Quelques mois plus tard, le rédacteur en chef du Journal redouble de vigilance lors de la publication de l’enquête sur l’affaire Ben Barka publiée conjointement avec Le Monde.
Les deux journaux apportent la preuve de l’implication des services de
renseignement marocains dans la disparition du principal opposant
politique d’Hassan II, Medhi Ben Barka, enlevé
le 29 octobre 1965. Pour ce faire, Aboubakr Jamai a réussi à convaincre
l’ancien agent secret Ahmed Boukhari de témoigner. « Dans
cette affaire-là, l’essentiel était la sécurité de la source. On
craignait pour la vie du type. On a eu recours à des ruses pour échapper
à leur surveillance », se remémore-t-il.
La rédaction ne savait pas qu’on allait sortir l’affaire Ben Barka.
Trois journalistes étaient au courant. Pour le rencontrer, on descendait
dans mon parking en voiture. On changeait de voiture et on sortait par
une autre sortie. On a été très vigilants et c’est une grande fierté de
ne pas avoir mis au courant les services secrets de la sortie de cette
enquête. Ça a fait l’effet d’une bombe. C’est rare qu’une information
tombe sans qu’ils ne sachent rien.
Des logiciels espions italiens et français dès 2009
Pegasus ne représente que le dernier outil en date utilisé pour
museler la presse indépendante et plus généralement la société civile.
Certains, à l’image de Maâti Monjib, Omar Radi,
Fouad Abdelmoumni, ou encore Aboubakr Jamaï ont appris avoir été ciblés
par Pegasus en 2019 lors des révélations du Citizen Lab de l’université
de Toronto. D’autres ont été averti·es en juillet 2021 lors de la
publication de Projet Pegasus comme Taoufik Bouachrine, Souleimane
Raissouni, Maria Moukrim, Hicham Mansouri, Ali Amar, Omar Brouksy. « Les journalistes savent qu’ils et elles sont constamment surveillé·es ou sur écoute », explique ce dernier, ancien rédacteur en chef du Journal et professeur de sciences politiques au Maroc. « À chaque fois que je parle au téléphone, je sais qu’il y a une troisième personne avec nous », confirme Aboubakr Jamaï. « Ça ne date pas d’hier ».
Ce n’est pas la première fois que le Maroc achète ce type d’outils,
avec la bénédiction d’États peu regardants de l’utilisation qui en est
faite. L’Italie a permis l’exportation des différents logiciels espions
de la société Hacking Team qui proposaient une surveillance similaire à
ce que permet aujourd’hui Pegasus. Des documents internes ont révélé que
le royaume a dépensé plus de trois millions d’euros à travers deux
contrats en 2009 et 2012 pour s’en équiper. L’État français, qui n’en
est pas à son premier contrat avec les états autoritaires du Maghreb et
du Proche-Orient, a également estimé qu’un outil de surveillance massive
du web serait entre de bonnes mains (celles de Mohammed VI) au Maroc.
La société Amesys/Nexa Technologies, dont quatre dirigeants sont actuellement poursuivis pour « complicité d’acte de torture » en Égypte et en Libye a également vendu son logiciel de deep package inspection
nommé Eagle. Au Maroc, le contrat révélé par le site reflet.info est
surnommé Popcorn et se chiffre à un montant de 2,7 millions d’euros pour
deux années d’utilisation. Pour les États européens, ces contrats
permettent également de sceller des accords de collaboration avec les
services de renseignement marocains bénéficiant de ces outils. L’État
marocain est libre dans l’utilisation qu’il en fait, mais en échange il
fournit à Paris les informations dignes d’intérêt, notamment en matière
terroriste comme lors de la traque d’Abdelhamid Abaaoud, terroriste
d’origine belge et marocaine qui a dirigé le commando du Bataclan.
La continuité des « années de plomb »
Pour Fouad Abdelmoumni, les logiciels Pegasus et Amesys représentent
la suite plus sophistiquée de la ligne sous écoute et de l’ouverture du
courrier d’antan. Hassan II comme son successeur et fils Mohamed VI ont toujours eu recours à la surveillance massive. « Le
Maroc n’a jamais été considéré comme une démocratie. Comme dans tous
les régimes autoritaires, il y a une surveillance sur toutes les
personnes considérées comme un danger », poursuit Aboubakr Jamaï. Pourtant, après trois décennies de répression durant le règne d’Hassan II, à partir des années 1990 le roi entreprend une ouverture démocratique. De nombreux journaux indépendants prolifèrent.
Lorsque Mohamed VI succède à son père en 1999, le nouveau roi n’a de cesse de s’attaquer à la presse et aux militants. « Si
je sors aujourd’hui les enquêtes de l’époque, je risque la prison.
D’ailleurs on a été interdits pour ces raisons sous Mohamed VI. Hassan II ne nous a jamais interdits pendant deux ans »,
décrit Aboubakr Jamaï. Aujourd’hui, de multiples journalistes et
observateurs de la situation au Maroc comparent la politique répressive
de Mohamed VI à celle des « années de plomb » (1960-1990) du règne d’Hassan II. Les autorités s’immiscent désormais dans la vie privée de ses opposants.
Des caméras cachées à domicile
Après son infection par Pegasus, Fouad Abdelmoumni, alors secrétaire
général de la branche marocaine de Transparency International saisit la
Commission nationale de contrôle de la protection des données
personnelles. Plusieurs médias proches du pouvoir multiplient alors les
menaces pour tenter de le faire taire. « Dès
que je m’exprimais sur Facebook ou ailleurs sur un acte de répression,
immédiatement il y avait des articles de menaces qui suivaient ».
À la fin du mois, plusieurs médias pro-monarchie l’accusent d’adultère
(crime passible de peine de prison au Maroc) ou même de proxénétisme.
ChoufTV lance la rumeur qu’une sextape circulerait sur WhatsApp. D’autres sites reprennent l’accusation.
En février 2020, peu avant son mariage, des proches de Fouad
Abdelmoumni, dont sa belle-famille, reçoivent via WhatsApp sept vidéos,
filmées à son insu lors d’un rapport sexuel avec sa nouvelle compagne.
Celles-ci ont été enregistrées à l’aide d’une caméra discrète cachée
dans le climatiseur de la chambre de sa propriété secondaire en banlieue
de Rabat. « Il y a deux
implantations, une première dans le salon qui ne devait pas être
suffisamment intéressante. Ils en ont fait une seconde dans la chambre à
coucher. Ils ont ensuite pu pénétrer une dernière fois pour retirer ce
qu’ils avaient installé ».
Hajar Raissouni n’a quant à elle pas été traquée par Pegasus, mais le 31 août 2019 la journaliste d’Akhbar Al Yaoum est arrêtée alors qu’elle sort d’un rendez-vous chez son gynécologue. Une caméra de ChoufTV est présente pour immortaliser l’arrestation. « À
chaque fois qu’il y a un meurtre ou une affaire qui fait le buzz,
ChoufTV sont directement informés par la police et ils ont
l’exclusivité. Un ami à moi a trouvé un très bon parallèle : ChoufTV
c’est comme si InfoWars1 était un département du FBI et que les États-Unis étaient une dictature ». Elle est accusée avec son compagnon de « débauche » (relation sexuelle hors mariage) et « d’avortement illégal ». Malgré le manque de preuves, ils sont condamnés à un an de prison et le gynécologue à deux années fermes.
Un an auparavant, le 23 février 2018, une quarantaine d’agents de police débarquent dans les locaux d’Akhbar Al-Youm
pour y arrêter son directeur de publication, Taoufik Bouachrine. Le
patron de presse et journaliste est accusé, vidéos à l’appui, d’avoir eu
des relations forcées avec deux journalistes. Avec de telles
accusations, Reporters sans Frontières (RSF) s’est retenu de commenter l’affaire jusqu’au jour du délibéré, huit mois plus tard, pour finalement évoquer un « verdict entaché de doute ». Le journaliste purge une peine de 15 ans de prison pour « traite d’êtres humains », « abus de pouvoir à des fins sexuelles » et « viol et tentative de viol ».
Si le procès a été critiqué pour le manque d’éléments attestant des
faits — les deux plaignantes se sont retirées au cours du procès —, le
nom de Taoufik Bouachrine refait surface cet été dans la liste des
50 000 numéros visés par Pegasus.
Suleiman Raissouni, directeur de publication de Akhbar Al-Youm est lui arrêté à son domicile le 22 mai 2020 après qu’un témoignage d’un militant LGBTQ+ sur Facebook l’accuse d’agression sexuelle en 2018. Pour avoir pris position en faveur du journaliste, RSF s’est fait accuser de nier le témoignage de la victime, signe de la difficulté de traiter ce type d’accusation. « Ils portent ces accusations
[d’agressions sexuelles] [pour ne pas leur donner le statut gratifiant
de prisonnier politique. La question des agressions sexuelles est
extrêmement sensible », estime Omar Brouksy.
En mars 2015, Hicham Mansouri passe devant un tribunal alors qu’il
est encore au Maroc. Des policiers ont pénétré son appartement de force
et ont monté un dossier l’accusant de proxénétisme et d’adultère. Un
collectif de voisins dément ces accusations, mais on refuse leur
témoignage. Un document est présenté durant le procès : le témoignage du
gardien de l’immeuble qui l’accuse de tous les maux.
Le juge l’a convoqué. Au Maroc les gardiens, les cireurs de chaussures,
les vendeurs de cigarettes, tous ces travailleurs informels collaborent
avec la police, parce qu’ils sont fragiles, parce qu’ils craignent les
pressions. Donc quand je l’ai vu au tribunal, je me suis dit : ‟Voilà,
c’est lui qui va m’enfoncer !” Mais en fait non. Le juge lui a dit :
— La police vous a entendu, voilà ce que vous leur avez déclaré.
— Non Monsieur, c’est exactement l’inverse que j’ai dit ! Je n’ai jamais rien vu, c’est quelqu’un de très bien.
— Mais c’est bien votre signature ?
— Oui, mais je ne sais ni lire, ni écrire.
À la fin d’un procès kafkaïen, seule l’accusation d’adultère sera
retenue contre Hicham Mansouri. À sa sortie de prison en janvier 2016,
un autre procès le guette pour « atteinte à la sûreté de l’État ». Il risque jusqu’à 5 ans devant un tribunal, et 25 ans s’il passe devant un juge antiterroriste. « L’objectif premier [de ces procès] avant
d’être celui de mettre au pas des individualités, c’est de terroriser
l’ensemble des élites et de la société civile du pays »,
analyse Fouad Abdelmoumni. Le fait que tous ces journalistes aient été
surveillés permet de remettre en cause l’impartialité de la justice
marocaine dans le traitement de ces dernières accusations.
Un prix à payer extrêmement lourd
Les mœurs sexuelles ne sont pas le seul motif d’accusations péremptoires : Maati Monjib pour « blanchiment de capitaux », Ali Anouzla pour « apologie du terrorisme », Hamid el Mahdaoui pour « non-dénonciation de l’atteinte à la sûreté intérieure de l’État ».
Malgré un préambule très bavard sur les droits humains, la Constitution
de 2011 et les lois ne garantissent pas l’indépendance de la justice.
Le roi Mohamed VI préside et nomme certains membres du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire (CSPJ) en charge d’élire les magistrats. L’article 68 de la loi organique relative au CSPJ
lui octroie d’ailleurs un droit de regard sur ces élections. De
surcroît, les verdicts sont prononcés selon l’article 124 de la
Constitution « au nom du Roi ». Une atteinte à la séparation des pouvoirs, souligne Omar Brouksy. « Quand nous sommes poursuivis pour « atteinte
à l’image du roi, de la monarchie, ou quand nous critiquons un proche
du pouvoir, nous serons jugés par une personne nommée par le Roi et le
verdict sera prononcé au nom de celui qui vous a attaqué. »
La révision du code de la presse de 2016 a supprimé les peines
privatives de liberté pour tous les délits de presse. Une avancée de
façade, car la dépendance de la justice à l’égard du pouvoir permet à la
monarchie de l’instrumentaliser selon ses propres intérêts. Le régime
se base notamment sur des accusations de viol, d’agression sexuelle ou
d’atteinte à la sûreté de l’État afin d’enfermer les journalistes.
Au-delà de s’attaquer à un individu, le régime marocain cherche à « semer le trouble sur les journalistes pour décourager les sources », analyse Omar Brouksy, voire de les trouver. Fouad Abdelmoumni conclut :
Il y a une spécificité de la répression au Maroc : elle ne veut pas
être méconnue. Elle veut être connue et identifiée. Mais pas d’une
manière qui puisse être probante devant une ‟justice molle”. Ce qui les
intéresse ce ne sont pas tant les personnes ciblées que les milliers ou
dizaines de milliers d’autres qui pourraient, soit être encouragées à
agir, soit au contraire se dire que le jeu n’en vaut pas la chandelle.
En voyant que si on s’engage et si on s’expose trop, le prix peut
devenir extrêmement lourd.
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