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samedi 29 juin 2019

Au Maroc, l’esprit toujours remuant du 20 février





 




Le 20 février 2011, le Maroc était touché à son tour par les mouvements qui secouaient les autres pays arabes. Dans un ouvrage collectif qu’il a dirigé et qu’il présente ici, Morad Diani explique les origines et les suites de ce soulèvement marocain.



Au Maroc, l’esprit toujours remuant du 20 février 2011



Rabat, manifestation du 11 août 2012
Fadel Senna/AFP

Le Maroc a toujours joui d’une image gratifiante à l’échelle internationale. Aujourd’hui encore, il est souvent dépeint comme un havre de paix et de stabilité dans un monde arabe plongé dans l’incertitude et le chaos. Un pays dirigé par un roi libéral et délibérément ouvert sur l’Occident qui aurait réussi une transition douce dans la continuité et qui se positionne comme un rempart contre l’extrémisme, le terrorisme et les migrations. C’est d’ailleurs une image que la monarchie chérifienne n’a pas lésiné à promouvoir sous l’épithète « l’exception marocaine », que d’aucuns qualifient de simple euphémisme pour une ouverture politique en trompe-l’œil sans véritable démocratisation.

Connivence généralisée

Si cette image enchanteresse a la peau dure malgré les défaillances multiples et à tous les niveaux que cumule le royaume, c’est en partie en raison d’une connivence généralisée des discours et des analyses sur ce qui se passe réellement dans le pays, mêlant aliénation et collusion des élites. L’ouvrage collectif récemment paru et intitulé 20 février. Issues de la transition démocratique au Maroc1 (c’est nous qui traduisons) propose à cet effet un éventail d’analyses critiques à contre-courant de la doxa dominante, à même de jeter une lumière nouvelle sur les nombreuses zones d’ombre qui persistent dans le pays. Cet ouvrage qui rassemble 24 éminentes contributions d’auteurs marocains d’origines et de sensibilités diverses propose des lectures croisées de l’expérience marocaine à la suite de l’éclosion en 2011, dans la lignée de la première vague du printemps arabe, du mouvement contestataire du 20 février et de la réforme constitutionnelle qui en a résulté.
Au-delà du Mouvement du 20 février lui-même, le « 20 février » est entendu ici davantage sous le prisme d’un esprit de changement transcendant le mouvement social qui a émergé en janvier 2011 après les révolutions tunisienne et égyptienne et officiellement descendu dans la rue le 20 février 2011. Dit autrement, si le Mouvement du 20 février s’est tari au fil de mois de mobilisation de la rue jusqu’à se dissiper, notamment depuis le retrait en décembre 2011 de l’organisation islamiste Al-Adl wal-Ihssane qui en constituait la principale ossature, l’esprit en est resté vivant dans le corps marocain et ne cesse d’alimenter la dynamique de contestation, comme en atteste le mouvement social Hirak al-Rif dans le nord du Maroc (2016-2017), ou plus récemment (2018 jusqu’à aujourd’hui) le vaste mouvement de boycott de trois des plus grandes firmes marocaines symbolisant la ploutocratie dominante.

 https://orientxxi.info/lu-vu-entendu/de-l-esprit-du-20-fevrier-au-maroc,3152

Cet ouvrage examine les tenants et aboutissants des soulèvements arabes qui ont éclaté en 2011 sous l’angle de leur impact sur le Maroc. La question de fond est de savoir dans quelle mesure ces révolutions incarnent un défi qui sape les fondements de la tyrannie dans le monde arabe2 ou quelque chose de moins profond3, à savoir juste une violente secousse, ou peut-être rien de plus qu’une tempête dans une tasse de thé qui va laisser les vieux tyrans sur leurs trônes, voire ouvrir la voie à de nouveaux tyrans.

La stabilité ou le chaos ?

La réponse facile à cette question consiste à dire que « c’est trop tôt pour le dire ». Il est également facile de constater que malgré la domination persistante des régimes autocratiques, les caractéristiques particulières de ces régimes se modifient de manière fondamentale, nonobstant la diversité des défis qu’ils ont affrontés et les réponses qu’ils leur ont apportées.



Car si tous les régimes arabes ont été confrontés dans une certaine mesure en 2011 à un défi majeur, le contraste est important entre un mouvement à peine perceptible en Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis et des mouvements qui ont renversé le régime en Tunisie, en Libye, en Égypte et au Yémen. Et alors que l’intransigeance du régime a « réussi » au Bahreïn et en Algérie, elle a été désastreuse en Syrie et en Libye. Même aujourd’hui, alors que nous assistons à une seconde vague des soulèvements arabes au Soudan et en Algérie, nous n’avons aucune certitude concernant ce sur quoi déboucheront ces mouvements en cours. Le rétablissement de la tyrannie est aussi probable que tout autre résultat. Cela est déjà arrivé en Égypte, et on peut dire qu’il en était de même en Irak, du moins à l’époque de Nouri Al-Maliki. Seule la Tunisie a fait un premier pas vers un nouveau régime plus démocratique. Il est également possible que certains États se divisent. Le chaos en Libye, au Yémen et en Syrie pourrait entraîner ce résultat. L’Irak est également sur cette voie avec la mise en place du gouvernement régional du Kurdistan, etc. Autant de trajectoires suivies ou potentielles et autant de fortes différences.

L’habileté du discours royal

Le Maroc se situe clairement à l’extrémité de ce spectre de trajectoires. Car la réaction du roi Mohammed VI au défi du Mouvement du 20 février n’a pas été de l’intransigeance d’un Mouammar Kadhafi ou d’un Bachar Al-Assad, mais a plutôt reflété un comportement monarchique remontant loin dans l’histoire marocaine. C’est pourquoi les auteurs de ce volume s’accordent à dire que le discours royal du 9 mars 2011 et la Constitution adoptée en juillet 2011 ont permis de désamorcer une situation extrêmement périlleuse en protégeant toutes les prérogatives fondamentales de la monarchie ; ce qui représente, aux yeux de certains de ces auteurs, un pas en arrière par rapport à la Constitution de 1996. Le contrôle monarchique de la religion officielle, de la justice, de la sécurité, des affaires étrangères et de la défense reste en effet entier, inaltérable et non négociable. Alors que sur le plan des libertés publiques, on assiste même à une régression par rapport à la seconde moitié des années 1990, comme c’est le cas pour la liberté de la presse.
Il se dégage ainsi un consensus des auteurs que le Maroc n’a pas réellement entamé un processus de transition démocratique, probablement parce que le monarque et le Makhzen sont depuis longtemps convaincus de conserver suffisamment de légitimité religieuse, politique et historique pour la risquer en accordant des concessions susceptibles d’affaiblir, voire même de saper les fondements du pouvoir chérifien.
Tout au long des chapitres de l’ouvrage 20 février, le Maroc comme le reste du monde arabe semblent ainsi réfractaires à tout changement de fond et continuent de figurer un défi majeur pour la littérature de la transition démocratique. Les élites dans cette région demeurent en effet profondément divisées entre islamistes et laïcs. Or, ces derniers sont toujours susceptibles de s’aligner sur la ligne dure – « l’État profond » —, car ils ne croient pas que les islamistes « modérés » le seront toujours (et encore moins démocrates) une fois au pouvoir.
Pour cette raison, les laïcs turcs ont toujours soutenu l’intervention militaire visant à éloigner les islamistes du pouvoir. Cette tactique a échoué en 2002 avec les élections qui ont porté au pouvoir le Parti de la justice et du développement (AKP), mais a réussi en Égypte, en 2013, lorsque Mohamed Morsi et les Frères musulmans ont été évincés par Abdel Fattah Al-Ssisi et ses alliés modérés et laïcs. Les islamistes déçus ont également constitué une partie importante de la coalition anti-Morsi.
Ainsi est-il extrêmement difficile de réussir une révolution sans révolutionnaires, ou de réussir une transition démocratique sans démocrates4 !
D’autre part, la plupart des phases transitionnelles dans les pays arabes ont été émaillées de fausses promesses, et le Maroc n’a pas dérogé à la règle en 2011, comme le soulignent la plupart des contributions, eu égard aux promesses à foison qu’a portées le discours royal du 9 mars 2011. À l’instar de ce qui fut le cas lors de l’avènement de la « nouvelle ère » de Mohammed VI en 1999, qui a amené de grands espoirs de changement au royaume chérifien, la période 2011-2012 a été caractérisée par un grand optimisme et de grands espoirs de changement et d’amélioration de la situation générale du pays, avec un consensus national sur la nécessité d’une transformation progressive et pacifique vers la démocratie, sans porter préjudice aux principes de paix civile ou aux conditions du modus vivendi. Mais l’année 2013 a été marquée par un changement de fond par rapport aux discours ambiants sur le processus de transition démocratique depuis le début 2011, que ce soit par un ralentissement du rythme des réformes ou à travers un fléchissement de leur contenu ; une déconvenue qui se manifestera au grand jour à la suite du coup d’État militaire survenu en Égypte en juillet 2013.

Retour à la normale makhzénienne

Le pays commencera dès lors à revenir lentement à la normale « makhzénienne », c’est-à-dire un état d’attentisme mortel et de recherche active de maintien du statu quo plutôt que le changement, et une domination de la « monarchie exécutive » sur tous les aspects de la vie politique et économique ; bref, un retour du modèle tunisien « benaliste » parfaitement compatible avec le système ancestral du Makhzen. L’essence du modèle tunisien benaliste consiste à dire qu’il est possible de réaliser un développement sans démocratie ou avec une marge démocratique étroite5.
Dans sa préface, John Waterbury, l’auteur du Commandeur des croyants6 résume ainsi son questionnement central : « le Maroc avance-t-il ou tourne-t-il dans un cercle vicieux ? » ; et l’auteur d’apporter une réponse cinglante et sans équivoque : «  Il tourne bel et bien dans un cercle vicieux ! ». En d’autres termes, les déclarations de bonnes intentions sur la transition démocratique au Maroc n’ont jamais été traduites dans la réalité ou concrétisées par des mesures démocratiques procédurales ou substantives. Ce qui signifie pour le pays continuer à tourner en rond dans des cercles vicieux à toutes les échelles, les déficits pressants ne bougeant pas d’un iota, s’aggravant même, qu’ils soient d’ordre politique, économique ou autres : du processus de transition démocratique au modèle de développement économique, à une politique cohérente d’enseignement, à des solutions soutenables au problème de chômage, à l’imbroglio du Sahara, à la paralysie de l’intégration maghrébine, etc.
Depuis 2013, lorsque l’autoritarisme a repris le contrôle, le monde est redevenu pour les Marocains beaucoup plus familier et chacun a repris des rôles bien répétés. Après des décennies de pratiques makhzéniennes, tout le monde sait quoi faire et se sent plus familier avec les griefs du régime rétabli.
En somme, ce qui se dégage de l’ouvrage 20 février est que le processus de la transition démocratique n’a jamais été vraiment entamé au Maroc et qu’il demeure reporté à un terme indéfini, dans l’expectative de prochaines vagues du printemps marocain. Car si la première vague de ce mouvement ne s’est pas concrétisée, les besoins immenses et urgents de la société sont eux bien réels et appellent d’autres vagues qui suivront pour impulser le changement. Les réseaux sociaux, un élément avec lequel le totalitarisme en place ne sait toujours pas comment faire, renforcent et consolident la prise de conscience des principes de la démocratie, des avantages du pluralisme et des externalités économiques positives liés à un véritable modèle de développement, à même d’apporter des réponses tangibles à toutes ces attentes. Des réseaux sociaux qui seront très certainement au cœur de toute prochaine vague du printemps marocain.


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