De retour de l’enclave, la présidente de Médecins sans frontières France témoigne de l’impossibilité d’apporter une aide à la hauteur de la situation. « C’est rare, dans notre métier, d’avoir tout ce qu’il faut pour agir mais d’être bloqués de l’autre côté de la frontière », souligne-t-elle.
En octobre 2023, la présidente de Médecins sans frontières France, Isabelle Defourny, alertait dans un entretien à Mediapart sur la situation catastrophique des hôpitaux de Gaza et l’impossibilité de sécuriser ses équipes sur place, placées sous un déluge de feu. Un an plus tard, la situation a empiré. L’humanitaire, qui a pu se rendre dans l’enclave palestinienne et en revient, témoigne d’une terre rendue « littéralement invivable » par les bombes israéliennes.
Mediapart : Que retenez-vous de votre déplacement à Gaza ?
Isabelle Defourny : Je suis frappée par le niveau extrême de destruction. On sait qu’environ 80 % des bâtiments de Gaza ont été détruits, mais le voir sous ses yeux est encore plus saisissant. Nous avons roulé pendant une heure, depuis le point de passage de Kerem Shalom/Karem Abou Salem par lequel nous sommes entrés, jusqu’à Deir al-Balah. Et le paysage n’était que destructions, ruines. Comme si un puissant tremblement de terre avait tout balayé. Il faut imaginer aussi les corps sous les décombres ; on les estime à plus de 10 000.
Les conditions de vie des populations déplacées sont extrêmement précaires. Plus de deux millions de personnes sont entassées dans la zone humanitaire d’Al Mawasi [sur la côte sud de l’enclave – ndlr], sur 40 kilomètres carrés. J’ai rarement vu un endroit aussi densément peuplé. Il n’y a même pas d’espace entre deux abris.
La plupart des déplacés n’ont pas de tente et bricolent des toits avec des bouts de plastique ou de tissu, des couvertures, qui ne résistent pas aux premières pluies qui commencent. Une des priorités du système d’aide est de réussir à rendre ces abris résistants à la pluie et surtout à l’hiver qui arrive. Est-ce que les dirigeants du monde se rendent bien compte de ce que cela veut dire de laisser 2 millions de personnes dehors pendant l’hiver ?
L’aide humanitaire n’a pas cessé d’être entravée depuis un an par les autorités israéliennes. Est-ce que la situation s’est améliorée ?
Les Nations unies ont acheté ce qu’il faut, mais l’aide continue d’entrer au compte-gouttes. Un responsable de l’Unicef me disait qu’à ce rythme, il faudrait plus de deux ans pour adapter les abris à l’hiver. Ces abris sont non seulement mauvais, mais ils manquent de tout.
Se procurer de la nourriture, très chère sur le marché, est un combat quotidien. L’aide humanitaire n’en distribue pas assez. Durant le mois de septembre, le Programme alimentaire mondial (PAM) a seulement été en mesure de distribuer 20 % de sa cible, ce qui est vraiment insuffisant. L’eau potable, qui est de l’eau dessalée, ainsi que l’hygiène, sont deux autres énormes problèmes. Les gens, y compris notre staff, réclament du savon, des shampoings.
Contrairement à la propagande israélienne affirmant que les camions passent alors que c’est faux, l’aide humanitaire n’est pas du tout à la hauteur de la situation. Elle ne l’a jamais été depuis un an, à cause des entraves d’Israël qui impose un système extrêmement complexe et utilise la bureaucratie pour tout freiner.
Pour les commandes de matériel pour ouvrir un hôpital sous tente, par exemple, certains produits nécessitent des autorisations spéciales qui varient d’un jour à l’autre. Des ciseaux pour couper des bandages, des lames de bistouri ou des tables d’examen avec des pieds en métal peuvent se retrouver bloqués car considérés comme de l’équipement militaire.
Peu de camions passent, car les fouilles et la file d’attente au seul point de passage, maintenant, pour le sud de Gaza, qui est à Kerem Shalom/Karem Abou Salem, retardent considérablement les entrées. Ceux qui parviennent à entrer dans Gaza sont confrontés aux risques de pillages quelques centaines de mètres après. On estime que 30 à 50 % des camions de l’aide humanitaire sont pillés par des gangs, des familles.
Les pilleurs sévissent aussi parce qu’Israël a détruit toute capacité d’administration du territoire, la police, les forces de l’ordre. Il n’y a plus d’ordre, donc il y a des pillards. Et tout est devenu insuffisant, rare, c’est la porte ouverte aux pillages et aux reventes à des prix exorbitants.
Quelles sont aujourd’hui les marges d’action de Médecins sans frontières à Gaza ?
Nous menons essentiellement des activités médicales, même si nous distribuons aussi de l’eau, qui manque cruellement. Nous travaillons dans deux hôpitaux publics, dont l’hôpital Nasser, et nous avons mis en place deux hôpitaux de campagne, sous tente, dans le centre.
Ils sont d’une capacité de 200 lits mais seulement 25 sont fonctionnels, car nos commandes de matériel médical et de médicaments ne sont toujours pas arrivées. Ce n’est pas tolérable d’être ainsi limités par Israël dans notre action humanitaire. Nous avons également sept centres de santé primaires.
Nous sommes montés en puissance par rapport à octobre 2023 avec une équipe sur place d’environ 800 Palestinien·nes qui travaillent avec nous. Nous faisons de la chirurgie : blessures de guerre, orthopédie, brûlures, pédiatrie. Nous sommes loin du rythme de l’urgence.
C’est rare, en fait, dans notre métier, d’être prêts, d’avoir tout ce qu’il faut pour agir, mais d’être bloqués dans notre action de l’autre côté de la frontière.
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Dans ces conditions, comment hiérarchisez-vous les urgences ?
Il est très difficile de choisir une priorité médicale tant elles sont nombreuses. Nous voyons de nombreuses personnes grièvement blessées, dont plusieurs sont amputées. Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) estime ces dernières à plus de 8 000. C’est énorme. L’un des enjeux est de réussir à les rééduquer pour préparer les moignons, et de les appareiller – prothèses, fauteuils roulants –, alors que les conditions sur place rendent cette mission impossible. Le CICR estime qu’environ 15 % des personnes amputées vont devoir être opérées à nouveau, car la façon dont elles ont été amputées ne permet pas un appareillage, il n’y a pas assez de chair en dessous de l’os.
On craint aussi les ostéomyélites, des infections osseuses, parce qu’il y a à Gaza un très fort taux de bactéries qui résistent à toutes sortes d’antibiotiques. On avait connu cela lors de la marche du retour en 2018 [marche de plusieurs semaines pour exprimer le « droit au retour » des réfugiés palestiniens en territoire israélien, violemment réprimée par l’État hébreu – ndlr]. La façon dont les gens ont été opérés, dans l’urgence, crée les conditions d’infection. Ces infections sont très complexes à prendre en charge parce qu’il faut aller nettoyer l’os, donner des antibiotiques spécifiques.
Ces infections sont très invalidantes. Il faut pour cela des laboratoires de microbiologie, des soins longs, de la chirurgie, des traitements antibiotiques sur plusieurs semaines.
Une des autres urgences est de monter des lits de pédiatrie avant l’hiver, car des maladies banales vont se transformer en maladies sévères parce que les conditions de vie mais aussi l’état nutritionnel des enfants sont désastreux. À cela s’ajoutent l’obstétrique des femmes enceintes et les pathologies chroniques. Depuis un an, il n’y a quasiment plus de prise en charge du cancer. Sans compter celle du diabète, des insuffisances cardiaques.
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Comment vont les équipes de MSF ?
Elles sont désespérées, ne voient pas comment la situation peut s’améliorer avec un tel niveau de destruction, comment Gaza peut être reconstruite. Elles sont très inquiètes, très stressées pour leurs enfants qui depuis plus d’un an ne vont plus à l’école, traînent dans les rues. L’enfance est véritablement massacrée.
Plusieurs de nos employés disent que si le point de passage de Rafah ouvre un jour, ils partiront en Égypte, car Israël a rendu Gaza invivable, littéralement. On peut survivre à Gaza. Mais on ne peut plus y vivre, y construire un avenir. Tout est détruit.
« Même nos souvenirs, Israël les détruit. J’ai dû laisser toutes les photos de mon mariage », m’a dit un de nos collègues. Quasiment tous les membres de notre staff ont perdu leur maison. Beaucoup venaient du nord de Gaza. Une moitié vit dans des tentes, l’autre a trouvé des maisons partiellement debout. Mais ils sont privilégiés parce qu’ils travaillent, ont un salaire. Ça donne une idée de ce qui se passe pour les autres.
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