcés à quitter l’école. Daech exploitait des jeunes filles à peine âgées de 9 ans dans l’esclavage sexuel et obligeait des petits garçons à participer à des actes violents. Lors des exécutions publiques, les enfants étaient à la fois victimes et acteurs d’exécutions car parfois ils étaient forcés à être exécuteurs.

Alors que, d’un point de vue juridique, l’utilisation des enfants dans les conflits armés est une infraction au Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant, aux Principes de Paris et au Statut de Rome. Les gouvernements doivent fournir des services juridiques aux enfants soldats de retour de Daech et les protéger. Ils doivent veiller à ce que ceux qui ont abusé, manipulé et recruté des enfants soldats soient poursuivis et jugés par un tribunal.

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Comment se présente la situation au Maroc?
Selon la Direction générale de la Sûreté nationale (DGSN), 1.659 Marocains ont rejoint les groupes terroristes en Syrie et en Irak. Ce nombre inclut 280 femmes et 391 enfants. Même s’il y avait une forte médiatisation de l’engagement des femmes dans des cellules terroristes, le gouvernement marocain considère les femmes ayant rejoint Daech en tant que victimes. Selon le Bureau Central d’Investigation Judiciaire (BCIJ), les femmes marocaines se trouvant sur le territoire contrôlé par Daech ne seront pas poursuivies en justice car elles n’ont jamais été combattantes.

Est-ce prouvé que les femmes des Daechiens n’étaient pas complices des opérations menées par leurs époux?
Les femmes ne sont pas une entité monolithique. Alors que certaines peuvent être des victimes, certaines ont choisi de partir aux camps de Daesh. La compréhension du rôle du genre dans le recrutement et la radicalisation est cruciale pour construire un programme effectif de réhabilitation et de réintégration, y compris une adaptation des procédures judiciaires. Le fait que des femmes rejoignent les organisations terroristes n’est pas un phénomène nouveau et, de ce fait, ne doit pas être traité séparément de la question de la radicalisation des hommes.

En vérité, les femmes ont besoin d’être considérées comme des individus distincts et complexes avec une différenciation des niveaux d’action. Elles sont aussi consommatrices de la propagande de Daech et, au même titre que les hommes, sont aussi sensibles au discours rationnel et émotionnel de Daech. L’inclusion des femmes dans la société en général et l’élimination de l’injustice sont essentielles à la paix et à la sécurité à long terme. Toute approche qui ignore les facteurs multi-causaux derrière la participation des femmes à des organisations terroristes et rejette le rôle vital des femmes en tant que partenaires clés dans la prévention est nécessairement contre-productive.

Voulez-vous dire qu’il existe peu de femmes embrigadées par Daech?
Selon un rapport de l’ICRS sur les femmes et les minorités au sein de Daech, considéré comme la première base de données sur les femmes et les mineurs issus de 80 pays ayant rejoint Daech ou nés sous l’autorité de Daech, 13% des 41.490 personnes ayant rallié Daech étaient des femmes, totalisant ainsi 4.761 femmes de nationalité française. Il est estimé que 30% des combattants de Daech sont des femmes et filles dont 25% nouvellement converties à l’Islam. Il n’en demeure pas moins que le nombre des femmes affiliées à Daech a été significativement sous-estimé, surtout pour la région du Moyen Orient- Afrique du Nord (MENA).

Qu’est-ce qui séduit le plus ces femmes?
Dans le manifeste de la propagande de Daech, destiné aux femmes, écrit et diffusé par la brigade Al Khansaa, le discours montre une profonde compréhension de l’impact de la pauvreté et de l’injustice sociale sur les femmes. Toujours dans un registre similaire, en se référant à un autre outil de propagande daechien, dans le magazine Dabiq, la femme est appelée «la jumelle du moujahid». Les études sur les femmes et Daech, réalisées par le Centre Carter, révèlent que ce genre de discours peut être efficace ou convaincant dans les pays où les femmes souffrent de discrimination, d’islamophobie ou de politiques sociales déficientes ou en-dessous des standards.

Est-ce le cas au Maroc, d’après ces études?
Le Maroc a franchi une étape importante en créant un comité pour étudier les possibilités de rapatriement des femmes et des enfants actuellement en Syrie et en Irak. Toutefois, il est tout aussi important d’approfondir notre compréhension des femmes ayant rejoint Daech et de prendre conscience de la diversité des cas qui se présentent à nous. De même, il est critique et nécessaire que toute stratégie sécuritaire ou préventive inclue une approche de rapatriement, de réintégration et de réhabilitation par genre.

La problématique des revenants a besoin d’une vision à long terme qui assure une approche compréhensive et holistique où la santé mentale, la réforme de l’éducation, les opportunités d’emploi, la collaboration avec le secteur privé et le partenariat avec les communautés et les organisations civiles sont tous inclus dans un programme global de réintégration et de réhabilitation.