12/3/2018
par Luk Vervaet, ancien enseignant dans les prisons
Comment faire un film de non-fiction sur la justice, un
documentaire, qui sera projeté dans les grandes salles de cinéma et rapportera
du fric ? Rares sont ceux qui y sont parvenus. Le réalisateur et le
cameraman (« légendaires » et « historiques » selon la
RTBF) de Strip Tease et de Tout ça ne nous rendra pas le Congo y
sont, eux, arrivés en produisant Ni juge,
ni soumise. Le film fait un tabac et le grand public s’amuse.
Avec un titre
accrocheur, volé de l’organisation antifoulard « Ni putes, ni
soumises », il met littéralement en scène une juge qui se veut atypique,
sans complexes, face aux déchets humains de la société qui défilent dans son
bureau, à visage découvert, avec, en trame de fond, le cold case américain à la belge de deux meurtres sur des
prostituées.
Le contenu est zéro, on n’apprend rien, mais ça marche.
D’un côté l’image de la juge qui a tout vécu et qui n’est
plus perturbée à la vue d’un cadavre, que
ce soit en Belgique ou en Syrie. Son aspect bobo humour cynique, assaisonné de
blagues sexuelles, sa voiture deux chevaux musique classique incluse, la
posture de femme libérée avec son rat blanc qui se promène sur son bras ou dans
ses cheveux et pour qui elle cherche un escargot dans son jardin doivent nous
suggérer son côté insoumis.
En contraste la misère humaine de la société qui s’expose
à la caméra dans son bureau, comme du temps d’Elephant man.
Une misère traitée avec un mépris invraisemblable,
provoquant des rires incessants dans la salle. Pour ceux d'en bas, pour les
dérangés, pour les drogués, pour ceux qui ont déjà fait dix ans de prison ou
plus et qui récidivent, pour la "culture albanaise ou turque" des
étrangers qui frappent leurs femmes (il n'y a que ça dans le film), pour les
profiteurs du CPAS et de la mutuelle…
Seules les deux prostituées assassinées s’attirent de la sympathie de la part de la juge. Pour les autres, sont de mise la manière méprisante de filmer et le discours moralisateur du genre « votre culture contre la nôtre », sur leur vie de ratés « trop chère pour être vécue » (une blague), les explications paternalistes (« ça se sait quand-même que les mariages au sein de la famille créent des déformations »).
Seules les deux prostituées assassinées s’attirent de la sympathie de la part de la juge. Pour les autres, sont de mise la manière méprisante de filmer et le discours moralisateur du genre « votre culture contre la nôtre », sur leur vie de ratés « trop chère pour être vécue » (une blague), les explications paternalistes (« ça se sait quand-même que les mariages au sein de la famille créent des déformations »).
Certes, ce sont des aspects de la personnalité d’Anne
Gruwez. Mais où est le vrai côté rebelle d’Anne Gruwez ? En quoi réside
l’aspect insoumis ? Elle qui s’est
mobilisée contre la construction de la méga-prison à Haren ? Qui a ordonné
la libération immédiate de détenus à Forest lors de grève des gardiens en
2016 ? Qui s’oppose aux longues peines de prison qui ne font que mettre
l’auteur dans une douleur complète et qui rendent les détenus complètement désocialisés ?
Qui défend les réfugiés ? Pourquoi un documentaire qui met
« insoumis » dans son titre n’en dit-il pas un mot ? Là au
moins, le documentaire aurait contribué à un vrai débat sur la justice.
Je ne comprends pas que cette juge d’instruction a permis de
filmer des accusés ou des témoins dans son bureau sans que ça lui pose un
problème de déontologie, ou sans que les avocats s'y opposent. Mais, me
direz-vous, les accusés ou les témoins étaient d’accord. Mettez-vous à la place
de ces gens, souvent pauvres et en marge de la société, qui doivent dire oui ou
non à la proposition de la juge qui a un pouvoir absolu sur eux ? Je suis
sûr que la plupart d’entre eux ne se souviennent déjà plus qu’ils ou elles apparaissent
dans ce film, et encore moins – étant en prison, en hôpital psychiatrique ou au
CPAS – qu’ils auront l’occasion de le voir. Ce qui est sûr, c’est qu’ils n’ont
pas reçu pas de prix d’interprétation au Festival de San Stebastian, à l’instar
de la juge Gruwez. Et d’ailleurs,
s’agissait-il d’un rôle de composition ou de la triste réalité de son
bureau ?
La scène avec la femme qui a tué son enfant, et que je
connais personnellement, est particulièrement pénible. Une maman vient
d'assassiner son enfant et sa première déposition, clairement prononcée dans un
état psychotique, est filmée pour le grand public ! Sans que son avocat (pro
deo) pipe un mot. Elle a donné la permission d’être filmée ? Etes-vous
sérieux ? Est-il humain ou déontologique de poser cette question à une
mère au lendemain d’un tel drame ? Mais au moins c'est la seule scène où
la salle n'éclate pas de rire.
Le rôle des avocats est d'ailleurs tout simplement zéro dans
ce film. On se demande pourquoi ils sont là, à côté de leur client, parce qu'il
n'y a personne qui ouvre sa bouche, sauf pour confirmer ce que madame la juge a
dit, ou pour s’entendre dire par la juge qu’ils manquent du respect en prenant
la parole ou en communiquant quelques mots avec leur client.
Le manque de respect s’étale de long en long au fil des
images. La famille de l’homme dont on déterre le corps pour prélèvement d’ADN
a-t-elle aussi « donné son autorisation » pour que le cameraman
s’attarde sur son cadavre, sur son
découpage, alors que l’on peut encore reconnaître cet être qui fut
humain ?
Bref, ce film ne m’a pas fait rire. Il m’a laissé un goût
amer, une tristesse profonde et la conviction que l’occasion d’un débat
salutaire sur la justice a été manquée.
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