ENQUETE FRANCEINFO. "La majorité des personnes étaient contaminées" : de la Corse à l'outre-mer
Contrairement
aux premières estimations, ce ne sont pas une centaine mais un millier
au moins de fidèles qui ont été contaminés après le rassemblement
évangélique de Mulhouse en février dernier. Un des principaux foyers du
virus qui a contribué à propager la maladie sur tout le territoire,
révèle l'enquête de la Cellule investigation de Radio France.
L’ampleur du nombre de personnes contaminées par le coronavirus Covid-19 au sein des 2 000 à 2 500 participants à une semaine de prière et de jeûne, qui s'est déroulée à Mulhouse du 17 au 24 février dernier,
a été sous-évaluée. Selon l'enquête de la Cellule investigation de
Radio France, plus d’un millier de personnes ont contracté le virus à
l’occasion de ce rassemblement religieux.
Une
enquête qui révèle également la manière dont les autorités sanitaires
ont essayé de gérer cette "bombe atomique". Mulhouse est la principale
porte d’entrée du Covid-19 en France et a été le point de départ de
nombreuses contaminations à travers le pays.
Comme
chaque année depuis 25 ans, les fidèles se pressent au rassemblement
évangélique à Mulhouse, dans le quartier de Bourtzwiller. Cette année,
l’événement a lieu du lundi 17 au vendredi 21 février et réunit près de
2 500 fidèles venus de la région mais aussi de toute la France dont des
départements d’Outre-mer tels que la Guyane. Cinq jours de prière et de
jeûne organisés par l’une des plus grandes associations évangéliques de
France, la Porte ouverte chrétienne.
"Contrairement à
ce que certains responsables politiques ont dit, nous n’avons pas
ignoré les règles de sécurité de base, car à l’époque il n’y en avait
pas encore", explique Nathalie Schnoebelen, la chargée de communication de la Porte ouverte.
Les
gestes barrières n’étaient pas encore recommandés par les autorités
sanitaires. Pendant ces cinq jours, les fidèles se sont donc salués, se
sont fait la bise, et se sont tenus par la main parfois en priant
pendant les célébrations.
Les autorités sanitaires laissent penser que tout est sous contrôle. Le 21 février, une note de la Direction générale de la Santé précise que "la zone à risque est la Chine et Singapour". L’épidémie n’a pas encore ravagé le nord de l’Italie.
"J'ai serré la main au président et je suis tombée malade le lendemain"
C’est
dans ce contexte que le 18 février, le président de la République
Emmanuel Macron vient passer plusieurs heures dans le quartier de
Bourtzwiller, à quelques centaines de mètres du rassemblement de
l’Eglise de la Porte ouverte. Les fidèles évangéliques sont en pleine
célébration. Mais dehors il y a foule et le président prend son temps. "J’ai compté, il a mis une heure quarante pour faire 100 mètres tellement il faisait de selfies et d’accolades", se souvient Patrick Genthon, le correspondant de Radio France à Mulhouse, présent sur les lieux.
Le
problème, c’est qu’une femme du quartier, qui n'est pas une fidèle
évangélique, se souvient avoir serré la main d'Emmanuel Macron la veille
du jour où elle est tombée malade. Elle l’a expliqué par téléphone au
docteur Patrick Vogt, médecin généraliste à Mulhouse, le 3 mars, alors
qu’il était en renfort au SAMU(...)
Il
y avait donc des gens dans l’entourage proche de Monsieur Macron qui
étaient en période d’incubation et qui sont tombés malades le lendemain !
A
partir du jeudi 20 février, deux jours après la visite présidentielle,
des participants du rassemblement vont consulter le docteur Vogt. "J’ai demandé à l’un d’eux si beaucoup de gens toussaient au rassemblement, et il m’a répondu 'oui, la plupart'".
Patrick Vogt lui-même tombe malade quelques jours plus tard. Dès le 1er
mars, l’Eglise évangélique est alertée par une fidèle qui est testée
positive ainsi que ses fils. Le pasteur Peterschmitt qui a organisé le
rassemblement compte 18 personnes testées positives au sein de sa
famille. L’Eglise alerte à son tour les autorités. S’en suit une enquête
sanitaire difficile, car aucun registre n'a été tenu lors du
rassemblement, c’est un événement gratuit et ouvert à tous. Il est donc
très difficile d’avoir les coordonnées des participants et de savoir
combien ont été contaminés.
Le virus se propage hors de Mulhouse
A
la fin de l’événement de Mulhouse, de nombreux fidèles contaminés par
le Covid-19 rentrent chez eux. Il se passe plusieurs jours avant
l’apparition des premiers symptômes. Pendant cette période d’incubation,
ces personnes vont, sans le savoir, transmettre le virus à leur
entourage. "Des femmes de ménage, de personnel d’Ehpad, d’écoles, d’ouvriers de chez Peugeot",
se souvient le docteur Vogt. C’est ainsi qu’une infirmière des Hôpitaux
universitaires de Strasbourg, présente au rassemblement, aurait été à
l’origine de la contamination de 250 collègues soignants, selon le
directeur général de l’Agence régionale de santé (ARS) Grand-Est.
Il
y a aussi le cas de ces trois retraitées corses présentes au
rassemblement qui ont introduit le virus dans la région d’Ajaccio. Elles
sont de retour le 24 février, et ne vont être testées positives que le 5
mars. Trop tard. Le 7 mars, on compte 11 cas à Ajaccio, puis 12
nouveaux cas le lendemain, et 10 encore le jours suivant. Au dernier
comptage, le 27 mars, l’ARS totalisait 263 personnes testées positives
au Covid-19 et 21 décès en milieu hospitalier, dans un contexte où les
tests ne sont plus effectués systématiquement. Selon un cadre de l’ARS
Grand Est, les retraitées de retour de Mulhouse sont à l’origine de
l’essentiel des contaminations relevées en Corse.
Une situation
identique aurait pu avoir lieu en Guyane. Une délégation de cinq
personnes emmenée par le pasteur évangélique Gilles Sax rentre de
Mulhouse le 25 février. Dès son arrivée, il ne se sent pas bien. "Je tremblais comme une feuille",
raconte-t-il aujourd’hui, guéri. Sur le moment, il ne fait pas le lien
avec l’épidémie de coronavirus. Après quelques jours, il se sent mieux
et participe à une messe puis à un repas. Lorsqu’il est diagnostiqué,
l’Agence régionale de santé de Guyane effectue des tests sur 80
personnes ayant été à son contact ainsi qu’à celui de ses quatre
compagnons de voyage. Tous les tests sont négatifs. Seul un enfant a été
contaminé, sans gravité.
Ma
plus grande joie c’est de ne pas avoir transmis cette maladie autour de
moi, On sait qu’il suffit d’une personne et ça part comme une traînée
de poudre.
D’autres
cas en lien avec Mulhouse ont essaimé partout en France : Orléans,
Besançon, Saint-Lô, Belfort, Dijon, Mâcon, Agen, Briançon, Paris,
provoquant des confinements et fermeture d’écoles. Aux alentours du 8
mars, lorsque les agences de santé communiquaient encore des détails sur
les nouveaux cas de contaminations au Covid-19, on ne recensait
pourtant qu’une centaine de cas liés au rassemblement de Mulhouse en
dehors du Grand-Est.
Des centaines de cas avérés non testés
Plusieurs
médecins estiment que ces chiffres sont en fait très loin de la
réalité. Parmi eux, le pasteur Jonathan Peterschmitt, médecin
généraliste à Mulhouse et pasteur de La Porte ouverte. Dès le dimanche 2
mars, une semaine après la fin du rassemblement, il remarque que
l’église - d’habitude pleine à craquer - est à moitié vide. Il fait
alors le lien avec le Covid-19 auquel plusieurs fidèles ont été dépistés
positifs la veille. Lui-même sera également testé positif le lendemain.
Il affirme aujourd’hui que ce ne sont pas une centaine de participants
qui ont été contaminés en février mais la quasi-totalité des fidèles
présents, soit environ 2 000 sur 2 500 personnes.
On
peut parler largement de la majorité des personnes présentes sur le
site qui étaient contaminées. Pourquoi ? A cause du nombre de personnes
qui, après coup, se sont révélées malades ou positives dans la foulée. J
Un
avis partagé par le docteur Patrick Vogt, le médecin généraliste de
Mulhouse. Il est de garde au SAMU, le 3 mars au soir. Dans la journée,
la préfecture et l’ARS Grand-Est ont publié un communiqué évoquant
"plusieurs cas" contaminés lors du rassemblement et appelant les
participants à se manifester auprès des autorités sanitaires. "On est passés de 500 appels habituellement à 1 000 appels, c’était du jamais vu. Les gens disaient tous la même chose : 'On est évangéliques, on était à la cérémonie, on est tombés malades, on espère qu’on n’a pas attrapé le corona !'". A minuit, il dit à la directrice de l’hôpital : "C’est incroyable, l’épidémie se déroule sous nos yeux", en lui montrant l’écran rouge d’appels.
Les jours suivant, le SAMU de Mulhouse reçoit "1 500 appels par jour, trois fois plus qu’en temps normal". Le médecin explique que les autorités ne prennent pas alors la mesure de la gravité de la situation :
La
communication n’a pas bougé le lendemain. Le préfet, droit dans ses
bottes, déclarait qu’on était en phase 2, que la situation était
maîtrisée, et qu’on avait 18 cas.
Le docteur lance alors l’alerte dans une interview au quotidien L'Alsace où il déclare que Mulhouse est le plus grand foyer de coronavirus de France : "On est passé en phase 3. Ce ne sont pas une vingtaine de cas avérés mais sans doute des centaines qui ne sont pas testés".
Le jour-même, le directeur général de la Santé, Jérôme Salomon
reconnaît que le virus circule activement dans plusieurs territoires,
dont le Haut-Rhin et le Bas-Rhin.
Aujourd’hui, le docteur Vogt n’a
pas de mots assez forts pour qualifier la gestion de la crise après ce
rassemblement évangélique : "Ils n’ont mis aucun système de veille,
d’anticipation. Le système de détection n’a pas fonctionné. C’est de
l’insouciance, de l’incompétence". Contactée, la préfecture n’a pas souhaité répondre à nos sollicitations.
"Une bombe atomique nous tombe dessus"
Le
directeur général de l’ARS Grand-Est, Christophe Lannelongue, a accepté
de son côté de revenir sur l’origine de l’épidémie à Mulhouse pour la
Cellule investigation de Radio France. C’est "une espèce de bombe
atomique qui nous est tombée dessus fin février et qu’on n’a pas vue,
dit-il. Après le 21 février (fin du rassemblement de Mulhouse, ndlr) des
centaines de malades s’ignorent car ils sont très peu symptomatiques", explique-t-il..
"On loupe un point majeur le 29 février", reconnaît Christophe Lannelongue. Il évoque le cas d’une femme testée positive avec ses deux enfants à Strasbourg. Elle
ne revient pas d’une zone à risque telle que la Chine ou l’Italie du
nord. Déjà malade, la patiente alsacienne ne s’est pas rendue au
rassemblement de Mulhouse. Mais ses deux enfants y ont participé avec
leurs grands-parents. Cette information ne fait pas l’objet d’un
approfondissement lors de l’enquête, qui reste centrée sur la mère et
l’origine de sa contamination. Les enfants ont pu introduire le Covid-19
au sein du rassemblement évangélique. Mais il est impossible d’être
catégorique.
Quand le lien est fait, il est déjà trop tard
Les
autorités du Grand-Est comprennent ce qui se passe deux jours plus
tard, le 2 mars, quand elles sont alertées par leurs collègues
d’Occitanie. Un habitant de Nîmes, testé positif au Covid-19, explique
qu’il revenait en voiture de la semaine de prière de Mulhouse. Depuis le
rassemblement, il n’a fréquenté quasiment personne. "Il ne s’est arrêté qu’une seule fois sur l’autoroute pour acheter un sandwich, détaille le directeur de l’ARS Grand-Est. Il vit par ailleurs seul."
C’est à ce moment-là que le lien se fait et que les enquêteurs du Grand-Est comprennent. "Eurêka, c’est le rassemblement de la Porte ouverte chrétienne de Mulhouse !", s’exclame Christophe Lannelongue. "Dans la journée, on prend contact avec la Porte ouverte qui a organisé la semaine de prière, poursuit-il.
Ils
nous disent qu’ils ne tiennent pas de listings. Donc on décide de
communiquer largement auprès des personnes qui ont fréquenté l’Eglise.
Mais c’est déjà trop tard. "Des malades commencent à arriver dans un état grave, se souvient le cadre. Dans un monde idéal, il aurait fallu aller vers un confinement de masse dès la réception de l’alerte d’Occitanie." A ce moment-là, le coronavirus est un problème "asiatique", l’Italie "n’est pas encore devenue un foyer de la maladie", poursuit-il.
Des cas dès janvier ?
Quant
à savoir qui le premier a infecté les autres, comme en Lombardie, le
directeur de l’ARS Grand-Est estime plausible qu’à Mulhouse, avant même
l’événement évangélique, des personnes contaminées aient pu diffuser le
coronavirus, et que le rassemblement ait ensuite amplifié sa
propagation. Le docteur Jonathan Peterschmitt se souvient effectivement
avoir reçu dès janvier un patient qui avait le symptôme-type du
coronavirus: "Il avait perdu l’odorat et le goût".
Trois autres patients avaient une très grosse grippe. "Le
31 janvier, j’ai fait hospitaliser une jeune femme qui avait les
symptômes d’une pneumopathie. Elle n’était pas affiliée à l’Eglise
évangélique", raconte-t-il. "C’est tout à fait possible, confirme le docteur Vogt, car on est nombreux à avoir reçu des patients qui avaient des syndromes grippaux qui pouvaient être des cas de Covid-19. Mais ils ont dû passer au travers des mailles du filet car on ne faisait pas de tests à l’époque."
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