Trois individus, dont les noms ont été révélés par la presse, ont été placés en détention provisoire. Cette affaire médiatique rappelle que, selon le Haut-Commissariat au plan marocain, 14 % des femmes, soit près de deux millions, ont subi des abus sexuels en 2019.
Une avocate française a-t-elle été violée à Casablanca, au Maroc, dans la nuit du 2 au 3 novembre ? C’est la question qui agite les journaux marocains depuis que le site d’information Le360 a révélé, mercredi 20 novembre, que « trois hommes issus de grandes familles marocaines ont été placés en garde à vue ». Les faits qui leur sont reprochés se seraient déroulés au cours d’une soirée organisée dans la villa de Kamil Bennis, un acteur de l’industrie du fitness. Mort en 2019, son père, Ali Bennis, est connu pour avoir été une figure de l’industrie pharmaceutique marocaine, dirigeant les laboratoires Laprophan et menant, en parallèle, une carrière de diplomate.
Principal suspect dans cette affaire, Kamil Bennis, proche de la quarantaine, aurait bénéficié de la complicité de deux proches : Saad Slaoui, présenté comme appartenant à une lignée d’entrepreneurs, et M’hammed Alj, fils de Chakib Alj, le président de la Confédération générale des entreprises du Maroc. Tous ont été placés en détention provisoire à la suite de plaintes déposées à Paris et à Casablanca par leur accusatrice. Celle-ci affirme avoir été droguée puis violée par Kamil Bennis, ce qu’il dément, assurant que le rapport était « consenti ». A l’appui des dires de la jeune femme, une expertise médicale ferait mention de violences sexuelles.
La presse s’est refusée dans un premier temps à divulguer l’identité des personnes poursuivies, avant que le média en ligne Le Desk ne révèle leurs patronymes au lendemain de leur garde à vue. L’instruction fait depuis l’objet de nombreux commentaires, sa médiatisation devant beaucoup au pedigree des trois protagonistes. L’embarras est tel qu’il a contraint Laprophan à démentir tout lien direct avec Kamil Bennis, qui « n’est impliqué ni dans la gestion ni dans la gouvernance de l’entreprise ». Chakib Alj, le patron des patrons, a quant à lui annulé une série de visites en Asie, selon la lettre d’information Africa Intelligence.
« On subit toutes du harcèlement »
Qu’une affaire de viol éclabousse des membres de la classe dirigeante ou des personnalités n’est pas chose nouvelle au Maroc. Le 24 février 2023, le chanteur Saad Lamjarred, l’un des artistes marocains les plus en vue de sa génération, a été condamné par la cour d’assises de Paris à six ans de prison pour le viol d’une femme dans la chambre d’un palace parisien, en 2016. La plaignante était alors âgée de 20 ans.
Défendu par Thierry Herzog, l’avocat de l’ancien président Nicolas Sarkozy, Saad Lamjarred a fait appel de cette décision. Sa remise en liberté deux mois plus tard, dans l’attente de son nouveau procès, alors que la cour s’était dite « convaincue » de sa culpabilité, a été vivement critiquée au Maroc, où les cercles féministes dénoncent une forme d’« impunité ». Autorisé à quitter le territoire français, le chanteur a entre-temps repris ses activités même si un autre jugement pour viol l’attend devant la cour d’assises du Var, pour des faits qui se seraient produits à Saint-Tropez en 2018.
L’« insoutenable légèreté de la justice »
Dans l’enquête nationale qu’il consacre tous les dix ans aux violences faites aux femmes, le Haut-Commissariat au plan marocain rapporte que 14 % d’entre elles, soit près de deux millions, ont subi des abus sexuels en 2019. Elles étaient 9 % dix ans auparavant.
Et quel que soit le statut social de l’accusé, les décisions passées de la justice marocaine sont majoritairement clémentes dans les affaires de viol, regrettent les associations. En 2020, le collectif Masaktach, qui « dénonce la légitimation de la culture du viol au Maroc », avait relevé que, dans près de 1 200 procès, huit accusés sur dix avaient obtenu des peines inférieures à celles prévues par la loi.
En cause : le pouvoir discrétionnaire du juge, renforcé par un code pénal que les spécialistes décrivent comme inadapté. Certaines de ses dispositions, parmi les plus décriées, restent calquées sur des textes hérités du protectorat français. Le viol conjugal, notamment, est un angle mort de la loi. Prononcée en 2019 par la cour d’appel de Tanger, la première condamnation de ce type au Maroc a été annulée par la Cour de cassation, le 10 octobre. Une décision « choquante et décevante », de l’avis de militantes, alors que tous les rapports présentent l’espace domestique comme le lieu principal où se déroulent les violences contre les femmes.
L’« insoutenable légèreté de la justice », selon la sociologue Soumaya Naamane Guessous, s’applique jusque dans les affaires qui touchent des mineures. En mars 2023, un tribunal de Rabat a condamné un homme à deux ans de prison ferme et deux autres à dix-huit mois pour des viols à répétition sur une fillette de 11 ans. Sous la pression de la société civile, les peines ont finalement été alourdies.
Mais encore faut-il que des poursuites soient engagées. En 2019, le Haut-Commissariat au plan chiffrait à « seulement 3 % » la part des victimes sexuelles ayant déposé une plainte ou engagé une action judiciaire. Et quand bien même les structures dévolues à leur protection, principalement les organisations non gouvernementales, sont à l’avant-garde du combat pour leurs droits, seulement 0,4 % des femmes abusées ont eu recours à leurs services.
Réformer le code pénal
Une situation qui a tout à voir avec les risques que fait peser sur la plaignante la révélation d’un viol ou d’une agression sexuelle. « Quand une Française porte plainte dans son pays, si elle ne parvient pas à prouver qu’il y a eu viol, sa plainte est classée sans suite et elle rentre chez elle. Mais quand une Marocaine fait de même au Maroc, si les preuves sont insuffisantes et que les autorités pensent que le rapport était consenti, alors celle-ci peut être poursuivie pour avoir eu des relations sexuelles hors mariage, comme le dispose l’article 490 », déplore l’avocate Ghizlane Mamouni.
Avec cette affaire resurgit le serpent de mer de la réforme du code pénal. L’approche des élections législatives, qui doivent avoir lieu en 2026, et le très attendu nouveau code de la famille, censé renforcer l’égalité homme-femme, devraient conduire le ministre de la justice à accélérer le pas, espèrent les mouvements progressistes, qui réclament de longue date l’abrogation du fameux article 490. Un groupe de travail réunissant des chercheurs et deux anciens ministres, membres du parti de l’Istiqlal, s’y est récemment déclaré favorable. Preuve que l’idée fait son chemin même au sein de la formation conservatrice, qui participe à l’actuelle majorité gouvernementale.
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