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mercredi 15 avril 2020

« Au Maroc, le Covid-19 a fait sauter la crainte de faire passer le religieux au second plan »



TRIBUNE.

Devant une mosquée fermée à Rabat, fin mars, après l’instauration du confinement et de l’état d’urgence sanitaire par les autorités marocaines pour lutter contre la propagation du coronavirus. (Mosa'ab Elshamy/AP/SIPA) 

Mohammed Ennaji, historien et sociologue, analyse pour « l’Obs » l’impact du coronavirus dans le pays, où il s’est traduit, fait inédit et historique, par la fermeture des mosquées.


 Les mosquées fermées ! Depuis l’instauration du confinement et de l’état de siège sanitaire, le Maroc a vu ses mosquées non seulement vides mais fermées d’autorité. C’est un événement inédit, historique.
Sous l’angle de la modernité, on pourrait dire, quitte à être un peu provoquant, qu’au Maroc le Covid-19 n’a pas eu que des aspects négatifs. Comme une sorte de suspension du temps religieux, provisoire certes, mais peut-être porteuse de la promesse d’un Etat laïque…

La prière et l’épidémie

Il faut remonter un peu dans notre histoire pour comprendre la portée de cette décision historique. Comme d’autres pays arabes, le Maroc a connu avant le XXe siècle des périodes très dures de famine et d’épidémie, qui ont profondément marqué le paysage et les mentalités. Affamées et malades, les populations, dont une partie agonisait et mourait, n’avaient d’autre recours face à la pénurie chronique, à l’absence de médecine et à l’extrême faiblesse de l’Etat, que de prier le ciel à genoux. Le territoire était jalonné de sanctuaires, il revenait aux saints d’intercéder auprès d’Allah pour la sauvegarde des personnes et de leurs âmes le jour du jugement dernier. Cet état de choses s’est prolongé tard dans les représentations, on en retrouve des vestiges de nos jours. C’est ainsi que lors des grandes sécheresses, on supplie Allah comme jadis, avec des prières rogatoires conduites au nom du Commandeur des croyants, le Roi.
Ainsi la prière n’est pas seulement une recherche de la paix dans l’exercice de la foi, elle est aussi un rouage capital dans la gestion de la société face aux crises. En dehors de celles-ci, et dans la durée, la prière est un élément fondamental du lien social. Lieu de rencontre, de proximité, de partage, de régulation, la mosquée réunit les croyants quel que soit leur niveau de fortune, elle les convainc de leur égalité dans la foi. Elle joue ainsi le rôle de tampon, d’amortisseur social, horizontalement et verticalement. Elle est un nœud d’unification du territoire et de la société. Chaque quartier a sa mosquée, chaque ville en a plusieurs pour regrouper les fidèles, plus massivement encore les vendredis et les jours des fêtes religieuses.
La mosquée est aussi un espace privilégié d’exercice du pouvoir, et de consolidation de sa relation avec la société. Le prêche vante l’action du Prince et fait sa louange. La mosquée est un espace d’allégeance ininterrompue où la nature divine de la monarchie est réaffirmée.
Aussi les autorités veillent-elles scrupuleusement sur ce lieu politiquement sensible. C’est tout un ministère « bien pourvu » qui le gère, qui en nomme les imams et en rédige les prêches. La mosquée est un espace surveillé, de crainte que les islamistes ne l’utilisent pour répandre leur discours et embrigader les croyants contre l’autorité.
Ce lieu « explosif » est donc un enjeu auquel les acteurs politiques prêtent la plus grande attention et que le pouvoir en place doit administrer avec précaution. Tout décret le concernant devrait se faire après consultation des théologiens musulmans familiers de la tradition islamique et l’intervention d’une fatwa ou décret respectueux du sacré.
La mosquée est la maison de Dieu, bayt Allah, elle est ouverte aux croyants qui viennent le prier et le solliciter. Elle est donc faite pour être ouverte et non fermée, et plus encore dans les moments difficiles.

Lire l'article : https://www.msn.com/fr-fr/news/monde/tribune-c2-ab-au-maroc-le-covid-19-a-fait-sauter...

La place du religieux remise en cause

Et voilà qu’avec le Covid-19, le pouvoir décrète la fermeture des mosquées et l’interdiction des prières collectives comme dans d’autres pays musulmans. L’interdiction n’a pas fait grand débat au Maroc. Il y a eu d’abord une résistance passive, des fidèles se sont regroupés devant des mosquées fermées pour faire leur prière, mais, très vite, les forces de l’ordre y ont mis un terme. Il y a eu une condamnation fracassante de la décision par un salafiste notoire, ce qui lui a valu d’être mis en garde à vue pour être jugé. Puis il y a eu quelques manifestations nocturnes dans certaines villes, organisées par des groupes désignés par la rumeur comme daéchiens, qui appelaient à Dieu pour guérir le pays du mal. Les choses se sont arrêtées là. La décision a été, en fin de compte, dûment acceptée par la majorité de la population qui en a compris la portée et le bénéfice à en tirer face à l’épidémie.
Malgré le recours classique à l’autorité des théologiens, les oulémas, en vue d’une fatwa pour justifier « religieusement » la fermeture des mosquées, la décision, due à l’intervention du politique, ne porte pas moins une charge laïque. Celle-ci relève évidemment du non-dit, consciemment ou inconsciemment. Le religieux en sort bousculé, remis en cause quant à sa domination dans les décisions se rapportant au sacré et à la charia.
En effet, jusque-là, dans les représentations comme dans le discours des oulémas, le recours à Allah, notamment dans les prières collectives, était le remède incontournable contre le mal. Le mal, dans ces représentations, trouvait son origine dans les péchés commis par les hommes sous la baguette de Satan. La présente épidémie serait ainsi une punition des dérives et des vices qui auraient envahi la société musulmane, telles la prostitution et l’homosexualité, comme l’affirment encore quelques salafistes radicaux. La prière ne peut conforter le mal, elle permet d’en guérir !
La décision de fermer les mosquées apparaît donc, indirectement, comme une reconnaissance du fait que le religieux ne peut plus être revendiqué comme l’outil approprié de la lutte contre les fléaux qui ne seraient pas dus à la colère divine. Le rôle dominant du religieux s’expliquait jadis par la place réduite qui revenait à l’instance économique, et à une culture réduite au culte. Le danger que représente le Covid-19 à différents égards, notamment par ses répercussions sur l’économie nationale et sur l’emploi, a fait sauter la crainte de fermer les lieux de culte. Et ainsi, il fait passer le religieux au second plan.




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